Par Jean-Pierre Mbelu
« Ce n’est pas une coïncidence que ceux qui ne réfléchissent pas dans le sens du narratif dominant soient traités comme les inaptes de ce monde. Pour maintenir l’ordre et le contrôle, vous devez isoler l’intellectuel, le sage, le philosophe et le savant avant que leurs idées n’éveillent les gens. »
– Carl Jung cité par Catherine Galactéros
Mise en route
Le processus électoraliste kongolais est en train de tendre vers sa fin. Commencé depuis le mois de décembre 2023, il tire encore en longueur. Les conseillers communaux ne sont pas encore programmés. Il y a quelques jours, les gouverneurs des provinces et les sénateurs venaient d’être « élus ». Certains compatriotes ayant postulé comme candidats à ces élections-pièges-à-cons ont désisté. Ils ont dénoncé un processus corrompu. A leur avis, des grosses sommes d’argent auraient été mises en jeu pour corrompre « les électeurs au second degré », « les députés provinciaux ». Les résultats de ces élections paraissent étranges à plus d’un compatriote kongolais. Ils n’arrivent pas à comprendre comment certains candidats ont été « élus » à la fois députés nationaux, députés provinciaux, gouverneurs et sénateurs. Lorsque ces derniers auront à choisir entre ces différentes fonctions, ils en prendront une et confieront les autres à leurs suppléants sans tenir aucun compte du conflit d’intérêt. Souvent, il arrive que le choix tombe sur les membres d’une seule et même famille ou sur des « clients ». « Ces élus » sont, pour plusieurs d’entre eux, les membres de « la ploutocratie kongolaise' » ayant été « aux affaires » depuis au moins cinq ans.
Idolâtres de Mammon, ils semblent avoir opté pour l’hédonisme consumériste sans réfléchir suffisamment à la manière de gérer, sur le temps long, la haine, la méchanceté et la violence diabolique qu’il peut générer. Etant majoritaires dans les institutions de « l’Etat encore raté » kongolais, ces « ploutocrates » pourraient avoir du mal à supporter les mécanismes de contre-pouvoir. Creuser davantage le mode de gestion tradicratique du pouvoir peut, à la longue, sauver le pays du naufrage.
Le suicide électoraliste et la palabre africaine
En fait, l’idolâtrie de Mammon marche souvent de pair avec l’hubris, cette mégalomanie conduisant à la transgression des interdits dans le champ du bien-vivre-ensemble. Citons-en quelques-uns : « l’interdit de l’homicide (rejeter l’allocutaire d’une façon ou d’un autre), l’interdit de l’inceste (manipuler l’autre, l’instrumentaliser, l’ « objectiver ») et l’interdit du mensonge (ne pas prendre la peine de considérer l’autre comme valant, autant que moi, la peine de recevoir la vérité) » [1], et l’interdit de la sorcellerie [2] (manipuler l’esprit et le cœur de l’autre en vue de lui imposer un narratif hégémonique dominant comme étant sans alternative).
S’inspirer de « la palabre africaine » ou de « l’agora grecque », c’est retrouver la voie de la confiance perdue et indispensable à l’intersubjectivité créatrice d’un vivre-ensemble plus ou moins harmonieux…
Transgresser ces interdits, c’est détruire le fondement dialogal de « la démocratie des autres », de la palabre des masambakanyi, du kinzonzi et du looso. Donc, la pratique électoraliste telle qu’elle a lieu au Kongo-Kinshasa est autodestructrice et suicidaire. Elle est nihiliste et réduit la politique à son degré zéro. Souffrant d’un manque criant d’une souveraineté réelle et d’une véritable indépendance économique, d’un déficit de cohésion sociale et nationale, le Kongo-Kinshasa n’a-t-il pas besoin d’institutionnaliser « une palabre africaine » ou « une agora » pouvant être mise en place à tout moment, afin de faire du »pouvoir de concevoir et d’entreprendre ensemble, par la délibération et le pacte » un principe refondateur d’une conscience nationale, d’une communauté historique décidée à bâtir ensemble « un pays plus beau qu’avant »?
