Récension d’Ernest Bula Kalekangudu du livre Racisme, identité et citoyenneté (1619-2019). L’Amérique noire interpelle l’Afrique (Editions universitaires européennes, Kinshasa, 2020, 396p.) de Philémon Mukendi Tshimuanga.
Dans un monde en proie aux injustices et aux inégalités entre les peuples fondées sur la race, nombreux sont des ouvrages qui depuis des siècles, exhortent à la reconquête de la liberté et de la dignité de la race noire au prix d’une lutte farouche.
C’est l’optimisme porté par cette lutte que l’ouvrage de Philémon Mukendi Tshimuanga, professeur à l’Université Pédagogique Nationale et à l’Université Catholique du Congo (Kinshasa), dépeint à renfort d’idées et d’arguments empruntés à l’histoire d’une « longue expérience de l’oppression et du mépris » de la race noire à travers la traite négrière et l’esclavage. Cet optimisme montre que l’oppression d’une race n’est pas fatale ou qu’elle ne le restera pas toujours, tant il est vrai, au dire de P. Ngandu Nkashama « qu’il n’y a pas d’arbre qui tienne contre les bourrasques, qu’il n’y a pas de pierre qui résiste pendant des millénaires aux petites gouttes de pluie. Elle finit toujours par s’éroder, par s’effriter »
Une perception raciste du Noir qui « persiste dans les productions occidentales contemporaines »
Avec une touche d’auteur bien assis dans l’histoire et l’actualité, P. Mukendi condense ses idées en trois parties d’inégales longueurs. La première partie (pp.10-121) décrit la traite négrière et l’esclavage comme l’illustration dans l’histoire de l‘humanité de l’avilissement de l‘être humain. En effet, en 5 chapitres, l’A. montre que cet avilissement par ailleurs radical a reçu une ampleur inédite conférée par l‘économie capitaliste du profit. « La traite négrière est inséparable du capitalisme dont les principes furent, dès l’origine, l’initiative privée, la recherche du profit illimité, la libre concurrence entre acteurs économiques ainsi que l’exploitation d’un groupe par un autre » (p.31).
Cet homme exploité et ravalé au rang d’un objet, d’une bête et d’une marchandise, c’est bel et bien l’homme noir capturé en Afrique par des méthodes les plus ignominieuses et rendu esclave dans des conditions inhumaines en Amérique et en Europe. L ‘on comprend que l’esclavage ou la traite par les Européens est « spécifique par sa durée, sa cruauté ainsi que son caractère commercial et déshumanisant » (p.33). A en croire bien d’auteurs, le racisme anti-noir né en 1619 de la traite négrière et de l’esclavage, confirmé par la colonisation et le néo-colonialisme actuel a été et est légalisé et légitimé dans la culture et les mentalités occidentales sur fond des convictions religieuses et des bases scientifiques appuyées par l’Eglise et des auteurs tels que Gomes Eanes de Zurara (XVe S), E. Tylor (XVIIe s), Hegel (XIXe S), Arthur de Gobineau (XIXe S), Charles Darwin et Mendel (XIXe S), etc.
Il est évident que cette perception raciste du Noir qui « persiste dans les productions occidentales contemporaines » (p.76) et qui a été exacerbée par des réactions à l‘ascension de personnalités noires en Europe et aux USA » (p.81), a eu des conséquences pernicieuses. Ainsi, citant Edem Kodjo, l’A. salue en cette perception une tragédie qui « a désorganisé la société africaine jusques dans ses profondeurs » (p.47). Que des traumatismes sur les plans individuel, social, politique et économique!
Sur le plan individuel, on a assisté chez le Noir en Amérique, Europe ou Afrique, à la perte de toute confiance en soi, à la haine de soi et au complexe d’infériorité vis-à-vis du Blanc. Sur le plan social, c’est l’anéantissement éthique qui s’est traduit par le dépeuplement de tout un continent et l’ébranlement des valeurs telles que le respect de la vie, le sens de la dignité humaine et la solidarité. Sur le plan politique, on a vu émerger une élite locale parasitaire et compradore défendant et protégeant, les intérêts étrangers en Afrique. Sur le plan économique, il y a eu paupérisation de l’Afrique dans le système mondial la condamnant à une économie d’extraversion dont l’unique rôle est d’être pourvoyeur de main d’œuvre servile, des matières premières et de consommateur d’articles manufacturés occidentaux.
