Par Jean-Pierre Mbelu
Le Congo-Kinshasa n’est pas une île. Il est au cœur des enjeux mondiaux d’importance vitale. Son histoire ne peut pas être comprise sans que ses filles et fils puissent déployer un effort constant d’étudier celle de ses ‘’partenaires extérieurs’’. Quand cet effort manque, la porte peut être vite ouverte au révisionnisme de son histoire et à une victimisation collective de toutes ses filles et de tous ses fils au sujet de sa descente en enfer.
Il est curieux d’entendre de plus en plus certaines ‘’élites intellectuelles congolaises’’ reprendre ‘’un discours de la rue’’ du genre : ‘’Le petit Rwanda a vaincu le grand Congo-Kinshasa au cours de la guerre qui les opposent depuis les années 90’’. Certains politicards en viennent même à banaliser la chose en disant : ‘’Comment toi, le grand Congo, tu pleures devant le petit Rwanda alors que cela devrait être l’inverse ?’’ Que ce discours soit tenu par un quidam dans la rue, cela serait compréhensible. Mais que ce refrain revienne de plus en plus dans la bouche de ceux qui prétendent diriger le Congo-Kinshasa demain, cela nous semble gravissime. Aussi est-il bon de souligner qu’en dépit des rapports de l’ONU, des livres et des témoignages donnés par des avocats de la défense au TPIR et certains ex-membres du FPR, Kigali n’a presque jamais accepté officiellement qu’il est en guerre contre le Congo-Kinshasa.
La lecture révisionniste de l’histoire du pays de Lumumba peut procéder à la fois de l’amnésie, de l’opportunisme, de l’ignorance, du décervelage ou tout simplement d’une illusion entretenue sur ce pays conçu comme une île évoluant loin de la marche d’un monde géré de plus en plus comme un bien privé par les oligarchies de la finance[1].
Le Congo et le nouvel ordre mondial
Que se passe-t-il après que l’uranium du Congo-Kinshasa est utilisé pour réduire en poussière Hiroshima et Nagasaki ? Comment les relations de ce pays avec ‘’les vainqueurs du Japon’’ vont-elles évoluer ? Quelle était leur philosophie politique étrangère ? Quel en était le principe majeur ? Qui en était le concepteur ? En tant que ‘’nation exceptionnelle’’, ils s’étaient engagés à devenir ‘’un empire’’ en allant à la conquête du monde et des matières premières stratégiques en recourant au principe de la pure force. A une entrée de leur base miliaire au Vietnam, un texte illustrait cette philosophie :’’Killing is Our Business, and Business is Good’’ (« Tuer c’est notre affaire, et les affaires marchent fort »).
Partout où ils avaient envie d’étendre ‘’leur empire’’, ils ont mis cette philosophie conçue par le CFR (Conseil des relations extérieures) en œuvre.
En septembre 1971, le congressiste John Rarick révélait ce qui suit : ‘’ A l’issue de la Seconde Guerre mondiale et du décès de F.D. Roosevelt, des personnalités de mentalité ‘’internationaliste’’, qui contrôlent tant notre économie que notre Exécutif (il s’agit du CFR) ont visé à l’instauration du Nouvel Ordre mondial, sous la direction américaine et sous des slogans de l’ONU. Objectif majeur derrière quelques retouches de façade des vieux principes socio-économiques européens : contenir le communisme et sommairement aboutir à un monde sûr du point de vue investissements et influence des Etats-Unis. [2]» Ces personnalités à mentalité ‘’internationaliste’’ font partie de ce que Peter Dale Scott nomme ‘’l’Etat profond’’ US. Danielle Mitterrand fournit quelques détails sur leur projet du ‘’Grand Domaine’’ et cite l’un d’eux, un ambassadeur, George Kennan. Elle date ce projet. Cet ambassadeur l’a présenté au Pentagone en 1948[3].