S’inspirer de « la palabre africaine » ou de « l’agora grecque », c’est retrouver la voie de la confiance perdue et indispensable à l’intersubjectivité créatrice d’un vivre-ensemble plus ou moins harmonieux.. En effet, « au coeur d’une crise de souveraineté, la Grèce antique inaugura un nouvel espace mental à une vie sociale et politique. Les bases de la convivialité dans la reconnaissance mutuelle de la dignité et de l’égalité se trouvent notamment, dans l’un et l’autre modèle (africain et grec), dans l’espace public où le bien public se place à égale distance de tous, des intérêts privés, et la force argumentative de la parole dans le respect de l’autre et loin de la force brutale.[1]»
Convivialité, reconnaissance mutuelle, dignité, égalité, bien public, force argumentative de la parole, respect de l’autre, rejet de la violence diabolique devraient être des concepts structurant le vivre-ensemble kongolais dans un pays en proie à une guerre perpétuelle.
Donc, retrouver les espaces culturels ayant fait leurs preuves dans l’histoire de l’Afrique pré-coloniale et en inventer d’autres est nécessaire à la révolution politique et culturelle kongolaises. Cela dans la mesure où « les nouveaux riches », les membres de « la ploutocratie » kongolaise ont tendance à s’isoler, à créer leur propre « République » – la République de la Gombe – , à partir de laquelle ils organisent un entre-soi sacrifiant l’espace palabrique au profit de l’assujettissement et de l’asservissement des franges importantes des masses kongolaises précarisées. Abattre les murs de cette « République » exige que des espaces différents ouverts à la parole plurielle soient produits. « C’est cette ouverture (…) à la parole plurielle où à l’expression d’opinions conflictuelles et d’informations (parfois) contradictoires qui développe l’autonomie du citoyen, c’est-à-dire sa capacité d’entreprendre des actions indépendantes. C’est cette même autonomie qui, paradoxalement, l’ouvre aussi au sens de la réciprocité, c’est-à-dire à la capacité de comprendre les intérêts des autres, de les confronter aux siens propres, de délibérer (rationnellement et raisonnablement) en vue de passer des accords d’ajustement structurel temporaires ou durables pour la communauté…. [4]»
L’usage de la parole plurielle et sa sagesse structurante
Politiquement, ces espaces locaux, ces « tutunga » (localités, pays en miniature), ces collectifs citoyens pouvant devenir des lieux de concertation et de dialogue , des « tupangu », sont aussi des lieux où les intérêts individuels et collectifs sont débattus et la violence symbolique maîtrisée par la prise de la parole plurielle. A leur échelle, à la base des communautés villageoises ou des quartiers des bidonvilles, ils sont des lieux de la renaissance possible de « la démocratie des autres » et d’une intersubjectivité suffisamment épanouie.
Il y a lieu de dire que la palabre africaine fut toute une école. Sa pratique régulière peut freiner l’expansion de la culture hédoniste et hégémoniste dominante. Sa remise en valeur pourrait outiller des collectifs citoyens ayant bien compris leurs intérêts et s’interconnectant pour former des rhizomes avec bien d’autres afin d’édifier des « groupements d’intérêts ».
La prise de la parole plurielle au sein de ces « tutunga » et de ces « tupangu » peut devenir un véritable trajet d’apprentissage éthique. L’usage des langues vernaculaires au cours de la palabre peut redevenir un moment où « les maîtres de la parole » recourant au discours parémiologique (langage proverbial) professent une sagesse structurante au sujet de l’action individuelle et de l’interaction.
Quelques exemples tirés du livre Nkombe Oleko peuvent être évoqués..
« 69)Lorsque ton frère tend des pièges, tu apportes des matériaux.
70) Deux chasseurs ne laissent pas le gibier dans un retranchement difficilement accessible.
71) Deux jours ne brûlent pas (en mangeant).
72) Le millet ne résiste pas aux coups de deux pilons.