Face à ce présent dramatique et un avenir incertain corroboré par de grands hommes politiques et certains journalistes occidentaux dans les médias, l’A. réagit. Le Noir ne doit pas voir dans le « racisme systémique et institutionnel destructeur » une fatalité. « La race », dit Molefi Kente Asante cité, « est un concept politique, dépourvu de toute base scientifique » (p. 71) Le Noir n’est pas inférieur au Blanc. Cécile Kyenge, Christiane Taubira, Danièle Obono et Barack Obama, n’ont-ils pas montré de grandes qualités intellectuelles et humaines, n’ont-ils pas réussi leur intégration dans la société occidentale au point d’y exercer le pouvoir d’Etat avec une compétence incontestable ? Comment expliquer que ces sommités, loin de faire reculer le racisme, l‘aient exacerbé ? (p.82). N’y a-t-il pas aux USA une centaine de savants et inventeurs noirs ? (pp.86-92) L‘ordre raciste du monde relève de l’idéologie. Il est l’expression de la suprématie blanche sur le monde. Le grand défi à relever pour l‘Afrique, c’est l’instruction de son histoire aux jeunes, c’est son progrès. A ces conditions adviendra « l’Afrocentricité » que secrète déjà fort heureusement l’émergence d’une classe noire moyenne aux USA et en Europe, et qui n’est rien d’autre que le fait pour le Noir de se réconcilier à soi, à son histoire, dans la solidarité entre les Noirs d’Afrique et de la diaspora.
L’exemple de la communauté noire aux USA
Un adage dit : « Il faut avoir dans son sac une chanson pour chaque peine ». C’est imbu de la logique de cet adage que la deuxième partie de l’ouvrage(pp.122-254) montre comment la communauté noire aux USA ne pouvait pas s’accommoder de l’esclavage et de l’oppression déshumanisants. D’où plusieurs formes de résistance culminant dans la grande contestation des années 60 ont été mises à contribution pour une cause commune : la survie, une vie meilleure, la justice, la liberté, la dignité, bref une citoyenneté « complète », non « tronquée » et « concrète ». Ces formes de résistance, entre autres, de la capture à la traversée, sont : le suicide, la grève de la faim, la révolte sur les bateaux négriers, la dénonciation de la traite par des souverains africains de certains royaumes, des maquis actifs et le mouvement abolitionniste devenu un mouvement de masse « sous l’impulsion de personnalités telles que Lloyd Garrison ou John Brown ». (Chap. I). C’est aussi l’engagement pour l’instruction qui arrache des milliers de Noirs aux griffes de l’ignorance, fait naître des écoles et des universités qui produiront plus tard de grands esprits et des combattants intrépides (Chap. II). C’est enfin la promotion d’une culture et d’une religion au service de la libération (Chap. III et Chap. IV). Désormais musique, littérature, théâtre, cinéma et religion, fortement influencés par « les immigrations et l’urbanisation des Noirs, l’impact de la seconde Guerre Mondiale, un nouveau leadership et de nouvelles stratégies de lutte, la prise de conscience du poids politique de la communauté noire et une autre image du Noir » (p.212) deviennent des instruments d’un militantisme puissant.
Toutefois, le travail formidable abattu à l’aide de ces instruments n’a servi que de propédeutique à la contestation, nouvelle méthode de la lutte pour la conquête des droits civiques (Chap. V). En effet, cette contestation qui durera une décennie et verra s’écrouler, assassinées, certaines figures proue de la « lutte de sueur, de larmes et de sang » a eu des formes variées : Boycott des autobus, pèlerinage-prière de la liberté à Washington, voyage de la liberté, assaut de Birmingham et Selma, marche sur Washington, vote et Eté de la liberté, boycott des écoles, marche contre la peur, étudiants au front et ghettos en ébullition.
L’issue heureuse de cette contestation n’est rien d’autre que l’accès des Noirs à la citoyenneté. Une citoyenneté prophétisée à cor et à cri par le discours célèbre « I have a dream » du pasteur Martin Luther King, celui-là même que Philip Randolph présente comme « le leader moral de la nation ». Pour rappel, « ce discours galvanisa la foule, rassembla les cœurs et les esprits autour de l’utopie d’une société américaine juste et fraternelle » (p. 239).
Si la citoyenneté a été l’aboutissement de la lutte quadri séculaire, il faut se demander si elle a été une réussite à 100%. Non. Elle est, selon Keeanga-yamahtta, « incomplète » et « tronquée » (p.251) au regard de la marginalisation de la grande majorité des Noirs, de clivages désastreux consécutifs à l’ascension d’une minorité noire dans l’administration américaine et de la violence policière toujours en vigueur décriée par des opérations die-in consistant à adopter l’attitude simulant la mort avec le slogan « j’étouffe » (cas de Floyd).
Somme toute, le racisme exacerbé et la pauvreté de la population noire sont des défis à relever dans une dynamique de solidarité qui mettra ensemble les Noirs d’Afrique et ceux de la diaspora.
Quelques pistes de solution
La troisième partie du livre, la plus brève, mais non la moins importante (pp. 255-353), répond à une question vitale : en quoi l’Afrique, à l’heure où elle peine à réussir son décollage, peut se laisser interpeller par l’expérience de la lutte du peuple afro-américain pour la conquête de la citoyenneté ?
