Par Jean-Pierre Mbelu
Quand, citant Simon Bolivar, nous soutenons que ‘’les acteurs pléniers’’ nous dominent plus par l’ignorance que par la force, nous partageons une conviction que les faits confirment au quotidien. L’ignorance aveugle nos cœurs et nos esprits et ne nous permet pas de comprendre que l’Afrique disqualifiée du registre de l’humanité court vers sa suppression de la face de la terre depuis 1492. La criminalisation de cette ‘’mère de la terre’’ participe de ce projet. Lisons les textes ci-après :
Rosa Amelia Plumelle-Uribe, chez Albin Michel, 2001
La traite des Noirs, la conquête de l’Amérique, l’occupation de l’Afrique (et de l’Asie, ndlr) ont profondément modifié les rapports des Européens aux autres. Le pas entre différence et supériorité a vite été franchi. La hiérarchisation raciale illustre la débâcle morale de l’Europe. Le nazisme (Les nazis étaient bien des Européen, ndlr), en transposant des non-Blancs aux non-Aryens cette dévaluation des êtres dits « inférieurs », a commis le crime impardonnable de porter au cœur du monde européen une férocité jusqu’alors réservée à d’autres continents.
« Le lecteur est invité à se rappeler que les rapports de destruction et d’asservissement instaurés par les Européens sur le continent américain détermineront leur attitude et les relations de domination imposées à tous les autres peuples non européens pendant des siècles.
Il est communément admis que le désir de s’enrichir, c’est-à-dire l’esprit de lucre, fit un bond en avant à l’occasion de la conquête de l’Amérique. L’argent avait un pouvoir quasiment illimité car il permettait de se procurer l’honneur, la noblesse, les marques de dignité et de respectabilité, la reconnaissance publique et tant d’autres choses qui, au XVe siècle, étaient déjà fort convoitées dans les sociétés occidentales. » (Introduction, p. 25).
« Pour donner une idée globale de la destruction de la population indigène d’Amérique, Todorov rappelle qu’en 1500 la population du globe devait être de l’ordre de 400 millions, dont 80 millions habitaient en Amérique. Au milieu du XVIe siècle, de ces 80 millions il n’en reste que 10 (*). En se limitant au Mexique, à la veille de la conquête sa population est d’environ 25 millions, en 1600 elle est de 1 million. ‘Si le mot génocide s’est jamais appliqué avec précision à un cas, c’est bien celui-là, écrit-il.
C’est un record, me semble-t-il, non seulement en termes relatifs (une destruction de l’ordre de 90% et plus), mais aussi en termes absolus, puisqu’on parle d’une diminution de la population estimée à 70 millions d’êtres humains. Aucun des grands massacres du XXe siècle ne peut être comparé à cette hécatombe.’
(Extrait du Chapitre 1, p.36 : La destruction des Indiens).
(*) Et la curée s’acheva avec la conquête de l’Amérique du Nord par les Anglo-Saxons.
Avocate originaire de Colombie et portant dans sa chair et dans son cœur les héritages indien et noir, Rosa Amelia Plumelle-Uribe instruit à charge et prouve, poignants témoignages en mains, que dans les rapports d’asservissement imposés par l’Europe à d’autres peuples, même si le but principal n’était pas leur extermination totale, leur destruction ou leur anéantissement n’en devenait pas moins inévitable dès lors qu’ils étaient déclarés officiellement inférieurs.
Edward S. Herman et David Peterson. Lux Editeur, 2012
Pour autant, force est de constater que ces pratiques sont si profondément enracinées dans notre culture intellectuelle qu’il ne sera pas facile de les éradiquer. Il suffit pour s’en rendre compte, d’observer les cas les moins ambigus de génocide et les cas où le terme a été minoré, ceux dont les auteurs eux-mêmes reconnaissent leurs crimes et que l’on voit cependant dédaigneusement tenus pour négligeables, voire ouvertement niés, rétrospectivement, par ceux qui aujourd’hui encore en tirent les profits …
… Autoriser tous les pays à disposer des droits des grandes puissances occidentales serait évidemment impensable. De fait, lorsque le vice-président, Joe Biden, déclare (le 6 juillet 2009) que c’est le droit souverain d’Israël que d’attaquer l’Iran (alors que l’Iran ne l’a jamais attaqué et qu’Israël a déjà attaqué plusieurs pays qui ne lui avaient jamais rien fait non plus, et alors que l’Iran n’a même pas de bombe atomique alors qu’Israël en a 200 !!
