Par Jean-Pierre Mbelu
« Ils vendent le juste pour de l’argent, le malheureux pour une paire de sandales. » (Amos 2, 7)
Plusieurs siècles après la traite négrière, il serait illusoire de croire que la pratique esclavagiste a pris fin dans plusieurs de nos contrées africaines. Au Congo-Kinshasa, des « jeunes nègres » peuvent être achetés pour dix (10) dollars et être enchaînés, le temps d’une marche « pour la démocratie ». Ils affichent une mine défaite. Mais ils marchent quand même, le temps d’ exécuter « ce travail forcé » au nom du « plein » que « les négriers des temps modernes » doivent faire dans les rues de Kinshasa afin se prouver hypocritement à eux-mêmes et à « leurs parrains » qu’ils tiennent encore ces « jeunes nègres » en laisse. Que l’indépendance réelle du pays et sa souveraineté peuvent être renvoyées au calendes grecques.
Après « ce travail forcé », ces « jeunes nègres » passent tout de suite aux aveux. Certains brûlent les effigies de « leurs négriers ». D’autres montrent le reste de l’argent qu’ils ont perçu. D’autres encore organisent des marches pour réclamer « leur dû ».
La chosification du Moto au pays de Lumumba
C’est à peu près à ces scènes que plusieurs d’entre nous ont assisté après « la marche organisée » à Kinshasa le 23 juillet 2020. Les réseaux sociaux aidant. Pero Luwara en a rendu compte dans cette vidéo (dont je ne partage pas certaines orientations). Il est curieux que ces « négriers des temps modernes » ne soient pas (encore) poursuivis en justice dans »notre Etat de droit » pour des pratiques esclavagistes en plein 21ème siècle et en plein jour !
La réification de l’humain se porte très bien au Congo-Kinshasa. L’humain est traité comme une chose, un objet, une marchandise. Avec toutes les conséquences que cela comporte.
Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Que l’esclavagisme est banalisé au Congo-Kinshasa par « les affairo-mafieux » et les autres compradores. Il y a va de « leur pouvoir-os ». Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Que la réification de l’humain se porte très bien au Congo-Kinshasa. Que l’humain est traité comme une chose, un objet, une marchandise. Avec toutes les conséquences que cela comporte. Il peut être acheté, vendu, détruit par ces « affairo-mafieux » et compradores sans qu’aucune sanction ne s’en suive.
Dans ce contexte, 200 congolais peuvent être tués en un seul jour et ces « affairo-mafieux » et compradores refusent d’organiser un deuil national ou de mettre le drapeau du pays en berne. Pourquoi ? Des choses, des objets, des marchandises écrasés ne nécessitent pas qu’un deuil soit organisé en « leur mémoire ». Comment « le Muntu » est-il devenu « une chose », « une tshintu », une « eloko » au cœur de l’Afrique ? Comment sommes-nous passés, à quelques exceptions près, à la chosification du « Moto » au pays de Lumumba ? Et pourquoi ?
La famille, l’école et l’université ont failli à leur tâche
Il me semble que l’esclavage comme paradigme négatif n’a pas été suffisamment pensé collectivement pour être détruit dans les cœurs et les esprits et remplacé par le paradigme humanisant de la dignité ; que les rapports de force entre les esclavagistes d’hier et d’aujourd’hui peinent à être renversés. Le même paradigme perdure avec son lot de décivilisation. La famille, l’école et l’université ont failli à leur tâche. Elle n’ont pas enseigné, sur le temps long, l’ontogenèse et ses conséquences éthiques (du « bomoto »).
Le même paradigme perdure avec son lot de décivilisation. La famille, l’école et l’université ont failli à leur tâche. Elle n’ont pas enseigné, sur le temps long, l’ontogenèse et ses conséquences éthiques (du « bomoto »).
Le « Muntu », le « Moto » est ontogénétiquement un être soi et pour soi, un être avec et pour autrui. L’être avec et pour soi et avec et pour autrui né socialement et culturellement à la dignité, à la fierté, au respect. Il meurt à tout ce qui appauvrit et annihile cette dignité, cette fierté et ce respect pour devenir « un humain vrai », un « muntu mushuwashuwayi » capable du « vivre ensemble », c’est-à-dire d’une éthique de responsabilité et de vie en commun.
La crise sociale et culturelle née de l’esclavage en a fait un objet, une marchandise. Cette débâcle est en train d’atteindre un gouffre sans fond au cœur de l’Afrique. La socialisation et la culturalisation par l’argent (la marchandise, « les bintu »), par « le pain » et « les jeux », détruit « le bomoto », elle réifie l’humain congolais et confère aux « affairo-mafieux » qui les pratiquent une toute-puissance illusoire. Ils peuvent écraser et tuer « leurs objets », « leurs marchandises », « leurs bintuntu » et se croire tout-puissants du moment qu’ils jouissent d’une impunité sans faille. Ils peuvent même croire qu’ils sont des « dieux ». Leur déification marche de paire avec la réification des masses populaires.
Pour un leadership collectif
Le renversement de ce rapport de force pourrait être le début de leur descente aux enfers. Le jour que les majorités populaires chosifiées, portées par un leadership collectif ayant de la voyance, comprendront qu’elles doivent se « déifier », c’est-à-dire devenir, être les « Créateurs », « les démiurges » de leur propre destinée, ces « faux dieux » vont soit fuir, soit être jugés, soit retrouver le sens de la réalité.
Dans ce contexte, que peut bien signifier « comprendre » ? Trois choses :
Primo, étudier collectivement, dans les communautés de base, dans les collectifs citoyens et à travers « les kinzonzi », la famille, (l’école et l’université revues et corrigées) la signification de l’esclavage d’hier et d’aujourd’hui ; en identifier les auteurs, les acteurs, les théories et les moyens dont ils se servent pour asservir et réifier les masses populaires congolaises. Secondo, méditer sur cela approfondir cela, pour avoir suffisamment de lucidité et de discernement. En avoir une connaissance claire et nette. Tertio, s’organiser majoritairement pour agir en étant porté par un leadership collectif ayant de la voyance. Et agir sur le court, moyen et long terme au cœur d’un grand mouvement populaire où les jeunes sont majoritaires.
Le jour que les majorités populaires chosifiées, portées par un leadership collectif ayant de la voyance, comprendront qu’elles doivent se « déifier », c’est-à-dire devenir, être les « Créateurs », « les démiurges » de leur propre destinée, ces « faux dieux » vont soit fuir, soit être jugés, soit retrouver le sens de la réalité.
Pourquoi ? Ils devront prendre (et passer) le relais afin de poursuivre la lutte en allant, comme le dirait Mao, d’échec en échec, jusqu’à la victoire finale. Comprendre n’est pas à confondre avec un savoir théorique vague. Il est, dans notre lutte commune, étude collective, connaissance et conscience, discernement et lucidité et action sur le court, moyen et long terme.
Sans ce « comprendre » (« tshumvuidi ») sur le temps long, sortir de l’esclavage où nous sommes plongés pendant plus de cinq siècles risque d’être à jamais une pierre de Sisyphe. Dieu merci ! Pendant que nos « jeunes nègres » traînaient leurs chaînes dans les rues de Kinshasa derrière « les négriers des temps modernes », d’autres, un peu plus éveillés, préparaient la célébration de la révolution cubaine du 26 juillet… Voilà ! Tout ne semble pas être perdu au cœur de l’Afrique…
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961