73) Les fourmis rouges n’abandonnent pas leur gibier. [5]»
Ces proverbes sont riches en éthique. Ils disent combien la solidarité peut être un signe de l’intersubjectivité. « La participation commune au travail est exprimée dans les proverbes 69 à 73. Elle est symbolisée par la chasse, l’activité de manger, le pilage, le transport. En apportant à son frère les matériaux pour tendre les pièges, l’homme participe à son action. Ce qui justifie aussi la participation au profit. En outre, dans la chasse, une action commune est plus efficace et moins pénible, comme témoigne le proverbe 70. Dans l’activité de manger, un bol de nourriture chaud se refroidit grâce à l’interaction de deux joues. (…) Chez les Tetela, les deux joues symbolisent la solidarité entre les co-épouses. (…). Mais d’une manière générale, l’autre joue, c’est l’autre comme pouvoir de me secourir, comme disponibilité à mon égard. [6]»
Ces proverbes disent, en filigrane, le rôle majeur que peut jouer l’altérité dans l’accomplissement de soi. Ils expriment comment un travail effectué ensemble profite aux parties en présence. (Ceci est une arme contre le parasitisme et contre l’exploitation su « surtravail » des ouvriers par les tenants du Capital.)
Bref, le recours à la parole plurielle au cours de la palabre africaine participe, politiquement, de la mise en pratique de l’idée d’une véritable démocratie. Du point de vue éthique, elle participe de l’autonomisation des individus et de la découverte de la richesse de leur intersubjectivité. Si elle évite de plonger dans l’hubris et qu’elle est respectueuse des interdits structurant un dialogue confiant, elle peut transformer la violence diabolique en violence symbolique en maîtrisant le conflit. Economiquement, elle autonomise les individus tout en leur indiquant la nécessité qu’il y a à travailler ensemble et à socialiser le profit. Il y a lieu de dire que la palabre africaine fut toute une école. Sa pratique régulière peut freiner l’expansion de la culture hédoniste et hégémoniste dominante. Sa remise en valeur pourrait outiller des collectifs citoyens ayant bien compris leurs intérêts et s’interconnectant pour former des rhizomes avec bien d’autres afin d’édifier des « groupements d’intérêts »[7].
Une corporation de « gardiens des terres kongolaises », des traditions et du »bukoko »
Redonner une place de choix à la palabre est une façon de rendre la mémoire pré-coloniale africaine et kongolaise vivante. Des compatriotes ont été capables de s’engager sur cette même voie de l’éveil de la conscience historique en organisant la résistance et la dissidence en vue de protéger les terres kongolaises.
Produire une intelligence collective plurielle devrait conduire les regroupements des collectifs citoyens à s’intéresser aux différents domaines de la vie commune pour les transformer en profondeur dans le respect de leur diversité et dans leur unification pour un bien-vivre-ensemble.
Plus de trois décennies d’une guerre raciste de basse intensité ont suscité, dans plusieurs communautés kongolaises, dans toutes les provinces du pays, des leaders naturels. Héritiers des ancêtres méritants, ils ont choisi de protéger la terre kongolaise en acceptant le prix à payer. Sur le court, moyen et long terme, ils ont préservé les traditions kongolaises de l’envoûtement par « la sorcellerie capitaliste ». Ils sont devenus « les gardiens méritants » du « bukoko » qu’ils transmettent dignement aux jeunes générations.. Leur maîtrise collective insoupçonnable de l’histoire du Kongo pré-coloniale, coloniale et néocoloniale a soutenu leurs luttes émancipatrices. Il en va de même pour leur sens du respect des interdits susmentionnés au cours de ces luttes.
Pendant ce temps, le pouvoir-os politique n’a cessé de changer ses acteurs apparents. Pour avoir protégé la terre et les traditions millénaires, ces leaders naturels devraient, en principe, devenir « les gardiens reconnus » de l’éthique du pouvoir, de la résistance et de la dissidence. Ils devraient être traités comme « les véritables autorités éthico-morales » du pays.
