Par Jean-Pierre Mbelu
Vivre dans un pays où les millions de dollars sont détournés au quotidien face aux populations appauvries anthropologiquement et ne pas crier comme Gloria Sengha que « tolembi pasi » pourrait être interprété comme non-assistance à un peuple en danger. Arrêter Gloria Sengha et la garder au secret, qu’est-ce que cela signifie ? Cela peut être la manifestation d’une volonté d’étouffer « le cri des opprimés » dans un pays où des sommes immenses d’argent sont détournées et où la corruption est devenue endémique pour le plus grand bien d’une oligarchie ploutocratique et particratite (aux affaires) soucieuse de faire main basse sur la richesse collective en servant les artisans et les partisans de l’implosion et de la balkanisation du pays ? Gloria Sengha est en train de faire ses premiers pas en politique. Ne serait-il pas préférable que cette opportunité lui soit offerte sans atermoiement ?
« Tolembi pasi »
Il y a quelques semaines, Gloria Sengha a publié une vidéo dont le leitmotiv était « Tolembi pasi ». Elle disait à une haute et audible voix ce que plusieurs compatriotes vivent comme un cauchemar : manque d’eau, de courant, de nourriture, de salaire digne, chômage indescriptible, transport pasi, kolia pasi, kolala pasi, nyonso pasi. Lorsque Gloria Sengha soutenait publiquement que « tolembi pasi », elle exprimait une vérité banale de la vie quotidienne de ses compatriotes.
Ne pas répondre aux questions essentielles des Kongolais(es) dans un « Etat-raté-manqué » signifie, entre autres, favoriser, contre vents et marées, la création d’un front populaire interne pour que les populations appauvries anthropologiquement participent de la balkanisation et de l’implosion du Kongo-Kinshasa.
Néanmoins, elle ne mentionnait pas dans sa dénonciation que le pays est en guerre et qu’il est géré comme un « Etat-raté-manqué »[1]. C’est-à-dire qu’après trois décennies de guerre, « l’Etat » kongolais (ou ce qu’il en reste) est réduit à sa plus simple expression. Il peut avoir des institutions, mais celles-ci sont vides de sens dans la mesure où elles sont incapables de répondre aux besoins essentiels des populations kongolaises dans leur immense majorité. (Sans une compréhension différente de la politique comme gestion tradicratique du pouvoir assumant la pyramide hiérarchique renversée avec « le peuple d’abord » organisé à partir des communautés citoyennes de la base comme acteur majeur, rien ne changera. « Le fondamentalisme démocratique » a échoué.)
En fait, cette guerre raciste de prédation et de basse intensité avait cela comme l’un de ses objectifs majeurs. Malheureusement, plusieurs compatriotes refusant de s’informer aux bonnes sources, de lire et d’engager des débats rationnels et raisonnables ne tirent pas toutes les conséquences possibles et imaginables de cette guerre perpétuelle.
Ne pas répondre aux questions essentielles des Kongolais(es) dans un « Etat-raté-manqué » signifie, entre autres, favoriser, contre vents et marées, la création d’un front populaire interne pour que les populations appauvries anthropologiquement participent de la balkanisation et de l’implosion du Kongo-Kinshasa. Vouloir maîtriser ce front populaire interne pendant que les négriers des temps modernes commis à la gestion de « l’Etat-raté-manqué » pille les caisses est une peine perdue. Cela d’autant plus qu’ils se laissent flatter par des fanatiques, des thuriféraires et des applaudisseurs niant cette réalité entretenue par une oligarchie ploutocrate et particratite manducrate. C’est jouer avec une bombe qui finira par éclater à la figure de cette ploutocratie aveuglée par ses privilèges et son hédonisme consumériste et plongée dans un mensonge nihilisant.
Mettre au secret l’une de nos filles pendant que les filles et les fils de cette ploutocratie n’a pas honte d’exhiber leur héritage mal acquis est une insulte à l’intelligence collective kongolaise.
La remarque de Bénédicte Ndjoko
Cela étant, Bénédicte Ndjoko mène une petite réflexion interpellante lorsqu’elle écrit ce qui suit : « La mise au secret de Gloria Sengha met en lumière un problème récurant des mouvements congolais. La tête disparaît et il n’y a plus de mouvement. Ceci veut dire que les structures sont très hiérarchiques, que le collectif n’est pas à l’ordre du jour. Si ça avait été le cas, le mouvement « tolembi pasi » aurait dû défiler le 20 mai et profiter de ce fait pour encore plus médiatiser cet enlèvement extra-judiciaire. »
La mise au secret de Gloria Sengha dit cette misère kongolaise. Elle est décourageante pour les plus audacieux d’entre les Kongolais. A quoi servirait-il de s’engager dans une lutte d’émancipation politique et souverainiste sans un appui sûr d’une masse critique décidée à lutter sur le temps long ? Elle interpelle les Kongolais(es) et les invite à constituer un leadership collectif avec des « primi inter pares » interchangeables.
La mise au secret de Gloria Sengha dit cette misère kongolaise. Elle est décourageante pour les plus audacieux d’entre les Kongolais. A quoi servirait-il de s’engager dans une lutte d’émancipation politique et souverainiste sans un appui sûr d’une masse critique décidée à lutter sur le temps long ? Elle interpelle les Kongolais(es) et les invite à constituer un leadership collectif avec des « primi inter pares » interchangeables. Le culte du chef et de la personnalité est une lutte menée négativement contre l’émergence de ce leadership indispensable à l’émergence d’un Kongo différent.
Gloria Sengha est encore trop jeune pour qu’elle soit enfermée dans un endroit secret. Si elle a commis des fautes ou des erreurs, qu’elle ait droit à un procès public afin qu’elle puisse présenter ses moyens de défense. Ne pas comprendre que la majorité des Kongolais(es) soutient, comme Gloria Sengha, que « balembi pasi » serait faire le jeu des ennemis du pays tenant à la naissance du front populaire interne soutenant, à tort, le processus de l’implosion et de la balkanisation du pays. Aller vers les populations kongolaises pour leur expliquer ce que coûte la guerre et arrêter les jouisseurs de « l’Etat-raté-manqué », cela serait plus parlant que l’arrestation d’une jeune politicienne.
Une petite conclusion
Les arrestations des compatriotes dénonçant la misère anthropologique kongolaise ne peut pas être une solution au bâtissement d’un pays plus beau qu’avant. A moins qu’ils n’aient commis des erreurs suicidaires pour le pays, ces compatriotes disent l’urgence qu’il y a pour créer des lieux de la production de l’intelligence collective critique indispensable à la cohésion nationale et au conflit maîtrisé.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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[1] Lire J.-P. MBELU, La fabrique d »un Etat raté. Essais sur le politique, la corruption morale & la gestion de la barbarie, Paris, Congo Lobi Lelo, 2021.