Par Bénédicte Kumbi Ndjoko
Dans les espaces étrangers que nous avons peuplés ou sur le continent, la question d’une élimination réussie sera toujours à l’ordre du jour si nous n’intégrons pas le fait que nous sommes des survivants, donc une force, et que c’est de l’Afrique que le vent de l’imposition du respect doit partir.
2 avril 2015, l’avion s’était posé à JFK depuis plus d’une heure. Le taxi qui nous menait à notre hôtel s’était engagé sur Williamsburg Bridge, alors que les enfants ne cessaient de montrer bruyamment leur excitation face aux promesses de gigantisme. Il était évident que nous étions loin de Genève. Quant à moi, j’étais heureuse d’arriver à New-York en fin de journée, je retrouvais la ville à l’heure où je l’aimais le plus, au moment où la lumière rasante tente d’immobiliser les énergies bouillonnantes et révèle à l’oeil les verticalités.
Dans ce moment suspendu, je nous voyais quitter Brooklyn, aller à l’assaut de Manhattan, ignorer le fait qu’elle avait l’air d’une has been depuis que l’autre côté de l’East River avait bénéficié, comme elle, de la même politique de pacification et était devenu la nouvelle terre promise des agents immobiliers et des hipsters. Je n’avais cependant pas imaginé un seul instant, alors que nos regards étaient happés par les lumières du Chrysler Building à la nuit tombée, je n’avais pas imaginé que durant notre séjour Walter Scott allait être exécuté.
Ferguson, le Congo et les corps noirs
Huit balles. 2,7 secondes. Des chiffres qui mettent fin à une vie. L’horreur que procurait cette exécution ne pouvait être saisie que dans le temps long : un corps, hier encore enchaîné, contraint dans la cale d’un bateau, flétri parmi la multitude de corps peuplant notre monde, essayait d’échapper à la sémiotique cutanée imposée en dehors de lui. Celle qui donnait voie et autorité à un type particulier de violence qui s’exerçait sur lui. Il en était ainsi aux Etats-Unis des corps de George Stinney 14 ans condamné à la chaise électrique et tué le 16 juin 1944, de Emmet Till battu à mort puis lynché le 28 août 1955, des corps d’Addie Mae Collins, Carole Robertson, Cynthia Wesley et Denise McNai tuées le 15 septembre 1963 à Birmingham-Alabama, de Rick ‘’Tiger’’ Downdell tué le 16 juillet 1970, de Yusef Hawkins tué le 23 août 1989, de Treyvon Martin tué le 26 février 2012, de Eric Garner tué le 17 juillet 2014, de Michael Brown tué le 9 août 2014, de Tamir Rice tué le 22 novembre 2014, de Sandra Bland tuée le 13 juillet 2015, de Philando Castile tué le 6 juillet 2016 ; et six ans après la mort de Walter Scott, après d’autres éliminations, George Floyd venait d’être assassiné par étouffement, encore une fois sous nos yeux.
Un an avant la mort de Walter Scott, au moment où Ferguson était en colère, que les jeunes noirs descendaient dans la rue pour protester contre la mise à mort de Mike Brown et contre les violences policières à l’endroit des corps noirs, au moment où la révolution technologique, le smartphone, nous montrait ce qui n’avait en fait jamais cessé d’être, au moment où Obama répondait à cette jeunesse qu’il fallait remonter leur pantalon et s’exprimer de manière plus policée pour éviter ‘’les ennuis’’, j’écrivais ‘’Why Ferguson is the Congo ?’’.
Il y avait chez moi, le sentiment qu’il existait une économie organisatrice de ces violences, aux Etats-Unis comme en Afrique et qui se déployait de manière masquée mais dont l’issue était, à terme, fatale pour les populations noires.
La multitude de ces corps sans vie, abandonnés dans les mémoires intimes familiales ou des communautés me ramenaient inexorablement vers le Congo, le pays au plus de six millions de morts silencieux, ils me ramenaient vers le corps de Patrice Lumumba assassiné le 16 janvier 1961.
Il y avait chez moi, le sentiment qu’il existait une économie organisatrice de ces violences, aux Etats-Unis comme en Afrique et qui se déployait de manière masquée mais dont l’issue était, à terme, fatale pour les populations noires.
