Par Jean-Pierre Mbelu
Identifier les acteurs majeurs et mineurs de la descente du Congo-Kinshasa en enfer ; connaître le fonctionnement de leurs réseaux, les stratégies et les structures dont ils se servent tout au long de l’histoire, etc. est un exercice difficile et salutaire pour des analyses pouvant participer de la création d’un imaginaire alternatif dans le chef des forces du contre-pouvoir congolais. Cela peut être utile dans la quête d’un projet de société participatif et alternatif dont le Congo-Kinshasa a besoin pour rompre avec la tragédie néocoloniale qui lui est imposée. Etudier le cas de Mobutu, dans ce contexte, nous semble important.
La fronde menée contre Mobutu vers les années 1980 et surtout vers les années 1990 semble n’avoir pas beaucoup tenu compte de ses origines politique et sécuritaire. Pour rappel, agent des services de sécurité étrangers, Mobutu fut aussi ‘’une créature politique occidentale’’[1]. Les derniers documents déclassifiés du Foreign Affairs US traitant de l’assassinat de Lumumba et des conséquences (proches et lointaines) de l’intervention de la CIA au Congo-Kinshasa sont très éloquents à ce sujet.[2] Avec Mobutu, l’Occident (le 1% d’oligarques d’argent et leur Etat invisible) a procédé à la poursuite de la colonisation du Congo par le biais de la dette et la dictature. Ses ‘’tueurs à gage économiques’’ que sont la Banque mondiale et le FMI ont été mis aux trousses de Mobutu quelque temps après l’assassinat de Lumumba aux dépens des statuts de ces IFI[3]. Mobutu a bénéficié des prêts de ces IFI déjà en 1962.
Prenons le cas de la Banque mondiale. Eric Toussaint note que « la Banque a agi de manière répétée en contradiction avec l’article IV de ses statuts. En effet, la Banque opère régulièrement des choix en fonction de considérations politiques. La qualité des politiques économiques menées n’est pas l’élément déterminant dans son choix. La Banque a régulièrement prêté de l’argent aux autorités d’un pays en dépit de la mauvaise qualité de sa politique économique et d’un haut niveau de corruption : l’Indonésie et le Zaïre en sont deux cas emblématiques. Plus précisément, les choix de la Banque relatifs à des pays qui représentent un enjeu politique majeur aux yeux de ses principaux actionnaires sont régulièrement liés aux intérêts et à l’orientation de ceux-ci, à commencer par les Etats-Unis. [4]»
Les enjeux stratégiques et politiques US Vs La bonne gouvernance
La mauvaise gestion des prêts octroyés au Congo-Kinshasa par ces ‘’tueurs à gage économiques’’ par Mobutu interposé va constituer pour eux un stimulant les poussant à endetter davantage ce pays. Le rapport rédigé par le banquier allemand, Erwin Blumenthal en 1982, ne changera rien à cette pratique. « La très mauvaise gestion économique et le détournement systématique par Mobutu d’une partie des prêts n’ont pas amené le FMI et la Banque mondiale à arrêter l’aide au régime dictatorial de Mobutu, écrit Eric Toussaint. Il est frappant de constater, qu’après la remise du rapport Blumenthal, les déboursements effectués par la BM ont augmenté. Ceux du FMI également. Manifestement, les choix de la Banque et du FMI n’étaient pas principalement déterminés par le critère de la bonne gestion économique. Le régime de Mobutu était un allié stratégique des États-Unis et d’autres puissances influentes au sein des institutions de Bretton Woods (cela comprend la France et la Belgique) tant que dura la guerre froide. [5]» Bref, pour ces IFI, les enjeux politiques et géostratégiques l’emportent sur le critère de la bonne gestion économique. (Il est curieux que les pays actionnaires dans ces IFI puissent être les mêmes qui ont des Instituts et des ONG évaluant le niveau de corruption des pays du Tiers Monde où leurs enjeux stratégiques et politiques la favorisent !)
Mais pourquoi les enjeux stratégiques et politiques US l’emportent-ils sur le respect du critère de la bonne gestion économique et des autres règles idoines des statuts de ces IFI quand elles opèrent dans le Tiers Monde ? Pour une raison toute simple : elles participent, dès leur création, à l’expansion de l’empire US. Aussi, l’idéologie expansionniste US n’est-elle pas (uniquement ?) le fait des institutions formelles officielles. Elle relève de l’Etat profond. Celui-ci peut être appréhendé comme une coordination (au noir) de plusieurs ‘’clubs’’ tels que le CFR (Council of Foreign Relations), le Siècle, la Trilatérale, etc. au sein desquels opèrent des hommes politiques, des journalistes, des syndicalistes, des membres des services de sécurité, des universitaires et d’autres administratifs majoritairement occidentaux pour favoriser l’avènement d’un ordre mondial[6] dominé par les USA et ses multinationales.