Les collectifs citoyens et leurs regroupements devraient en faire une corporation de « gardiens de la terre et des traditions kongolaises » régnant au-dessus des « politicards interchangeables ». Une corporation qui, pour avoir prouvé sa capacité de résister sur le temps long aux assauts de l’ennemi, jouerait le rôle d’un leadership de contre-pouvoir au-dessus de la mêlée et ne serait pas soumise aux changements politiques réguliers dus aux probables élections. Et c’est avec ces « gardiens de la terre et des traditions kongolaises » que ces collectifs citoyens devraient travailler pour organiser la défense de leurs intérêts existentiels et de la terre commune reconnue comme « intérêt général » à partir de la base. Ce faisant, ils pourraient devenir un peuple devant se choisir des « représentants » qu’il veut à certains postes régaliens. En assumant cette responsabilité à la base, il n’aurait pas à se plaindre de « mauvais chefs » mais constaterait ses dérives comme « mauvaise troupe » tout en cherchant à les corriger par la production régulière de l’intelligence collective et un recours permanent à la palabre.. Dès lors, il pourrait réellement croire qu’il peut infléchir la position de surplomb encore occupée au pays par une caste de « ploutocrates » hédonistes.
Produire une intelligence collective plurielle devrait conduire les regroupements des collectifs citoyens à s’intéresser aux différents domaines de la vie commune pour les transformer en profondeur dans le respect de leur diversité et dans leur unification pour un bien-vivre-ensemble.
Diversifier les regroupements des collectifs
Regrouper politiquement ces collectifs pourrait contribuer à redorer l’image ternie de la politique au Kongo-Kinshasa. Forts de leur appui pris sur l’usage de la parole palabrique, ils pourraient la promouvoir comme lieu des actions et des paroles échangées dans le respect de la différence en vue, effectivement, du bien-vivre-ensemble dans une cité humanisée et humanisante. Ils feraient la même chose pour le politique.
Etre « reliés » les uns aux autres et à ceux qui nous ont précédés ou être leurs héritiers n’est pas synonyme de reconduire des coutumes pétrifiées sans aucun esprit critique. Si être « reliés » les uns aux autres implique une responsabilité individuelle et collective des uns à l’endroit des autres, être « religieux », « c’est (aussi) s’adonner à un examen aussi rigoureux qu’amoureux du donné mystérieux de l’existence.
S’inspirant de Paul Ricoeur, Betu Mulumba estime que « le politique c’est l’idéal d’organisation de la pluralité en vue d’une fin, d’un télos, qui est le bien-vivre individuel et collectif dans un règne des fins. Celui-ci est le règne de l’amitié entre les hommes, l’état dans lequel les hommes se respectent mutuellement comme des fins-en-soi se soumettant ainsi à la seule Loi de l’amour mutuel dans tout ce qu’ils peuvent poursuivre comme fin. [8]»
Cette approche de la politique et du politique, si elle imprègne le mode de fonctionnement de regroupements des collectifs citoyens, pourrait constituer, sur le court, moyen et long terme, une barrière contre la chosification, contre la réification de l’humain kongolais induite par l’hégémonie dominante néolibérale et néocoloniale au coeur de l’Afrique. D’où l’importance de voir naître aussi des regroupements économiques des collectifs citoyens.
Depuis la Conférence de Berlin (1884-1885), le Kongo-Kinshasa créé pour être un réservoir des matières premières pour les globalistes apatrides leur a tout donné et peine à devenir « une terre promise »[9] pour ses propres filles et ses propres fils. Il a offert le caoutchouc et contribué à la révolution industrielle de l’Occident en payant un lourd tribut : des mains coupées et des millions des morts. Grâce à son uranium, les « vainqueurs officialisés » de la deuxième guerre mondiale l’ont emportée en détruisant Hiroshima et Nagasaki[10]. Son cuivre a servi dans la production des munitions pour les marchands d’armes et la construction de chemins de fer de certains pays au Nord du monde. A quel prix ? Moyennant l’imposition d’une politique économique coloniale, néocoloniale et capitaliste financiarisée et du soutien à la dictature de Mobutu après l’assassinat de celui qui jurait par la nationallisation des entreprises kongolaise et l’indépendance économique de son pays, Patrice-Emery Lumumba.