En ce 21ème siècle, il est dit que l’histoire est là pour témoigner des avancées faites par l’humanité dans le domaine de l’égalité. La plupart des législations occidentales se sont dotées d’articles de loi contre les discriminations raciales ; la France commémore l’abolition de l’esclavage et les Etats-Unis ont eu un président noir. Il y a encore 64 ans, nous dit-on, il n’aurait pas été pensable de prendre la décision de rouvrir le cas Emmet Till parce que la femme qui a été à la base de son assassinat a avoué qu’elle avait menti. Du côté littéraire, Césaire, Fanon, Baldwin, Maya Angelou, Martin Luther King et Malcom X sont lus.
Les écrits de Ta-Nehesi Coates, Chimamanda Ngozi Adichie, Fiston Mwanza Mujila font l’objet de multiples traductions. D’autre part, des personnages comme Billie Hollyday, Ella Fitzgerald, Louis Amstrong, Nina Simon, Miles Davis, Aretha Franklin, Michael Jackson sont apparus au devant de la scène et restent encore aujourd’hui des stars planétaires. Il est maintenant possible de faire des films comme Twelve Years a slave, Birth of a Nation ou encore Black Panther. Sidney Poitier, Denzel Washington, Halle Berry, Jamie Foxx, Forest Withaker, ont été et sont ovationnés, n’ont-ils pas reçu un oscar pour leur jeu d’acteur ? Jay-Z et Beyoncé sont maintenant des milliardaires sans compter tous les sportifs à la carnation déterminée qui font la fierté de ‘’leur pays’’.
L’humanité a avancé ?
Toutes ces personnes sont des preuves irréfutables que l’humanité a avancé. Aussi, la question noire n’est plus que l’affaire de quelques biologistes du 19ème siècle, égarés par leur désir de domination, et ayant échafaudé des théories pour prouver qu’il y avait bien une seule humanité, celle des blancs. Cette grande lessive raciale, qui est devenue de l’ordre de la croyance, est à retracer au sortir du grand effroi qu’a été la Deuxième Guerre mondiale, où l’antisémitisme a joué un rôle central.
En 1949, déplorant le fait que l’Académie des sciences de Prague, soutenue par l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI) n’aient pu mener à bien les travaux sur la question de la race initiés par la République tchèque du fait de l’éclatement de la guerre, et constatant le climat délétère qui régnait autour de cette question, l’UNESCO lançait un vaste programme de lutte contre le racisme. Sous la présidence d’abord de Julian Huxley, frère de l’écrivain Aldous Huxley, et favorable à la dénomination de race, ensuite de l’homme politique et écrivain mexicain Jaime Torres Bodet, des d’intellectuels comme Claude Lévi-Strauss, Morris Ginsberg ou encore Humayun Kabir , sous la direction de l’anthropologue américain Ashley Montagu, vont mener les travaux et vont rendre un rapport en 1949 dont les conclusions principales sont que l’idée de supériorité raciale n’avait aucun fondement scientifique et encore moins moral.
Cependant, cette déclaration ne pouvait se suffire à elle-même, ainsi des programmes de recherche, des enquêtes sur le terrain et des publications de brochures, d’ouvrages comme le fameux ‘’Race et histoire’’ de Levi-Strauss vont voir le jour afin de sensibiliser le public à cette question. L’Amérique, elle, n’était pas encore prête à se débarrasser de sa ségrégation. A noter aussi que la déclaration définitive de 49 ne semblait pas voir l’expansion coloniale comme une des manifestations du racisme car cette entreprise européenne n’était mentionnée que pour remarquer qu’avant elle, les hommes ne se détestaient que pour des différences culturelles.
Dans la vulgate de ceux qui ont dépassé le « ça », le « ça » apparaît souvent comme un reliquat d’un monde primitif, où la raison est encore dans la défaite et qui subséquemment est peuplé d’ignorants à la bêtise crasse. C’est l’Amérique profonde, les petits villages européens identitaires, les catholiques fondamentalistes européens, les royalistes.
Seul Michel Leiris chargé en 1951 par Alfred Métraux d’analyser la question raciale sous l’angle économique relèvera, entre autres, que la situation coloniale et l’accaparement des terres et des richesses par une minorité pouvait être à la base de la naissance de préjugés raciaux. Le programme durera jusqu’en 1978 et aura un succès plus que mitigé. Mais tout de même, nous avions enfin dépassé la race. L’infériorité des noirs n’était désormais plus biologique. L’idée que nous venions de faire un grand pas, que cette vision d’un passé archaïque, privé de l’idée de la perfectibilité de l’homme, a beaucoup rassuré ceux qui étaient prêts à s’aveugler, à ne plus voir de couleurs, à devenir des daltoniens de la race.