Pour instaurer le ‘’Nouvel Ordre mondial’’, l’‘’Etat profond’’ anglo-saxon orchestre des massacres, des assassinats, des invasions à travers le monde. Il implante des bases militaires, des garnisons et travaille en réseau avec des dictateurs, ‘’des terroristes’’ et autres narco-trafiquants. Mobutu et ‘’son clan’’ sont instrumentalisés par l’Etat profond US tout comme l’ONU et les Institutions Financières Internationales soutenues par des ‘’assassins financiers’’
Pour instaurer ce ‘’Nouvel Ordre mondial’’, cet ‘’Etat profond’’ orchestre des massacres, des assassinats, des invasions à travers le monde. Il implante des bases militaires, des garnisons et travaille en réseau avec des dictateurs, ‘’des terroristes’’ et autres narco-trafiquants. Mobutu et ‘’son clan’’ sont instrumentalisés par l’Etat profond US tout comme l’ONU (avec ses slogans) et les IFI soutenues par des ‘’assassins financiers’’[4].
En d’autres termes, il crée ‘’le chaos constructeur’’ pour imposer son ‘’Nouvel Ordre mondial’’ par lui-même ou par des ‘’proxies’’ interposés. Il reconduit des ‘’vieux principes socio-économiques’’ ou en crée. Son ‘’Nouvel Ordre mondial’’ participe de l’inversion sémantique, du décervelage et des efforts déployés pour cacher ses véritables ambitions dont l’une est d’engager tous les continents sur ‘’la route vers le nouveau désordre mondial’’[5].
Avec la chute du mur de Berlin en 1989 et l’implosion de l’URSS en août 1991, ces ‘’personnalités US à mentalité internationaliste’’ ont cru, à travers leurs survivants et/ou leur progéniture, que ‘’la fin de l’histoire’’ était devenue une réalité. Ce n’est pas un hasard que la chute du mur de Berlin coïncide (presque) avec la formalisation du Consensus de Washington par l’économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, John Williamson. Explicitons.
Pour ‘’ces personnalités US’’ et leurs alliés, l’implosion de l’URSS signait la fin du monde bipolaire et d’une certaine crainte de la ‘’menace rouge’’. Tant que l’URSS constituait un contrepoids dans la balance de ‘’l’empire US’’, « les classes capitalistes de l’Occident vivaient dans la crainte permanente que, par leur vote, les citoyens et citoyennes européens, américains, etc., n’adhèrent au système et à l’idéologie communistes. Elles procédèrent donc à une redistribution certes mesurée, mais volontaire de leurs richesses, impliquant une intervention de l’Etat dans les mécanismes de l’économie.[6] » Ils éprouvaient aussi cette crainte à l’endroit des ‘’proxies’’ et des dictateurs qu’ils soutenaient contre les patriotes capables de choisir leur camp en fonction des valeurs qu’ils défendaient comme celle de l’égalité, de la liberté, de la réciprocité, de la coopération, de la solidarité et de l’autodétermination des peuples.
Au Congo-Kinshasa, l’assassinat de Lumumba et la longévité du pouvoir de Mobutu ont tout à avoir avec la crainte de ‘’la menace rouge’’ tout comme l’existence de ‘’l’Etat-providence’’ en Europe et aux Etats-Unis.
Le Congo-Kinshasa n’est pas une île
Juste après la proclamation de l’indépendance de ce pays et Lumumba, Premier ministre, est confronté à la sécession des provinces riches du Kasaï et du Katanga. Il appelle l’ONU, les Américaines et enfin les Russes au secours. Plusieurs de ses critiques croient que c’est à ce moment-là qu’il a signé son arrêt de mort. « Car, estime Jacques Braibant, les Etats-Unis ne pouvaient se permettre de voir le Congo tomber dans l’orbite soviétique. Après l’appel fait par Lumumba, les techniciens soviétiques commencèrent à arriver, dans la plus grande discrétion. S’ils arrivaient à le contrôler, ils utiliseraient le pays pour infiltrer et étendre leur influence sur les neuf pays, tous d’anciennes colonies, qui l’entouraient, ce qui aurait constitué une base de pouvoir extraordinaire en Afrique. [7]» Cette pseudo-justification est à replacer dans tout le contexte de la création du ‘’Nouvel Ordre mondial’’. Elle permet de comprendre sans le fonder politiquement l’assassinat de Lumumba, Premier ministre d’un pays indépendant et le dévolu US jeté sur son ‘’traître de secrétaire’’, Mobutu.