La réponse à cette question exige de s’approprier deux stratégies : « Les leviers de la contestation » (Chap. I) et « Quelques pistes pour s’en sortir » (Chap. II). Qu’en est-il de ces leviers ? Toute lutte en Afrique pour son autonomie devrait à l’exemple de la lutte afro-américaine comporter un leadership organique, l’auto-organisation et l’auto-prise en charge, le sens de la communauté et le primat de l’intérêt collectif et une quête identitaire assidue. Ce sont ces éléments mis ensemble qui ont permis aux Noirs américains de produire une dynamique de solidarité animée de main de maître par certaines grandes personnalités et des regroupements d’envergure nationale tels que les Eglises, les associations et bien d’autres. Cette dynamique de solidarité a eu d’une part comme vertèbres, le sens de la communauté et de l’intérêt collectif, et d’autre part la construction d’une identité commune aux Noirs venus de plusieurs parties d’Afrique.
Et les pistes, quelles sont-elles ? Au regard de la lutte des africains américains constituant « une sévère interpellation qui invite à explorer de nouvelles pistes pour envisager un avenir meilleur pour l’Afrique et les Afro-descendants » (p.312), on peut retenir trois axes : Impératif de l’Afrocentricité ; érection d’une citoyenneté panafricaine comme fondement de l’unité et révolution culturelle et conscience historique.
– Impératif de l’Afrocentricité : il s’agit pour l’Afrique de dire non à l’eurocentrisme, au fait de placer « l’expérience occidentale au centre de toute l’expérience socio-historique de l’humanité à partir du postulat de la supériorité de l’homme occidental sur les autres peuples » (p.312). Au nom de cet impératif, il faut désormais prendre l’Afrique comme « la référence et la mesure de toute pensée, action ou comportement des personnes d’origine africaine ;
– Erection d’une citoyenneté panafricaine comme fondement de l’unité : dans une Afrique émiettée par la conférence de Berlin (1885), il est impérieux de « promouvoir la citoyenneté panafricaine comme fondement de l’unité. La citoyenneté ne se limite pas à un lien juridique avec un Etat. Dans la plupart des pays africains, où la conscience ethnique supplante la conscience nationale, on trouve des habitants et non des citoyens au sens strict du terme. La citoyenneté s’enracine en effet dans le sentiment d’appartenance à une communauté politique et culturelle » (p.322). Elle est panafricaine parce que la conscience collective dont elle est porteuse « doit être en priorité ancrée, par tous les moyens pédagogiques utiles, dans l’esprit des Noirs, par-delà les frontières des Etats et des continents » (p.322)
– Révolution culturelle et conscience historique : le principal enjeu d’une révolution culturelle suivie de la revalorisation de la conscience historique est de rompre avec l’image d’une Afrique à la traîne, aliénée, complexée et périphérisée. Il s’agit de dire non à la « réduction ontologique », de se décoloniser mentalement, de partager la mémoire collective fondée sur une histoire commune. Une telle dynamique forge à coup sûr une nouvelle identité, une identité qui allie héritage historique et créativité pour faire de nos Etats des nations puissantes, souverains économiquement et politiquement dans le monde globalisé de notre temps.
Conclusion
Concluons. Cet ouvrage présente un immense intérêt et la lucidité de ses analyses transparaît de bout en bout. A le lire, on pleure à chaque page car il déballe des inepties qu’aucune rationalité du monde ne saurait justifier. Certes, le racisme anti-noir dans sa virulence historique n’est pas l’unique cas de génocide et même de crime contre l’humanité. Mais il est, à croire bien des chroniqueurs, le cas d’avilissement d’une race qui a atteint le paroxysme de l’inadmissible.
Pourquoi m’as-tu créé noir, se demande Peters Abraham, un poète sud-africain dans un poème ? Est-ce pour souffrir ? Est-ce pour mourir suite à la méchanceté des autres ? Noirs en Afrique, en Amérique, en Europe, en Asie, en Océanie, réveillez-vous ! Tenez-vous main dans la main pour assumer votre destin. Unissez-vous, devenez solidaires dans la lutte pour la liberté. N’ayez pas peur, ne reculez pas devant le langage de la division et des armes, tournez le dos à toute diversion qui chercherait à déboulonner l’unité, l’organisation, la recherche scientifique et l ‘éducation de la jeunesse comme rampes du progrès.
Voilà tout. Un message prophétique que Philémon Mukendi vous adresse. Qui pouvait mieux que lui réussir un tel exploit littéraire ? Sensible dès le jeune âge aux injustices qui laminent le monde dans le rapport entre les peuples, il nous apprend que la meilleure parade au sommet de l’humanité est l’acceptation de nos différences. A sa suite, clamons avec Confucius : « Il vaut mieux allumer une chandelle que de maudire l’obscurité ».
Ernest Bula Kalekangudu,
Philosophe congolais