Alors pourquoi encore parler de « ça » aujourd’hui? Dans la vulgate de ceux qui ont dépassé le « ça », le « ça » apparaît souvent comme un reliquat d’un monde primitif, où la raison est encore dans la défaite et qui subséquemment est peuplé d’ignorants à la bêtise crasse. C’est l’Amérique profonde, les petits villages européens identitaires, les catholiques fondamentalistes européens, les royalistes. C’est le voisin qui n’est jamais sorti de chez lui et qui autour d’un verre avec ses semblables, parfois, noie son chagrin dans le petit blanc, parce qu’il ne peut plus dire nègre.
La visibilité indésirable du noir
Aujourd’hui il y a comme un consensus général qui s’accorde sur l’idée vague que le racisme anti-noir est territorialement circonscrit, que sa pratique est l’esclavage, qu’il se matérialise par le travail forcé et non rémunéré, les coups de fouets, le lynchage et le mouvement des droits civiques qui le combat et finit par triompher. Rosa Parks est entrée dans les manuels d’anglais. Une belle histoire héroïque en somme. Et s’il faut en parler pour le continent européen, c’est par effet de contamination de l’outre-Atlantique. S’il se laisse percevoir dans la colonisation des terres africaines, il ne semble pourtant pas être le fondement de cette entreprise européenne. A l’ère du racisme sans racisme, où pour beaucoup la problématique est culturelle, comme l’explique Eduardo Bonilla-Silva, on peut vivre avec les scories et ignorer qu’elles sont solides.
Pourtant ces corps sont bien là, ils tombent sous les coups des balles, ils sont étouffés, abandonnés en détresse et lynchés de leur propre fait dans les cellules. Il sont là comme pour défier le ‘’we are the world’’ béat, dirigeant leur regard immobile et visqueux vers les affirmations de supériorité blanche tonitruantes qui si elles assourdissent leurs voix, se trahissent dans leurs gestes ; mais également vers ceux qui portent la même charge dermique que ces cadavres et qui considèrent que si nous étions plus civilisés, si nous respections les lois, on éviterait de se faire canarder.
Les meurtres ritualisés des corps noirs sont un moyen d’inscrire la hiérarchisation des êtres dans les esprits, de faire en sorte que les blancs ne questionnent pas ces brutalités, voir utilisent la criminalisation de facto du noir pour leurs propres intérêts (voir le cas des ‘’Karen’’), et maintenir les populations noires dans un état de stress permanent.
Cette idée de civilitas que nous aurions dû acquérir au bout de cinq siècles de domination fait partie de tout l’arsenal discursif tendant à criminaliser ce qui est perçu comme notre incapacité en tant que noirs à nous assimiler. Coupables nous le sommes forcément. Et ceci doit être répété tous les jours, par tous les moyens, il en va de notre souscription à cette vision du monde, puisque la majorité du reste du monde lui et quelques noirs également en sont déjà convaincus.
George Floyd avait déménagé, il voulait repartir à zéro, il trainait des casseroles. Son assassinat, son élimination physique de la société vient sanctionner l’impossibilité de son agrégation à un ensemble civilisé. La police, les armées occidentales où qu’elles se trouvent dans le monde, et surtout dans les mondes noirs, sont les garants de l’ordre, non celui qui vise à protéger les personnes et leurs bien, mais bien de maintenir l’ordre social hégémonique existant. Aux Etats-Unis ceci est couplé avec l’idée que pratiquer la chasse au noir sur un territoire blanc apparaît aussi comme une lutte constante pour cacher la propre illégitimité de celui qui institue les rapports sociaux inégalitaires. Cacher le fait qu’il se trouve sur un territoire qu’il a colonisé, usurpé par la force.