Mais, comme chacun le sait, Israël s’est déclaré être LE peuple élu. NDLR), et que les Etats-Unis ne sauraient entraver une telle action (menée avec du matériel américain) parce que Washington « ne peut pas dicter à une autre nation souveraine ce qu’elle est en droit de faire ou non » (c’est bien la première fois ! NDLR), il ne veut pas dire que, par voie de conséquence, c’est aussi le droit souverain de l’Iran que d’attaquer Israël s’il prend au sérieux les menaces d’agression que lance régulièrement la puissance nucléaire qui règne sur la région, tandis que les Etats-Unis observeront sans broncher (Vous avez dit « barbares » ? NDLR).
Force est de reconnaître la pertinence de la fameuse maxime de Thucilide : « Tel que va le monde, le droit n’est en question qu’entre égaux en puissance, tandis que le plus fort fait ce que bon lui semble et que les plus faibles subissent ce qui leur échoit. » Ca, c’est le principe fondamental sur lequel repose l’ordre du monde.
En fait, les puissances impériales traditionnelles sont bien les seules à pouvoir adopter la « norme internationale émergente » de [Susan] Rice, dans la forme conventionnelle qu’elle a évidemment en tête.
Et là encore, ça n’a rien de surprenant. Quant au terme de « génocide », le choix le plus honorable serait sans doute de l’expurger de notre vocabulaire jusqu’à ce que, si ça arrive un jour, l’honnêteté et l’intégrité soient en mesure de devenir une « norme émergente ».
2. Préface à l’édition française, par Edward S. Herman et David Peterson
Aujourd’hui, environ deux ans et demi plus tard, nous pouvons affirmer sans exagération que notre critique était suffisamment solide pour montrer non seulement à quel point cette « politique du génocide » n’a cessé de prévaloir depuis, mais aussi la manière dont les mêmes facteurs s’appliquent désormais à un registre bien plus large d’événements, ainsi qu’au traitement que ces derniers reçoivent des organes de l’establishment et notamment de médias, d’intellectuels et de militants qui, aux Etats-Unis, sont pleinement intégrés aux structures du pouvoir.
Les auteurs parlent alors du « Changement de régime en Libye » et notamment :
– Du Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, « Un moment historique, la fin des 42 ans de règne du régime de Kadhafi. »
– De Bernard-Henry Lévy, « La guerre est finie ! Le bain de sang est terminé ! » claironnait-il le 20 octobre 2011, jour de la mort de Mouammar Kadhafi des mains des combattants du CNT, après que le cortège de véhicules dans lequel il avait pris place eut été quasiment calciné aux portes de Syrte, sa ville natale, par les drones Predator américains, et après le massacre d’on ne sait combien de civils et de combattants loyalistes à Syrte et dans les nombreuses autres villes libyennes où la résistance aux forces du CNT et de l’OTAN avaient tenu le plus longtemps. »
– Du discours de Barack Obama à la National Defense University, le 28 mars 2011 : « Dans ce pays-là – la Libye – à ce moment-là, nous devions faire face à des exactions sur le point d’être commises à une échelle épouvantable … Certaines nations sont sans doute capables de fermer les yeux sur les atrocités commises dans d’autres pays, continua-t-il, mais il en va autrement pour les Etats-Unis d’Amérique. Et en tant que président, j’ai refusé d’attendre de voir des massacres et des charniers pour intervenir. » (Le président américain aurait-il à la fois des dons de divination, pour savoir ce qui va se passer, et la maladie d’Alzheimer, pour oublier tout ce que les Etats-Unis ont déjà fait sur la Terre et que lui-même avait reçu le Prix Nobel de la Paix ??? NDLR).
– Des interventions du procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, qui a traité de manières totalement opposées les exactions supposées de Kadhafi et celles commises par les Etats-Unis en Irak. « Les exactions commises par les Américains en Irak ne semblent jamais avoir atteint le seuil de gravité du Statut », déclarait-il alors. Et les auteurs continuent : « Cette déclaration intervenait près de trois ans après le déclenchement d’une guerre d’agression illégale contre un pays souverain membre des Nations unies ayant fait un nombre de victimes colossal et produit une crise humanitaire chronique avec des millions de réfugiés. Elle intervenait en outre après 16 ans de mise en état de siège économique, politique et militaire d’un pays de plus de 20 millions d’habitants, par les Etats-Unis et l’Angleterre. Mais tout cela importait peu. Certains seuils du procureur de la CPI peuvent simplement être atteints instantanément, d’autres jamais ? C’est cela la ‘justice internationale’ à l’aube du XXIe siècle.