La création du Groupe de Bilderberg en 1954 et de la Trilatérale en 1973 est à inscrire dans ce projet. Il est porté par ces institutions informelles chargées de manipuler, de soumettre et de noyauter les institutions classiques, l’opinion nationale et internationale en travaillant, patiemment et sur le temps, à la fabrication de leur consentement sur la nécessité d’imposer au reste du monde l’hégémonie US. Qu’elles soient de gauche, du centre ou de droite ; qu’elles soient démocrates ou républicaines, elles doivent adhérer à tout ce qui concourt à cette hégémonie. Pour quelle fin ? « Il faut, disait en conclusion des débats (menés à Davos en 1971), H. Perlmutter (économiste américain du CFR), que d’ici 1991, nous ne soyons plus qu’environ 300 multinationales pour contrôler tout ce qui concerne la recherche, l’exploitation et la répartition dans le monde des matières premières clefs de notre époque. »[7] Ce contrôle assure aux USA leur place de la grande puissance mondiale indépassable.
Disons que les enjeux géostratégiques et politiques US sont portés à la fois par les institutions et les structures formelles et informelles. Et ce sont ces dernières qui téléguident les premières, dans l’ombre. Cela est indispensable à savoir pour mieux comprendre les discours des bonnes intentions des institutions formelles.
Historiquement, quand tombe le mur de Berlin, les USA se sont déjà fixés, plus de deux décennies un peu plus tôt, un objectif à atteindre en passant par la destruction des Etats-nations : un ordre mondial qu’ils dominent.
La guerre de libération de l’AFDL et la logique expansionniste et néolibérale
En Afrique, plusieurs pays organisent des Conférence Nationales Souveraines. C’est-à-dire des rencontres citoyennes dressant des bilans critiques des années ayant suivi les indépendances formelles de leurs pays en vue de baliser un avenir meilleur. Sans peut-être s’en rendre compte, ces CNS allaient à l’encontre du nouvel ordre mondial US cherchant à détricoter, petit à petit, les Etats-nations au profit de grandes zones supranationales. (Le coup a déjà réussi en Europe avec la création de l’Union Européenne, une œuvre influencée par le CFR et le Bilderberg.) La destruction de la Nation Congolaise bâtie, malgré tout, avec l’apport d’un membre de la CIA et des multitudes des Congolais(es) et sa profonde transmutation en ‘’Etat raté’’ vont s’inscrire dans cette logique de la transformation du monde en un vaste marché néolibéral contrôlé par l’Etat profond US. En d’autres termes, la guerre de basse intensité menée par cet Etat profond anglo-saxon au Congo-Kinshasa avec les proxies rwandais et ougandais s’inscrit dans cette logique expansionniste et néolibérale. Quand ce pays sera proclamé libéré le 17 mai 1997, cela signifiera en profondeur qu’il est mis sous tutelle anglo-saxonne avec la complicité de l’ONU.
Les consultations initiées par Mobutu en janvier-février 1990 et la CNS (07 août 1991- 06 décembre 1992) n’ont pas impliqué de près ou de loin les acteurs majeurs du ‘’nouveau désordre mondial’’. Ce faisant, les Congolais(es) ont procédé à un diagnostic insuffisant du ‘’mal zaïrois’’. Il pourrait en être de même si le dialogue demandé par l’opposition congolaise participant majoritairement au programme ‘’Tomikotisa’’ coaché par ‘’les supplétifs’’ des acteurs majeurs de ce ‘’nouveau désordre mondial’’ n’implique pas ceux qui ont confisqué le cuivre, le coltant, l’uranium, le cobalt congolais, etc. comme l’explique très bien notre compatriote Kambale Musavuli sur Ingeta Web[8].
Quand nous disions que Mobutu devait partir, nous prenions comme partenaires soutenant les efforts déployés pour sa chute des agents d’un ‘’nouveau désordre mondial’’ fondé sur la disparition des Etats-nations et dont les vues sur le Congo-Kinshasa étaient aux antipodes de celles des Congolais(es) luttant pour un pays souverain. Quand nous demandons aujourd’hui, pour plusieurs d’entre nous, que ‘’le raïs’’ parte, nous ne donnons pas toujours l’impression d’avoir tiré de leçons substantielles de ce passé pas très lointain. (à suivre)
Mbelu Babanya Kabudi