Par Didier Mumengi*
De mon point de vue, l’analogie entre Patrice Lumumba et Laurent-Désiré Kabila se noue avant tout dans les trois axiomes ci-après : l’indépendance nationale, l’unité et l’autodétermination du peuple congolais, et enfin le panafricanisme.
En effet, ce point commun entre ces deux héros congolais peut se résumer en deux citations tirées de l’art oratoire et scripturaire de Lumumba.
La première remonte à son premier meeting à Léopoldville, le 29 décembre 1958. Il dit : « Nous voulons nous libérer pour collaborer avec la Belgique dans la liberté, l’égalité et la dignité. C’est un droit fondamental, naturel et sacré qu’aucune puissance ne peut nous arracher. Cette collaboration n’est pas possible dans des rapports de sujétion et de subordination ».
La deuxième citation, c’est dans son dernier message enregistré dans la prison de Thysville – aujourd’hui Mbanza-Ngungu -, avant d’être expédié au Katanga, le 8 janvier 1961. Lumumba y dit : « Nous savons très bien que l’on ne construit rien de durable dans la haine et la rancune. Et nous devons combattre jusqu’aux racines la haine tribale et le racisme qui représentent des obstacles aux relations entre les hommes et les peuples. Notre programme politique a toujours été : le Congo aux Congolais et la gestion du Congo par les Congolais, aidés par les techniciens qui sont disposés à servir le pays et ce, quelle que soit leur nationalité ».
Quand l’histoire rapproche les deux hommes ?
C’est sur le sentier balisé par ces paroles que Laurent-Désiré Kabila a marché, lui qui aimait répéter à souhait : « ces deux messages ont toujours constitué les fondements déterminants de mon catéchisme politique… »
L’histoire, elle aussi, rapproche les deux hommes. Il y a d’abord la proximité de la date de leurs assassinats : le 17 janvier pour Lumumba, le 16 janvier pour Kabila. Ensuite, ce sont les difficultés auxquelles ils se sont heurtés dès le début de leur accession à l’exercice du pouvoir d’Etat. À peine Lumumba a-t-il prêté serment comme Premier ministre, le 30 juin 1960, que le 11 juillet 1960, le Katanga décrète la sécession. Un mois plus tard, le 9 août 1960, Albert Kalonji proclame l’Etat indépendant du Kasaï ; et le Congo amorça sa descente aux enfers ! L’histoire se répétera avec Mzee Laurent Désiré Kabila : il accède au pouvoir en mai 1997 et le 2 août 1998 commence la guerre d’agression menée par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi.
J’ai toujours en mémoire la leçon qu’avait tirée Mzee Laurent-Désiré Kabila de cet inqualifiable évènement. Le 3 août 1998, lors d’une réunion où nous affutions les dispositifs de la résistance nationale, Mzee Kabila déclara : « il y a comme une sorte de décret mondial qui interdit à l’élite congolaise d’aimer le Congo, d’être patriote et de se dévouer pour le bien-être des Congolais. Seuls les dirigeants congolais qui trahissent leur pays et qui le livrent aux appétits prédateurs de l’étranger ont droit à la reconnaissance, à l’amitié et à l’assistance des puissances de ce monde ».
Ce que Laurent Désiré Kabila présentait comme l’héritage spirituel et idéologique de Lumumba à l’élite politique congolaise, est le dernier point d’intersection entre ces deux personnages. Au cours d’une tournée de pacification du pays menée en juillet 1960 avec le Président Kasa-Vubu, il évoquait Lumumba en rappelant notamment sa déclaration : « soyons capables de grandeur à la hauteur de la grandeur du Congo et de ses grands problèmes ». En résumé, sur le plan idéologique : l’amour du Congo, le nationalisme et le panafricanisme, tels sont les points d’intersection entre les deux hommes.
En-deçà de tous ces points de convergence idéologique, un trait de caractère leur était commun. C’est leur intégrité morale qui a engendré pour l’un comme pour l’autre, la notion de « gouvernance intègre ». En effet, Mzee Laurent Désiré Kabila ne s’est pas enrichi au pouvoir. Il est mort pauvre, sans maison, sans compte en banque…
Je me rappelle que, le 2 janvier 2001, quelques jours avant sa mort, Mzee LaurentDésiré Kabila avait réuni ses ministres. Posant le montant de son salaire sur la table, il leur déclara : « vous allez vous partager tout ce que j’ai, cet argent, mon salaire et mes économies… » Et il conclut : « je veux partir léger ». Rares étaient ceux qui comprirent ce geste. Et il fut assassiné deux semaines plus tard.