Lorsque cette énorme phalange multilatérale, corollaire de la puissance américaine – et où s’amalgame direction de l’OTAN, Conseil de sécurité, Secrétaire général ou Conseil des droits de l’homme de l’ONU, CPI, ONG des droits de l’homme, médias, intellectuels et activistes –, s’est entièrement mobilisée contre le régime de Kadhafi, après la mi-février 2001, ils ont collectivement offert aux puissances de l’OTAN alliées des Etats-Unis la possibilité de déclencher une guerre qui n’a jamais réellement eu d’autre objectif que le renversement du gouvernement légitime d’un membre souverain des Nations unies. » … (Goebbels est KO !!!)
Ils passent ensuite à l’impunité totale du Sri Lanka et à la conclusion de cette préface.
Conclusion
Il est absolument vital, pour la pérennité d’un monde placé sous la férule de la loi du plus fort, que les puissances militaires qui disposent des moyens d’une extrême violence, disposent aussi d’un vaste répertoire de pseudo-justifications à mettre en avant chaque fois qu’il leur faut nier la barbarie de leurs pratiques courantes.
« La mission de la coalition conduite par la France était de prévenir le massacre de civils dans les villes libyennes », déclara le ‘guerrier humanitaire’ engagé Bernard-Henry Lévy, à l’antenne de Reuters Télévision le jour de l’exécution de Mouammar Kadhafi. « En conséquence, c’était de réduire, d’empêcher de nuire, de capturer et d’arrêter celui qui était l’organisateur de ce massacre de civils. Aujourd’hui, c’est chose faite. »
En réalité, ce que les puissances occidentales ont fait, c’est dévaster un pays entier, massacrer et déplacer un très grand nombre de civils, et laisser la Libye sans leader et totalement désorganisée – un Etat en déliquescence. (Cela se voit et se dit maintenant tous les jours, ndlr)
Les raisons pour lesquelles l’establishment américain et les institutions occidentales sont prêts à saisir au vol la moindre chance de diaboliser puis de renverser un régime tel que celui de Mouammar Kadhafi, et ce, au nom de la protection des civils, alors qu’à d’autres moments ils ont sciemment ignoré le massacre de certaines populations, sont cependant très claires. Ce sont les exigences et les intérêts des puissances impériales occidentales qui sont à l’origine de cette dichotomie systématique dans le traitement de cas pourtant en apparence similaires.
Dans les cas que nous venons de comparer comme dans une multitude d’autres, les médias regardent ce que l’on pourrait appeler le modèle type du département d’Etat américain. Dans ce modèle type, tandis que les dirigeants des pays visés sont présentés comme dangereux ou mal intentionnés, et donc diabolisés, les dirigeants des pays alliés ou clients sont pour leur part au pire réprimandés pour quelque regrettable indiscrétion, leurs délits étant totalement occultés, minorés ou placés dans un contexte de circonstances atténuantes.
Aux Etats-Unis comme en France ou en Angleterre, l’adhésion d’une bonne part de la gauche à cette attitude dans le traitement des faits relatifs aux évènements de la Syrie et du Sri Lanka ne manque cependant pas d’être préoccupante, car tout tentative de résistance aux puissances impériales requiert l’opposition critique et correctement informée des intellectuels, médias et activistes de gauche qui vivent, travaillent et oeuvrent au sein même de ces puissances impériales. Au contraire, ce à quoi nous venons d’assister au cours de ces deux ou trois dernières années, c’est à la capitulation de la gauche. Elle a renoncé à se battre, et toute son attention, ses passions et son indignation morale ont été mises au diapason des exigences de l’Occident impérial. (Pour deux raisons, être au pouvoir et se faire du fric ! NDLR).
Cette mise au pas était déjà évidente tout au long des campagnes de démantèlement de la Yougoslavie (toujours en cours depuis 1991), ce qui permit finalement aux Etats-Unis et à l’ONU d’arracher par la force la province serbe du Kosovo (1999). La gauche avait alors massivement adhéré à l’idée que, dans ce cas précis, il s’agissait bien d’une ‘intervention humanitaire’ (si regrettablement tardive et aussi violente fut-elle). (Aujourd’hui, la Bosnie est à feu et à sang. Il n’y a pas de hasard ! NDLR).