A la fin de « première guerre froide », le pays de Lumumba a fourni son coltan, sa cassitérité, son cobalt, son litium , etc. pour le plus grand bonheur de l’industrie numérique et aéronautique. De tout ce qui précède, le constat est que « les chasseurs des matières premières »[11] refusent de le laisser en paix. Ils embrigadent certaines de ses filles et certains de ses fils dans leur sale besogne des racketteurs au point de pousser Raf Custers à soutenir que « seule la colonisation est durable au Congo »[12].
Crier, pleurer, se lamenter, cela n’a pas pu changer cet état des choses jusqu’à ce jour. Se regrouper en collectifs citoyens économiques pour résister à ce racket relève d’une responsabilité patriotique. Tout comme soutenir tous les efforts déployés pour construire les usines au pays et nationaliser toutes ses entreprises minières en attendant que le sol prenne la revanche sur le sous-sol. Oui, résister tout en organisant la production, l’échange, la transformation et la consommation.
Dans un premier temps, le faire en autarcie, en pratiquant le protectionnisme serait la meilleure des choses. Et l’un des principes fondamentaux en la matière serait de consommer ce qui est produit et de produire ce qui est consommé en revisitant les pratiques ancestrales.
L’interconnexion des regroupements des collectifs pourrait les inciter à participer à la création des routes et des autoroutes de communication et de télécommunication afin que naisse un grand marché à l’intérieur du pays; et à la production des énergies sans lesquelles parler de l’économie est un non-sens.
Des collectifs regroupés en coopératives pourraient encourager la pratique des tontines et imaginer une mise en commun des fonds en vue de mettre sur pied des »caisses de crédit » ou »des banques du peuple » fermées aux »grands investisseurs » afin d’éviter qu’elles soient un jour avalées.
Produire, échanger, transformer et consommer, cela s’apprend en lien avec certaines traditions et certaines coutumes en vue de « faire société ». Surtout en ces temps où le mondialisme est en guerre contre toutes les tentatives menées par « les Etats-civilisations » afin de contribuer à l’émergence des économies souveraines. D’où l’importance des regroupements des collectifs culturels et spirituels.
Comme « les gardiens des terres et des traditions » susmentionnés, tous les « Bantu » kongolais sont des héritiers. Ils sont, en quelque sorte, des »religieux ». Ils doivent pratiquer, au quotidien, « la religion ». Ici, le mot « la religion » est employé dans son double sens originel comme lieu de « reliance » et de « relecture » de la tradition.. Donc, les « Bantu » sont invités à devenir des « religieux » et non des fondamentalistes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que faire société, c’est être des héritiers reliés.
Etre « reliés » les uns aux autres et à ceux qui nous ont précédés ou être leurs héritiers n’est pas synonyme de reconduire des coutumes pétrifiées sans aucun esprit critique. Si être « reliés » les uns aux autres implique une responsabilité individuelle et collective des uns à l’endroit des autres, être « religieux », « c’est (aussi) s’adonner à un examen aussi rigoureux qu’amoureux du donné mystérieux de l’existence. » Et « le relié » ou « le religieux (…) pratique une relecture de son héritage. Il ne la rejette pas, il ne l’admet pas non plus comme on empoigne un outil. Il procède à un accueil critique, rationnel, délibéré, et par conséquent plus intime, plus personnel. Sa culture, loin d’être un rejet du texte, consiste à revenir sur la lettre pour en dégager l’esprit. [13]» Cette approche de la tradition est différente de celle du fondamentaliste. Celui-ci « refuse la relecture attentive, il lui préfère la récitation magique. Et il s’indigne contre la réception critique, il impose l’aveugle soumission (…).[14]»
Dans cet ordre d’idées, les regroupements culturels et spirituels seraient des lieux d’une réception critique des traditions et d’une quête permanente de réponses à la crise de la culture ayant plongés les »Bantu » kongolais dans l’apathie, l’infantilisme, le somnambulisme, l’imbécillisation et le fondamentalisme. La reconnaissance de la palabre comme trajet d’apprentissage pourrait jouer un rôle majeur, tout comme la refondation de la famille, de l’école, de l’université et de l’église sur des valeurs structurantes de »la décence ordinaire ».
Cette réception critique des traditions et des coutumes est nécessaire à la vitalité des regroupements des collectifs citoyens et à leur participation à la réorganisation du pouvoir.