Quel est le bilan « lumumbiste » de Mzee Kabila ?
Que peut-on dresser comme bilan « lumumbiste » de Mzee Kabila à la tête de la République Démocratique du Congo ? Beaucoup s’en rendent à peine compte ! Mzee Laurent-Désiré Kabila a réhabilité le drapeau de Lumumba. Il a restauré l’hymne national de 1960 : « Debout Congolais ». Il a rétabli le nom originel : « Congo », abandonnant ainsi le « Zaïre », volonté d’un homme, Mobutu.
Au soir du 30 juin 1998, jour de l’introduction du « Franc Congolais », Mzee Laurent Désiré Kabila m’avait fait cette confidence : « Ils avaient assassiné Lumumba pour mettre le destin du Congo à l’envers ; je l’ai remis à l’endroit. Il ne me reste qu’une chose : réaliser la volonté prématurément interrompue de Lumumba, celle de refaire l’honneur du Congo en faisant le bonheur des Congolais ».
Sur le plan de la gouvernance du pays qu’il voulait vouée au salut du peuple, il avait intimé un ordre ferme : à la fin de chaque mois, les fonctionnaires de l’Etat, les militaires, les policiers et les enseignants devaient être les premiers à être payés, les ministres en dernier lieu. C’est dans cet esprit que Mzee Laurent Désiré Kabila entreprit de développer une conception africaine et congolaise de la « démocratie participative et directe », où l’autodétermination populaire était appelée à s’exprimer et se manifester au travers du principe de « l’auto-prise en charge à la base » des populations au niveau de leurs rues, de leurs quartiers et de leurs villages.
À cette fin, il créa les « Comités du Pouvoir Populaire », des organisations de base dont les membres se mobilisaient pour résoudre, par leurs propres moyens d’abord, les problèmes qui se posaient dans leur quotidien. Aussi parlait-il de « Re-démocratisation du Congo », en revisitant les versions de ce que l’on qualifiait à partir des années 1960, de « socialisme africain » initié par les pères des indépendances africaines, notamment : Senghor, Nyerere, Bourguiba. Mais en même temps, Mzee voulait forger une version revue et remaniée du socialisme de Nkrumah et de Cabral, qui avaient intellectuellement assumé l’inspiration marxiste-léniniste de leur orientation politique. Et enfin, il voulait éviter ce que Sékou Touré avait mis en mouvement en se servant du socialisme pour implémenter l’exercice d’un pouvoir tyrannique. Les « Comités du Pouvoir Populaire », disait-il, s’inspirent de la palabre traditionnelle congolaise, dont on n’a pas encore exploité toutes les vertus pour l’organisation et la conduite des institutions de l’État.
De l’indépendance à nos jours, renchérissait-il, l’exercice du pouvoir d’Etat reste essentiellement fondé sur la recherche de la conformité du système de gouvernance nationale à la prétendue rationalité politique, technique et économique occidentale, en vertu de ce qui est présenté aux Africains comme universalité des théories et des principes d’organisation institutionnelle des Etats. Or, regrettait-il, les échecs enregistrés de gouvernance des pays africains depuis les indépendances, montrent l’inadaptation de cette approche occidentaliste de la démocratie au contexte africain.
Le cas des comités du pouvoir populaire
Nous devons, affirmait-il les dents serrés, avoir le courage de porter un projet épistémologique et méthodologique de re-démocratisation du Congo et de reformulation conceptuelle de la gouvernance de notre pays, en ressuscitant, en recyclant et en réactualisant le concept de la palabre africaine.
C’est cela les « Comités du Pouvoir Populaire ». La palabre, expliquait-il, c’est un système de prise de décision collégiale où chaque échelon social est une « juridiction du débat populaire », ouverte à tous les membres de la communauté d’un village, d’un quartier ou même d’une rue. Les décisions prises partent de la base et remontent au sommet pour validation par le chef. Celui-ci décide en dernier ressort, mais sa décision est essentiellement symbolique, parce qu’il doit avaliser, en quelque sorte, le consensus de la palabre et ordonner la phase de l’exécution.