Au cours des deux dernières décennies, de nombreux ténors de la gauche occidentale ont spontanément emboîté le pas à d’autres campagnes du même type, toutes soigneusement alignées sur les politiques américaines, qu’il s’agisse du Darfour, de l’Irak ou de l’Afghanistan. Mais la majorité de ces même ténors de la gauche, plus récemment, restèrent aussi enfermés dans leur mutisme lorsque furent exhumés les dossiers qui venaient corroborer le monumental amoncellement de preuves impliquant l’actuel dictateur du Rwanda, Paul Kagamé, et son Front patriotique rwandais (FPR), dans deux sinistres décennies de bains de sang incluant notamment leur prise de pouvoir au Rwanda même (1990-1994), puis leurs sanglantes campagnes dans la République du Congo, à partir de 1996.
Pour tout dire, cette ‘politique du génocide’ se poursuit sans détour à l’heure du prétendu avènement de la responsabilité de protéger et d’un ordre mondial nouveau érigé autour des droits de l’homme. Le principe fondamentalement politique des deux poids deux mesures demeure, lui, intact et solidement établi.
3. Introduction.
Avec l’anéantissement de leurs principaux alliés et ennemis en Europe comme en Asie au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis, qui n’avaient strictement subi aucun dommage direct, émergèrent de la guerre dans une position d’hégémonie politique, économique et militaire absolument exceptionnelle sur le plan international – « 50% de la richesse du monde pour seulement 6,3% de sa population » selon les termes du célèbre bilan d’après-guerre publié début 1948 par George Kennan au nom de la direction de la planification politique du département d’Etat. Saisissant parfaitement tout ce que signifiait cet avantage sans précédent, les dirigeants américains s’empressèrent de mettre au point des politiques susceptibles « de permettre [aux Etats-Unis] de maintenir ce niveau de disparité » en défendant agressivement et par tous les moyens possibles les avantages dont bénéficiait leur pays.
Le « complexe militaro-industriel » – dont parlait déjà Eisenhower en janvier 1961 et qui depuis plus de 70 ans encaisse pratiquement un dollar sur deux sur toutes les sommes consacrées de près ou de loin aux dépenses militaires partout dans le monde – et « l’empire des bases » américaines qui circonscrit la plus grande partie du globe –, qu’il s’agisse des bases mobiles que sont une armada de porte-avions ou de tous les sites militaires nucléaires ou conventionnels d’une OTAN qui ne cesse de gagner en puissance – reflètent et servent cette volonté d’enraciner et d’étendre indéfiniment les avantages que les Etats-Unis ont hérité de la guerre.
Pour pérenniser partout dans le monde les fondements de cette inégalité et servir au mieux les intérêts de leurs multinationales qui brûlaient de conquérir les marchés internationaux, les Etats-Unis durent braver de nombreuses révoltes nationalistes dans des pays dont les populations, longtemps colonisées, luttaient pour leur indépendance, leur autodétermination et de meilleures conditions de vie. La poursuite de cet objectif contre-révolutionnaire amena donc régulièrement les Etats-Unis à se ranger aux côtés des militaires et des élites locales ex-colonialistes afin de contenir et, partout où c’était possible, de faire plier et reculer un type de menace défini dans une enquête du Conseil de sécurité nationale comme « une demande populaire croissante pour une amélioration immédiate du bas niveau de vie des masses ».
Ces objectifs et cette idée de « menace » conduisirent dès lors les Etats-Unis à soutenir toute une kyrielle de dictatures, comme en Thaïlande, au Sud-Vietnam, en Indonésie, aux Philippines, en Afrique du Sud ou au Nigeria par exemple, ainsi qu’un nombre considérable d’Etats semi-fascistes dits « de sécurité nationale », en Amérique latine. Comme on l’a observé de longue date, ces gouvernements étant profondément antidémocratiques et le plus souvent enclins à pratiquer la torture, le « climat d’investissement » y était d’autant plus favorable que leurs populations y étaient complètement terrorisées, dépourvues de recours politique et dans l’impossibilité de faire bloc. Si leurs dictateurs locaux ne se montraient pas à la hauteur, une intervention militaire américaine directe était généralement déclenchée avec, comme dans le cas du Vietnam et plus récemment de l’Afghanistan et de l’Irak, des conséquences souvent dévastatrices sur le plan matériel et humain. Une estimation de William Blum montre que les Etats-Unis ont mené entre 1945 et 2009 des interventions militaires « extrêmement graves dans au moins 29 pays différents.
