Par Jean-Pierre Mbelu
Demander que le débat suscité par l’adhésion d’Elikya Mbokolo au FCC soit approfondi, c’est chercher à aller au-delà de son côté émotionnel. C’est chercher à comprendre pourquoi, dans la guerre raciste et de prédation menée contre le Congo-Kinshasa depuis l’assassinat de Lumumba (et même avant), l’intellectuel congolais est dans la ligne de mire ou des partisans de l’avènement d’une société progressiste ou dans celle des forces vassalisantes.
De prime abord, je rappelle que viser l’intellectuel pour en faire »un expert en médiocratie » n’est pas une spécificité congolaise. Depuis des milliers d’années et à quelques exceptions près, enseigne Noam Chomsky, »le rôle des intellectuels (…) consiste à faire en sorte que les gens soient passifs, obéissants et programmés » afin que leur éveil ne puisse pas mettre à mal les privilèges des puissants, des dominants.
La lutte pour l’enchaînement de la pensée n’est pas une spécificité congolaise
Contrôler les masses, fabriquer le consentement et tenir les citoyens loin des débats publics rationnels, etc. sont des rôles assignés à l’intellectuel, propagandiste des idées et de la classe dominantes. L’éveil des consciences fondé sur les idées progressistes, c’est-à-dire rendant l’humain capable de réaliser le meilleur de lui-même en tant qu’un être pour soi et un être avec (les autres), libère. Or, »plus une société devient libre, plus il est difficile d’utiliser la force, plus il faut déployer d’énergie pour contrôler les opinions et les comportements. Ce n’est pas par hasard si l’industrie de la propagande est née en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis ». Donc, pour éviter cette libération-émancipation des esprits, plusieurs moyens sont mis à profit ; les énormes firmes de relations publiques, de publicité, d’art graphique, de cinéma, de télévision, etc.
Le côté émotionnel du débat sur l’adhésion du professeur Elikya Mbokolo au FCC risque de pousser plusieurs d’entre nous à croire que la lutte pour l’enchaînement de la pensée est une spécificité congolaise. Non. Ce débat devrait être replacé dans un cadre beaucoup plus large permettant de comprendre que »la défaite de la raison » est de plus en plus la chose la plus partagée au monde. Cela étant, la justification de la qualité d’intellectuel par des diplômes ne suffit plus.
Le côté émotionnel du débat sur l’adhésion du professeur Elikya Mbokolo au FCC risque de pousser plusieurs d’entre nous à croire que la lutte pour l’enchaînement de la pensée est une spécificité congolaise. Non. Ce débat devrait être replacé dans un cadre beaucoup plus large permettant de comprendre que « la défaite de la raison » est de plus en plus la chose la plus partagée au monde.
La fabrique des experts procède de plus en plus par l’imposition d’une seule culture, d’une culture hégémonique comme étant l’unique modèle à reproduire. (Quelques livres peuvent aider à mieux étudier cette question : S. GEORGE, La pensée enchaînée. Comment les droites laïque et religieuse se sont emparées de l’Amérique, Paris, Fayard, 2007 ; C.-E. de SAINT GERMAIN, La défaite de la raison. Essai sur la barbarie politico-morale contemporaine, Paris, Salvator, 2015 ; A. DENEAULT, La médiocratie, Paris, Lux, 2015 ; A. DENEAULT, Le totalitarisme pervers. Aux origines de la médiocratie, Rue de de l’échiquier, 2017 ; J.-P. MBELU, A quand le Congo ? Propositions & réflexions pour un panafricanisme des peuples, Paris, Congo Lobi Lelo, 2016)
Si l’intellectuel-expert est souvent »un prophète de la cour des grands » les caressant dans le sens de leurs poils, il y a un autre modèle d’intellectuel, proche du »nabi » de la Bible. »En Occident, soutient Noam Chosmky, on l’a traduit par »prophète ». En fait, il désigne l’intellectuel. Ceux qu’on appelait des prophètes se livraient à des analyses politiques et prononçaient des jugements moraux. A l’époque de la Bible, ils étaient haïs et méprisés. On les jetait en prison ou on les envoyait dans le désert, parce qu’ils étaient dissidents. » Les flatteurs, eux, étaient applaudis.
Le « nabi biblique » et l’intellectuel expert
Ce qui distingue le modèle proche du »nabi biblique » de »l’autre intellectuel-expert », c’est sa capacité d’analyse politique, son engagement pour la justice sociale, la paix et le droit ; la haine, le mépris et la prison qui en découlent. L’intellectuel proche du »nabi biblique » est un dissident vis-à-vis du pouvoir établi, des dominants, de leurs proxys et/ou de leurs »nègres de service ». Il est, en quelque sorte un intellectuel organique. Dès que cela est perdu de vue, le risque du relativisme devient grand. On croit facilement que tous les choix s’équivalent.