Le processus est lent parce qu’il nécessite de longs échanges des points de vue, mais la décision qui en résulte porte immanquablement le sceau des solutions concrètes et pratiques aux problèmes qui se posent dans le vécu quotidien des populations. Difficile de ne pas y apercevoir toute la quintessence du concept de « brainstorming » ou de « l’intelligence collective »…
Autant la palabre sustente une vive conscience des liens unissant les acteurs d’un écosystème social cohésif et équilibré, autant les « Comités du Pouvoir Populaire » avaient mission d’exhorter le peuple à prendre conscience de ses problèmes, à interroger ses propres capacités à résoudre lesdits problèmes, à donner priorité aux objectifs concrets, immédiats, définis non pas par des valeurs générales, mais par des situations concrètes, en développant l’esprit de corps à la base, au travers d’un dialogue ininterrompu entre citoyens ayant en partage la même rue, le même quartier ou le même village.
Telle est toute l’essence de la doxa si chère à Mzee : « l’auto-prise en charge à la base ». Quelle fut ma surprise d’entendre Mzee comparer les « Comités du Pouvoir Populaire » non pas à un type d’organisation sociétale d’inspiration maoïste ou communiste, mais plutôt au « Ringisei » japonais ! Eh oui, c’est de la bouche de Mzee que j’ai entendu pour la toute première fois ce vocable japonais : « ringisei ». Le ringisei tire sa racine conceptuelle du désir culturel japonais d’harmonie entre les gens au travail comme dans la vie sociale. C’est la palabre à la japonaise où les projets sont d’abord débattus par les représentants des échelons inférieurs et ne parviennent aux niveaux supérieurs qu’une fois un consensus est atteint.
Jugez par vous-mêmes : les « Comités du Pouvoir Populaire » n’étaient donc absolument pas une idée à l’emporte-pièce, pensée sur la base de préjugés non questionnés, sans méthode, n’obéissant à aucune finalité particulière. A travers les « Comités du Pouvoir Populaire », Mzee esquissait les bases d’une nouvelle république, après avoir su percevoir les aspirations les plus profondes de la société congolaise.
Quelles ont été les actions sociales du Mzee ?
Sur le plan social, il a instauré le « Service National » par lequel des jeunes de toutes les ethnies étaient brassées, apprenaient les quatre langues du pays et devaient travailler ensemble sur des projets agricoles. Il avait un rêve : enrôler dix millions de jeunes dans le « Service National » pour réaliser l’autosuffisance alimentaire nationale endéans trois ans.
Nous sommes le 26 novembre 1999. Un vendredi. Mzee me convoque à 22h30. D’un air très pensif, il me dit : « Prends note fiston ! Demain 27 novembre, je veux que le jour de mon anniversaire soit l’accomplissement d’une idée, d’un projet… Cette idée procède d’un rêve. Et ce rêve doit devenir une décision, demain 27 novembre 1999. Cette décision, c’est le déclenchement de la croisade contre la faim, la malnutrition et la misère. Demain, nous devons commencer à asseoir les conditions nécessaires pour que chaque Congolais puisse manger convenablement trois fois par jour, et tous les jours, car la toute première raison d’être de notre gouvernement est la guerre contre la faim, la malnutrition et la misère… Demain, nous allons créer les cantines populaires ».
« Notes bien ceci, insistait-il : Après 6 mois de mise en pratique des cantines populaires, nous allons élaborer une Loi relative à la sécurité alimentaire nationale… Cette Loi devra consigner les trois principes fondamentaux ci-après :
- L’alimentation adéquate et saine reconnue comme droit de chaque citoyen congolais et obligation de l’État ;
- La souveraineté nutritionnelle et la sécurité alimentaire reconnues comme première raison d’être du Gouvernement de la République et fondement stratégique du développement socio-économique du pays ;
- Le renforcement du rôle régulateur de l’État, qui doit placer la protection du droit de chaque Congolais à la sécurité alimentaire au-dessus des intérêts du marché et de la spéculation tant financière qu’économique. »
« La particularité de cette loi, conclut-il, sera la création du Haut Conseil National de la sécurité alimentaire nationale… Ce grand organisme aura la gigantesque mission de gérer le Service National, les Cantines Populaires et les Réserves Stratégiques Générales ». Le Service National, les Cantines Populaires et les Réserves Stratégiques Générales s’inscrivaient dans une rupture paradigmatique de la manière de gouverner le Congo, fondée sur la construction sociale d’un système public de production vivrière autodéterminée, de sécurité alimentaire pour tous les citoyens et d’autosuffisance nutritionnelle nationale.