Bien évidemment, la justification de cette politique étrangère répressive et débridée n’a jamais été officiellement présentée comme particulièrement favorable au climat d’investissement, et moins encore comme visant à écraser toute revendication indigène en faveur d’une meilleure qualité de vie pour les populations du tiers-monde – bien que l’objectif de forcer l’ouverture des marchés vers l’international ait incontestablement une dimension idéologique. La rhétorique qui prévalait dans les milieux officiels, chez les intellectuels de l’establishment et dans les médias était au contraire invariablement celle de la « sécurité nationale » et de la « menace soviétique » qui y était étroitement liée dans la propagande classique de la guerre froide, et contre laquelle des peuples, des pays et des continents entiers avaient besoin d’une sorte de protection spéciale que seuls les Etats-Unis pouvaient offrir. Cette « menace pour notre sécurité globale sous la forme des hommes du Kremlin » (Kennan) était régulièrement invoquée, même lorsque c’était parfaitement ridicule, notamment lors du renversement de gouvernements démocratiques tels que celui de Mohammad Mossadegh en Iran, en 1953 (coup d’Etat organisé par la CIA) ou celui de Jacobo Arbenz au Guatemala, en 1954 (invasion mercenaire supervisée par les Etats-Unis).
Dans ces cas-là comme dans bien d’autres, cette prétendue « menace » servait toujours. Réflexe institutionnalisé d’après-guerre conservé jusque dans les années 1990, elle facilitait la diabolisation systématique de tous les pays que les Etats-Unis prenaient pour cible et entretenait la foi, si répandue chez nous, en « l’exceptionnalisme » de l’Amérique, en sa supériorité morale et en son immunité naturelle au regard du droit international. Il en résultait la normalisation de tout ce que l’Amérique pouvait décider de faire dans le cadre de sa politique étrangère, quel qu’en soit le degré de brutalité ou de criminalité. D’où aussi l’aptitude quasi illimitée et toujours très actuelle des médias, de l’intelligentsia et du public en général à accepter terrorisme, agression, crimes contre l’humanité et même génocides, dès lors qu’ils sont perpétrés ou soutenus par les Etats-Unis. …
… Pour l’establishment en question, médias inclus, il a toujours paru inconcevable que l’invasion américaine du Vietnam puisse être présentée comme une « agression » et moins encore décrite ou dénoncée comme ayant impliqué un gigantesque massacre, une série de massacres, un bain de sang, et à fortiori un génocide. Peu importe d’ailleurs que les campagnes de bombardements et de guerre chimique aient totalement ravagé le pays, laissant dans leur sillage quelque trois millions de morts sinon davantage et un nombre incalculable de blessés, mutilés, handicapés ou génétiquement atteints. …
… Les exécutions sommaires de la résistance vietnamienne, elles, étaient dénoncées avec véhémence comme des actions « terroristes », voire pire. Le travail que faisaient les médias pour occulter le véritable bain de sang, notamment en ressassant continuellement leurs histoires de MIA-POW, était précisément ce qu’un système de propagande était en droit d’exiger. Quant à la réaction de la « communauté internationale » à ces exterminations massives, elle restait pour le moins feutrée. …
… Le propos de ces deux ouvrages [Counter-Revolutionnary Violence et The Washington Connection and Third World Fascism] est hélas demeuré sinistrement actuel. Aujourd’hui encore, les principaux spécialistes en matière de « génocides » et de crimes de masse éludent consciencieusement les agressions américaines en Indochine ou les tueries épouvantables qui ensanglantèrent l’Indonésie en 1965-1966 – tout comme ils passent à la trappe les massacres et les destructions des guerres d’agression qu’ont menées les Etats-Unis et l’OTAN au cours de la dernière décennie.