Regroupements des collectifs et réorganisation du pouvoir
Contrairement à l’organisation particratique du pouvoir aboutissant à sa prise en otage par une caste composée de plusieurs politicards d’un même bord et décidée à se reproduire sur le temps long, la proposition des regroupements des « Bantu » en des collectifs se veut un plus, représentative de différentes composantes de la société kongolaise. Elles peuvent, toutes, participer activement à l’édification de la cité, sans discrimination.
La proposition des regroupements des « Bantu » en des collectifs se veut un plus, représentative de différentes composantes de la société kongolaise. Elles peuvent, toutes, participer activement à l’édification de la cité, sans discrimination.
Les mamans maraîchères, par exemple, peuvent se retrouver dans les regroupements économiques; les pasteurs , les prêtres et les enseignants, dans les regroupements culturels et spirituels, les chefs coutumiers et « les gardiens des terres et des traditions » dans une corporation se situant au-dessus de la mêlée ; les politiciens dans les regroupements politiques, etc. L’essentiel est que l’initiative parte de la base et que le collectif ou le regroupement des collectifs ait comme objectif majeur la défense des intérêts dominants[15] de ses composantes (par le débat, la délibération et la participation aux décisions collectives) et de la terre kongolaise comme « intérêt général ».
Il leur appartiendra de choisir et de déléguer leurs représentants au pouvoir local, provincial et national avec un mandat impératif et une exigence permanente de respect du principe de subsidiarité. Le mandat impératif présuppose un cahier de charges conçu par les collectifs ou leurs regroupements et dont l’exécution au niveau de différents échelons du pouvoir s’impose sous peine de sanction et/ou de démission. Par ce mandat, la base garde le contrôle sur le pouvoir collectif de gouvernement chargé de gérer prioritairement les fonctions régaliennes et des questions spécifiques liées à la géostratégie, à la géopolitique et à la géoéconomie. Son chef sera un « primus inter pares » ayant un mandat rotatoire.
Comment le choix de délégués se fera-t-il ? Par tirage au sort. Le recours aux urnes se fera, comme au Venezuela[16], lorsqu’il sera question de choisir des projets sociétaux à soumettre au débat au niveau des collectifs ou de leurs regroupements.
Le tirage au sort présuppose que tous les citoyens au niveau des collectifs ou de leurs regroupements ont acquis un minimum de niveau de responsabilité patriotique les rendant égaux par-delà leurs particularités. Les regroupements des collectifs et leurs représentants pourront rédiger ensemble une charte contenant les principes essentiels de gestion de pouvoir et des mécanismes de contre-pouvoir.
Une petite conclusion
Des observateurs attentifs du processus électoraliste kongolais constatent qu’une oligarchie au service des intérêts de ses membres et de leurs parrains est en train de s’installer au Kongo-Kinshasa. Elle est en train de devenir une »ploutocratie » poussant une majeure partie de la population kongolaise à croire que »la politique-os » est l’une des rares voies permettant de devenir rapidement riche.. Ce pays où cette »ploutocratie » est aux commandes est en guerre depuis bientôt trois décennies. Héritière du « fondamentalisme démocratique », elle a du mal à rompre avec l’hégémonie économique dominante et le néocolonialisme. La bonne volonté de certains de ses membres ne suffit pas pour changer en profondeur le système de prédation et d’avilissement dont les populations kongolaises précarisées souffrent.
Que faire ? Relire la tradition politique du pouvoir en Afrique et au Kongo-Kinshasa et en devenir collectivement les héritiers tout en restant ouverts aux apports des autres peuples et surtout ceux du Sud global en lutte. Les collectifs citoyens et leurs regroupements interconnectés peuvent être les meilleurs lieux de cette relecture et du renversement de la pyramide hiérarchique afin que règne »le peuple d’abord ». Il s’agit là d’un engagement dans une révolution politico-culturelle en vue de changer, en profondeur, le paradigme de la gestion du pouvoir au coeur de l’Afrique.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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[1] J.-F. MALHERBE, La rupture du dialogue et son dépassement, Ottawa, Novalis, 2005, p.13.