Persévérer dans la lutte pour la justice sociale, la paix et le droit;tenir dans le mépris, la haine et la prison, cela n’est pas toujours facile. Il arrive que naissent des groupes d’opportunistes passant d’un camp à l’autre selon les circonstances. Ou des groupes d’extrémistes qui, au nom du nihilisme, veulent imposer le sacrifice suprême et à eux-mêmes et aux autres pour qu’à jamais triomphent les passions heureuses. Ou encore des intellectuels courageux déterminés, au nom de la dignité congolaise et du patriotisme, à convertir l’impossible en possible ; contre vents et marées. Un débat émotionnel sur la question de l’intellectuel congolais peut être simplificateur et éviter sa complexité. Il peut être expéditif et refuser de questionner l’histoire.
Ce qui distingue le modèle proche du « nabi biblique » de « l’autre intellectuel-expert », c’est sa capacité d’analyse politique, son engagement pour la justice sociale, la paix et le droit ; la haine, le mépris et la prison qui en découlent. L’intellectuel proche du « nabi biblique » est un dissident vis-à-vis du pouvoir établi, des dominants, de leurs proxys et/ou de leurs « nègres de service ».
En lisant et en analysant le Manifeste des Universitaires Congolais, je les trouve suffisamment proches du »nabi biblique ». Ils veulent être »la lumière » pour les populations congolaise et éviter de se livrer à la politique du ventre. Ils décrient »un pouvoir illégal et illégitime » tout en prenant soin d’indiquer que »le président de la République » pourrait commettre un crime de haute trahison s’il ne respectait pas son serment constitutionnel.
J’avoue que ce discours officiel me dérange. Certains des miens ne l’acceptent pas. Pourquoi ? Il ne dit pas de quoi »Alias Joseph Kabila » est le nom. Ce monsieur n’est pas venu au Congo=Kinshasa pour participer aux élections et il n’en n’a jamais gagné. Ce n’est pas un hasard que, l’un de ses ex-proches, Moïse Katumbi, ait fait un jour allusion aux élections-pièges-à-cons de 2005 et de 2011 en parlant de »faux penalties ». Ignorer l’histoire d’ »Alias Joseph Kabila » comme »Cheval de Troie » de Paul Kagame et comme »un jeune manipulable » pour les multinationales et se contenter de ne parler que de ce que »la Constitution » lui permet ou lui interdit, c’est se livrer à »un constitutionnalisme sans histoire ».
Pour une Révolution Culturelle indispensable à la renaissance d’un autre Congo
Les Universitaires signataires du Manifeste auraient mieux fait de dépasser le cloisonnement des disciplines en ajoutant des éléments historiques »vrais » pour fonder l’usurpation du »pouvoir-os » par un mercenaire. Cela sortirait le pays d’une fausse lecture de notre histoire collective. Ils critiquent l’adhésion d’un professeur (au FCC) reconduisant l’histoire officielle en se servant de la même histoire officielle, sans une remise en question informée par toute la documentation dont plusieurs d’entre nous disposent actuellement sur la guerre raciste de prédation, perpétuelle et de basse intensité que le pays connaît depuis plusieurs années. Là, il y a un problème d’interdisciplinarité qui leur échappe.
Décrier « les prophètes de la cour », les tambourinaires, les thuriféraires et les autres faussaires à partir d’une approche interdisciplinaire pourrait permettre de poursuivre pendant longtemps le débat sur la question de l’intellectuel congolais et de la guerre contre l’intelligence dans un pays.
A mon avis, une éthique reconstructive négligeant l’interdisciplinarité (et surtout le devoir de mémoire) pourrait conduire le pays au plus profond du gouffre où il se trouve déjà. La lettre de Gloria Senga semble prendre un peu plus la dimension historico-éthico-économique de l’affairisme de »la kabilie » en compte que le Manifeste des Universitaires.
Décrier »les prophètes de la cour », les tambourinaires, les thuriféraires et les autres faussaires à partir d’une approche interdisciplinaire pourrait permettre de poursuivre pendant longtemps le débat sur la question de l’intellectuel congolais et de la guerre contre l’intelligence dans un pays où l’espace public est verrouillé depuis l’assassinat de Lumumba jusqu’à ce jour.
Ce débat-ci va au-delà de l’émotion causée par l’adhésion d’un »mort » au Front Commun Contre les Congolais(es). Il pourrait conduire aux propositions faites pour une Révolution Culturelle indispensable à la renaissance d’un autre Congo.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961