*
NB. L’Organisation des Citoyens du Monde, qui veut porter la voix de tous les Citoyens de ce Monde, doit, elle, dénoncer absolument toutes les sortes de crimes contre l’Humanité, qui ne cessent d’ailleurs de s’étendre. Et déposer plainte contre leurs auteurs, leurs complices et leurs collabos devant toute juridiction compétente disposée à l’entendre. Un Citoyen du Monde ne saurait nier aucun génocide, puisqu’ils ont toujours été dirigés contre les Citoyens. Les grands de ce monde, par contre, ne reconnaissent que les génocides qui les arrangent. C’est cela, le véritable négationnisme !! Pour réussir à arrêter la barbarie en cours, nous devrons solliciter et recevoir le soutien et la collaboration de tous les scientifiques et intellectuels intègres, et de toutes les véritables organisations de Citoyens.
*
Le Vietnam et l’Indonésie passent aussi à la trappe, fin 2008, dans Scream Bloody Murder, le dernier documentaire de Christiane Amanpour, envoyée spéciale pour CNN, qui dresse l’inventaire des « génocides commis dans le monde ». Mais « le monde » d’Amanpour ne s’étend pas au-delà des cas politiquement corrects (les génocides néfastes) : l’Allemagne nazie, le Cambodge des Khmers rouges, l’Irak de Saddam Hussein, la Bosnie de 1992 à 1995, le Rwanda en 1994 et le Darfour pour la présente décennie. Pas de Vietnam ou d’Indonésie non plus dans le rapport Preventing Genocide de décembre 2008, présenté par la Genocide Prevention Task Force, basée aux Etats-Unis. (Evidemment, NDLR). …
… Mais les crimes les plus graves de tous – à savoir l’agression américaine du Vietnam, celle du Cambodge ou du Laos, le génocide américain contre le Sud-Vietnam ou les génocides menés par l’Indonésie contre les Indonésiens eux-mêmes en 1965-1966, puis contre le Timor oriental à partir de 1975 – ne relèvent en aucun cas des compétences des humanitaires occidentaux et ne peuvent tomber sous les coups d’une « justice internationale » mise en place et saisie exclusivement par les occidentaux eux-mêmes.
Une manière étonnamment politique de rendre la justice, non sans une pointe d’humour d’ailleurs, alors que nous sommes censés vivre désormais en un âge d’extrême sensibilité aux violations des droits de l’homme, alors qu’une « responsabilité de protéger » les populations civiles contre les actes de « génocides, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et épuration ethnique » a été proclamée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies, et alors que la Cour pénale internationale (CPI) a été désignée pour « mettre un terme à l’impunité » de ceux qui commettent « des atrocités propres à choquer profondément la conscience de l’humanité » – pour reprendre les termes du préambule au Statut de Rome qui fut à l’origine de la CPI.
Par un prodigieux concours de circonstances, en fait de « fin d’impunité », il s’avère que les 14 chefs d’inculpation lancés par la CPI vers l’été 2009 visaient exclusivement des ressortissants de trois pays d’Afrique noire (République démocratique du Congo, Ouganda et Soudan) épargnant soigneusement au passage l’Ougandais Yoweri Museveni et le Rwandais Paul Kagamé, sans doute le tandem d’assassins le plus épouvantablement prolifique qui sévisse actuellement sur le continent africain, mais clients très prisés du monde occidental – Kagamé en particulier, une véritable idole dans la plupart des pays occidentaux. Lors de ses fréquentes visites en Amérique du Nord, il est fêté en grand libérateur et chef d’Etat remarquable, tandis que chez lui, « il se fait l’hôte attentionné de maints représentants des élites des puissances mondiales – américaines en particulier », selon les termes du New Yorker, magazine réputé de gauche. On y trouve notamment Bill Clinton, le pasteur Rick Warren, Eric Schmidt (PDG de Google) ou Michael Porter (de la Harvard Business School). « Tous sont des amis et membres de son cabinet personnel de conseillers. » Kagamé apparaît aussi comme invité dans le documentaire d’Amanpour, Scream Bloody Murder, où on le traite d’ailleurs avec égards.
Il est aussi intéressant de souligner que les statuts de la CPI, de même que les règles qui régissent le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY ou Tribunal de La Haye) et le Tribunal pénal international pour les crimes du Rwanda (TPIR ou Tribunal d’Arusha), excluent de leur juridiction le crime d’agression. (*) A Nuremberg pourtant, ce crime fut défini comme « non seulement un crime international, mais le crime international suprême, différent seulement des autres crimes de guerre en ce qu’il porte en lui le mal accumulé de tous les autres ».