Nombreux ont été et sont encore ceux qui posent l’étiquette de « communisme » à ces contenus socio-organisationnels du concept de « nationalisme économique ». Je me rappelle qu’en mars 1998, à l’occasion d’un sommet africain, il avait rencontré en Ouganda le président Bill Clinton. S’adressant à Mzee Kabila, le Président américain qui se souvenait de Mobutu, fidèle allié des Etats-Unis du temps de la guerre froide, avait dit : « On vous présente comme un leader communiste… Mais comment peut-on encore croire au communisme en 1998 » ? Mzee Kabila avait répondu : « Tout comme Lumumba, je ne suis pas communiste, et comme Lumumba, je suis avant tout un patriote. J’aime le Congo comme vous aimez les Etats-Unis d’Amérique et j’ai décidé de me dévouer pour le bien-vivre des Congolais au péril de ma vie. Je ne supporte pas de voir que l’un des pays les plus riches du monde abrite le peuple le plus pauvre du monde ».
Mzee, incompris ?
Si la vérité sur Patrice Emery Lumumba, cet homme hors norme, se dérobe toujours à l’analyse, bien que chaque 17 janvier de l’année le pays communie comme un seul homme dans l’hommage au Héros National, soixante ans après sa mort, il reste dans la conscience populaire la figure symbolique de l’homme qui a mené le pays à l’indépendance, lui a redonné sa liberté, sa fierté et son honneur, a voulu proposer un mode original de développement du pays.
Nombreux aussi sont ceux qui croient que sa condamnation à mort et son exécution démoniaque constituaient en ellesmêmes l’enterrement de ces idéaux. Comment ne pas reconnaître, à l’aune de ce qui est dit plus haut, que Mzee Laurent Désiré Kabila a incarné aussi bien une réelle volonté de résurrection de Lumumba que la matérialisation des idées du principal Père de notre indépendance nationale !
La plus belle expression de reconnaissance et de gratitude que le peuple congolais avait témoignée à Mzee Laurent-Désiré Kabila fut le jour de ses obsèques ! Comment faut-il interpréter cet événement inédit et sans précédent, où des milliers de Congolais suivaient en larmes le cortège funèbre de LaurentDésiré Kabila, si ce n’est la plus éloquente expression du choc national de cette disparition et de la douleur absolue qu’elle provoqua dans le pays ? Au-delà de tout, le plus grand point commun entre Patrice Emery Lumumba et Mzee Laurent-Désiré Kabila est qu’ils ont été et demeurent jusqu’à ce jour incompris ! Ainsi, ils ont été tous les deux aussi bien victimes d’un lynchage médiatique international sans précédent que d’un dénigrement systématique de la part de leurs propres compatriotes hommes politiques.
Le 22 mars 1959, dans un discours à l’Université d’Ibadan, au Nigéria, Lumumba avait lui-même expliqué ce phénomène troublant : « Ces divisions sur lesquelles se sont toujours appuyées les puissances coloniales pour mieux asseoir leur domination, ont largement contribué, et elles contribuent encore, au suicide de l’Afrique. (…) Plus nous serons unis, mieux nous résisterons à l’oppression, à la corruption et aux manœuvres de division auxquelles se livrent les spécialistes de la politique du « diviser pour régner ». Qu’il s’agisse de Lumumba ou de Laurent-Désiré Kabila, il y a eu manifestement une volonté internationale délibérée de les empêcher de gouverner en toute liberté, comme si le monde avait peur que le grand Congo, au cœur de l’Afrique, soit dirigé par des intellectuels, par des nationalistes, par des visionnaires, par des patriotes probes et engagés. Les voisins du Congo partagent la même crainte.
Aujourd’hui, tous nos voisins parient sur la faiblesse du Congo, pour se servir de nos ressources stratégiques en vue d’assurer leur propre décollage économique. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sans le sentiment poignant d’une injustice du destin que je me permets de dire : Lumumba a allumé et Mzee Kabila a rallumé la flamme de l’autodétermination nationaliste et du volontarisme patriotique. Par une conscience historique que nous devons entretenir, faisons en sorte que ce legacy ne s’éteigne jamais.
Didier Mumengi
*Ministre de l’information et de la presse ainsi que porte-parole du Gouvernement de Laurent-Désiré Kabila (1998-2001)