D’autre part, la référence constante à un acte criminel commis par le sujet appréhendé sert également à dé-historiciser le rapport colonial-esclavagiste qu’il existe entre la victime, noire, et l’agresseur, blanc. Le noir c’est la tache dans cet océan de blancheur, c’est l’être de l’oubli impossible, celui à qui on a dit d’oublier…de pardonner mais qui même en répondant parfois à ces injonction, ne les protège pas de leur propre mémoire. La figure du noir par sa seule présence met en tension deux formes de vol, celui de la terre indienne et celui d’êtres humains issus du pillage d’un autre continent. Cette visibilité indésirable rappelle que la conquête totale et définitive a été avortée. A cela, il faut ajouter que toute interaction avec la figure du noir est constamment perçue comme de possibles moments de liminalité, où l’ordre ancien est prêt à basculer vers un monde encore à réaliser.
Comment trouver la paix ?
Aussi, il devient impératif au moyen d’une économie discursive généralisante, stigmatisante et abusive, qui a comme socle le crime, de détruire tout espoir pour l’homme et la femme noire d’avoir un sentiment d’appartenance. Les meurtres ritualisés des corps noirs sont un moyen d’inscrire la hiérarchisation des êtres dans les esprits, de faire en sorte que les blancs ne questionnent pas ces brutalités, voir utilisent la criminalisation de facto du noir pour leurs propres intérêts (voir le cas des ‘’Karen’’), et maintenir les populations noires dans un état de stress permanent.
Ces assauts continus et répétés, qu’ils soient physiques ou verbaux, montrent à qui veut l’ignorer que nous sommes loin de vivre dans un monde débarrassé du racisme, bien au contraire. Certes, ici et là des voix blanches s’élèvent, car dans le cas de Floyd George, le ‘’I can’t breathe’’ était beaucoup trop audible et la suffocation trop visible et c’était du déjà vu. Le meurtre est reconnu mais la manifestation de la colère, la profonde indignation de ce peuple noir est soit le fait de la manipulation du parti démocrate qui veut en découdre avec Trump, ou ne fait pas honneur à la mémoire du disparu dixit le même Trump aussi la police est autorisée à ouvrir le feu sur les protestataires. Et d’un autre côté, il y a des appels au calme, à l’unité et…à la prière. Cette apparente pacification des discours pose problème. Elle ignore le trauma engendré par l’histoire parmi les populations afro-descendantes, et ignore également le fait que celui-ci est sans cesse réactivé par les assauts violents des shérifs de l’ épiderme. Dans ces conditions, comment trouver la paix ?
La police, les armées occidentales où qu’elles se trouvent dans le monde, et surtout dans les mondes noirs, sont les garants de l’ordre, non celui qui vise à protéger les personnes et leurs bien, mais bien de maintenir l’ordre social hégémonique existant. Aux Etats-Unis, ceci est couplé avec l’idée que pratiquer la chasse au noir sur un territoire blanc apparaît aussi comme une lutte constante pour cacher la propre illégitimité de celui qui institue les rapports sociaux inégalitaires.
Pour nous, Africains, au-delà d’une solidarité humaine que nous pouvons éprouver face à ce qu’endurent ces autres nous-mêmes, il importe que nous comprenions que le racisme endémique étasunien n’est qu’une manifestation du racisme auquel nous avons tous à faire face. Chez nous, parce qu’il ne peut plus avancer à découvert du fait du discours anti-raciste dont il est lui-même producteur et locuteur, parce qu’il ne veut plus être identifié comme le pilleur des nations, il s’est armé de visages noires qui ont intégré le discours racial et le perpétuent sur nos propres territoires. Chaque autocrate africain qui est mis en place par l’Occident est là pour valider l’idée raciste, comme aux Etats-Unis ou en Europe, que le noir ne peut se gouverner lui-même et faire société.
Nous devons être attentifs car ce racisme par corps noirs interposés pousse nos jeunes à la dérive sur l’autoroute des cimetières qu’est devenue la Méditerranée, arme les violences d’État et n’a plus à se préoccuper de nous épurer car il a trouvé parmi nous suffisamment de gens qui ont la haine de soi pour se mettre à son service, le servir avec zèle et acharnement en promesses du pouvoir qui loin de les distinguer de la masse entendue comme une déviance de l’humanité, sera l’instrument de leur propre chute quand il s’agira d’en faire des déchets. Car dans les espaces étrangers que nous avons peuplés ou sur le continent, la question d’une élimination réussie sera toujours à l’ordre du jour si nous n’intégrons pas le fait que nous sommes des survivants, donc une force, et que c’est de l’Afrique que le vent de l’imposition du respect doit partir.
Bénédicte Kumbi Ndjoko