Les groupes de défense des droits de l’homme tels qu’Amnesty International (AI) ou Human Rights Watch (HRW) estiment eux aussi que l’agression ne relève pas de leur champ d’investigation. Défendant ce qu’ils appelaient leur politique officielle de « neutralité » sur les questions de guerre ou de paix au moment où les Etats-Unis et le Royaume-Uni se préparaient à lancer leur agression de mars 2003 contre l’Irak, les représentants de HRW expliquaient : notre « organisation ne porte pas de jugement sur la décision d’entrer ou non en guerre » et « ne soutient ni ne s’oppose à la menace d’une guerre contre l’Irak. … Nous n’avons aucun commentaire à faire quant à l’intense débat sur la légalité de la doctrine « d’autodéfense préventive avancée par le président Bush, ou sur la nécessité d’un aval du Conseil de sécurité de l’ONU pour le déclenchement d’une guerre ». (*)
Cette prétendue neutralité est bien sûr loin d’être stérile, car les Etats-Unis ainsi que leur principal client entendent bien disposer de la liberté de commettre quand et où bon leur semble ledit crime international suprême, et naturellement toutes les exactions de masse qui en découlent ; ce qu’ils ont déjà fait à maintes reprises des décennies durant et dans la plus totale impunité. L’adaptabilité de la « justice internationale » à ce principe d’exclusion – avec l’approbation des intellectuels et des médias de l’establishment – montre on ne peut plus clairement combien un tel système sied à la perfection aux exigences du plus fort. (*)
(*) NB. Les textes qui précèdent et la suite des évènements sur le terrain nous donnent à penser que les statuts de la CPI ont reçu cette forme-là pour permettre aux Etats-Unis et aux autres puissances occidentales de pouvoir perpétuer leurs agressions et leur contrôle des ressources et du marché, non seulement en toute impunité, mais en accusant leurs adversaires de leurs propres crimes.
Dans ses statuts comme dans ses pratiques, la CPI ne vaut guère mieux que les tribunaux ad hoc pour la Yougoslavie ou le Rwanda. Comme eux, la CPI mène des investigations sélectives, des poursuites sélectives et garantit évidemment, de l’autre côté du prétoire, une impunité sélective.
L’historique des grandes puissances – crimes contre la paix, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, nettoyages ethniques et autres génocides – montre assez bien combien le racisme demeure au centre de tout projet impérial. Les puissants, ceux qui sont au cœur même de ce projet, ont toujours été plutôt blancs et européens ou nord-américains, et leurs victimes plutôt non occidentales.
La conquête des Amériques et l’éradication de leurs populations indigènes se sont ainsi poursuivies pendant des décennies, soulevant des réticences pour le moins modérées de la part du monde chrétien pourtant si éclairé. Dans la traite négrière, la capture et la traversée de l’océan firent à elles-seules des millions de morts, pour ne rien dire du sort fait aux survivants. En Afrique même, les massacres à répétition et l’écrasement de toute résistance reposaient sur « la conviction inébranlable de la supériorité innée de la race blanche […], creuset par excellence de l’attitude impérialiste » ; une conviction sans laquelle les pratiques de massacres de masse ne pourraient nous sembler « moralement acceptables », écrit John Ellis. « Au mieux, les Européens regardaient-ils ceux qu’ils massacraient avec à peine plus qu’un simple dédain amusé. » (*)
Cette dynamique s’est toujours accompagnée d’un processus de projection par lequel les victimes de massacres et de dépossession étaient représentées comme « d’impitoyables sauvages » (Déclaration d’in dépendance des Etats-Unis), par les sauvages racistes qui les massacraient (**) et qui tenaient seulement de leur supériorité en termes d’armes, d’avidité et de brutalité, le potentiel de conquête, de destruction et d’extermination qui était le leur.
(*) 1. « Le nazisme, en transposant des non-Blancs aux non-Aryens cette dévaluation des êtres dits ‘inférieurs’, a commis le crime impardonnable de porter au cœur du monde européen une férocité jusqu’alors réservée à d’autres continents. » in La Férocité Blanche de Rosa Amelia Plumelle-Uribe.
2. Il est facile de constater que la plupart des guerres et des massacres yankees ont eu lieu en Amérique latine, en Afrique et en Asie.