Nous nous livrons ici à un exercice exigeant : replacer le Congo-Kinshasa au cœur du jeu des luttes d’influence ayant marqué la période de la guerre froide.
Que faut-il pour arriver à un marché mondial autorégulé ? La guerre. Pour quoi faire ? Pour détricoter les souverainetés nationales et créer ‘’une nouvelle géographie’’ favorable à ce marché mondial autorégulé. Dans ce travail de détricotage, il n’y a pas d’un côté ‘’les méchants blancs’’ et de l’autre ‘’les bons nègres’’. Non. Il y a, à travers tous les continents, des peuples et des pays en train de perdre leur souveraineté au profit des ‘’usurpateurs’’.
Vers la fin des années 1980, quand ‘’l’Etat profond US’’ estime qu’il a vaincu cette guerre au bout de cinquante ans, il décrète, à partir de ses ‘’petites mains intellectuelles ‘’la fin de l’histoire’’ et le triomphe de ‘’la démocratie du marché’’ fondée sur le Consensus de Washington. « Ses principes fondateurs visent à obtenir, le plus rapidement possible, la liquidation de toute instance de régulation, étatique ou non, la libération la plus totale des marchés (des biens, des capitaux, des services, etc.) et l’instauration à terme d’un stateless global governance, d’un marché mondial unifié et entièrement autorégulé. [8]» (La bonne gouvernance dont plusieurs d’entre nous ne cessent de parler est un concept ‘’marchant’’ liée à l’autorégulation mondiale du marché. Il n’a rien à voir avec ‘’un bon gouvernement’’.)
Que faut-il pour arriver à un marché mondial autorégulé ? La guerre. Pour quoi faire ? Pour détricoter les souverainetés nationales et créer ‘’une nouvelle géographie’’ favorable à ce marché mondial autorégulé. Dans ce travail de détricotage, il n’y a pas d’un côté ‘’les méchants blancs’’ et de l’autre ‘’les bons nègres’’. Non. Il y a, à travers tous les continents, des peuples et des pays en train de perdre leur souveraineté au profit des ‘’usurpateurs’’. La guerre contre le Rwanda, l’Ouganda et le Congo-Kinshasa participe de ce travail de détricotage des souverainetés des peuples pour produire des ‘’Etats ratés’’[9]indispensables au marché mondial autorégulé fondé sur le Consensus de Washington. Elle coïncide avec la chute du mur de Berlin, l’implosion de l’URSS et la formalisation de ce Consensus.
Il est important de comprendre que le Congo-Kinshasa n’est pas une île. Son histoire de ces trois dernières décennies ne peut pas être suffisamment comprise en marge de tous ces phénomènes (mondiaux) créés et/ou entretenus par ‘’les personnalités US à mentalité internationaliste’’ et leurs alliés. Certaines de ses filles et certains de ses fils décervelés et ‘’esclaves volontaires’’ font partie des réseaux travaillant à en faire en permanence un ‘’Etat raté’’. D’où leur adoption du discours révisionniste de son histoire.
Cela étant, un certain effort de victimisation de tous les Congolais et de toutes les Congolaises comme auteurs de leur descente en enfer nous semble relever de l’inculture. C’est-à-dire de la mise entre parenthèse de toute la documentation mise sur la place publique par des intellectuels mondiaux étudiant ‘’les ambitions de l’empire US’’ au cours de ces dernières cinq décennies.
Une chose semble sûre : le retour de l’Ours russe, la montée économique de la Chine et de l’Inde ; bref l’éclosion d’un monde petitement pluripolaire pourrait forcer ‘’l’empire US déclinant’’ à revoir ses ambitions à la baisse et pousser les peuples du monde à créer des alliances réciproquement salutaires et sévèrement critiques de leurs histoires falsifiées. Les minorités congolaises organisées en conscience doivent saisir cette opportunité pour créer des alliances internationales qui soient salutaires pour leur pays. Elles doivent lutter contre la paresse intellectuelle, l’ignorance, l’amnésie et l’opportunisme favorisant le discours révisionniste. A tout prix.
Mbelu Babanya Kabudi