3. Le pillage actuel des ressources minières par les multinationales occidentales, avec exploitation éhontée des populations, déportations et/ou massacres et pollution des sites a lieu principalement en Amérique latine et en Afrique. C’est une des constantes de la barbarie.
(**) A la lecture des témoignages sur la partie occultée des massacres du Rwanda et du Congo, vous constaterez que ceux qui les ont perpétrés étaient réellement des bêtes sauvages.
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Les institutions dominantes sont sans doute aujourd’hui bien plus complexes qu’elles ne l’étaient il y a 500 ou 5000 ans, mais elles ne fonctionnent en réalité guère différemment de celles qui les ont précédées au cours des âges. Tous les grands agresseurs projettent leurs pires défauts sur leurs victimes (les « terroristes », « militants », « fascistes » religieux et autres « nettoyeurs ethniques » des chaînes d’information en continu), tandis qu’eux-mêmes exterminent à des milliers de kilomètres de chez eux au nom de la patrie ou de la liberté. La diabolisation des véritables victimes et une gestion efficace des atrocités commises demeurent une constante qui permet de garder les habitants des puissances impériales suffisamment désinformés pour soutenir avec enthousiasme les grandes périodes de massacres. Le chemin qui va du « fardeau de l’homme blanc » aux régimes sélectifs de « droits de l’homme » et de « justice internationale » est en réalité bien plus direct que ne sauraient l’admettre ceux qui le parcourent aujourd’hui. Les Occidentaux de gauche suivent les mêmes étendards que leurs adversaires de droite, et lorsqu’ils héritent du même ordre du jour sanguinaire fraîchement estampillé « Le changement auquel nous pouvons croire », ils sont tout aussi va-t-en-guerre.
Ainsi Susan E. Rice, l’ambassadrice du président Obama auprès des Nations Unies, a-t-elle longtemps « plaidé pour des ‘coups de force’ contre les génocides et les massacres » nous dit le New York Times. Comme nombre de ses contemporains, Rice croit en « l’émergence d’une norme internationale qui reconnaît la « responsabilité de protéger » les civils innocents confrontés à une extermination de masse dont leurs gouvernements ne peuvent ou ne daignent pas les protéger ». « Et jamais, ajoute-t-elle, cette internationale ‘responsabilité de protéger’ n’est aussi impérative que dans les cas de génocides. »
Cependant, pour Rice comme pour tout le reste de l’élite politique américaine, il va sans dire que cette prétendue norme fonctionne nécessairement en sens unique : de Washington vers le reste du monde – aux Etats-Unis seuls l’apanage de légiférer, de faire appliquer les lois, d’être à la fois le juge et le jury, etc. « La communauté internationale a la responsabilité de protéger les populations civiles contre les violations du droit humanitaire international lorsque les Etats sont incapables de le faire ou s’y refusent », déclarait Rice au Conseil de sécurité de l’ONU, dans son discours inaugural, fin janvier 2009. Mettant tranquillement dans le même sac « cinq millions de morts » en République démocratique du Congo (RDC), les rebelles de l’Armée de résistance du Seigneur en Ouganda, qui « a pendant des années terrorisé les populations civiles », et le « génocide du Darfour » que « les Etats-Unis resteront inflexibles sur leur engagement à sauvegarder les droits de l’homme et à mettre un terme aux violations du droit humanitaire international, tant en conjonction avec les Nations Unies qu’à travers les autres combats que nous menons de par le monde ».
Notons que dans son inventaire des populations d’Afrique noire dignes de bénéficier de la « responsabilité de protéger », Rice dédaigne d’inclure les victimes des effroyables hécatombes dans lesquelles se sont illustré deux fidèles clients des Etats-Unis, Museveni et Kagamé, pour asseoir leur autorité, et qui depuis 1996 ont largement démembré le Congo voisin, contribuant chacun de son côté à un nombre de morts plus de 15 fois supérieur à celui du « génocide du Darfour » (A suivre prochainement, « Le Rwanda et la République démocratique du Congo », p.73 à 92, ainsi que la conclusion). Inutile de dire qu’elle s’est aussi soigneusement dispensée de rappeler le moins du monde la détermination de son propre gouvernement à violer le droit humanitaire international et la Charte des Nations Unies, ou les massacres de masse qui font sa renommée. Il est clair que la prétendue « responsabilité de la communauté internationale de protéger les populations civiles » ne s’étend tout simplement pas aux victimes du gouvernement auquel Rice a prêté serment. …