Par TSHISWAKA MASOKA Hubert, Directeur de Programme a la Fondation « Initiative pour une société ouverte en Afrique australe » (Open Society Initiative for Southern Africa, OSISA).
1. Introduction. A voir ce qui arrive à la République démocratique du Congo (RDC), il y a lieu de croire que le problème de ce pays n’est pas avec les méchants qui tuent la population au Kivu, moins encore les assassins des défenseurs des droits humains. C’est plutôt avec ses citoyens devenus « experts neutres » quand on nie des rapports des ONG en traitant leurs animateurs de « politiciens». Pire sont ces gentils politiciens qui se taisent à Kinshasa, tout en tirant profit du chaos.
Depuis le lundi 01 septembre, la société civile du Nord-Kivu informe l’opinion publique de l’expansion du mouvement terroriste M23 vers la frontière ougandaise. Celui-ci a pris le village de Nyamilima, près de 40 kilomètres de Rutshuru centre, lieu où il avait déjà installé sa capitale et ses institutions parallèles. Nyamilima était occupé par des milices, Mai-Mai du Colonel Shetani qui viennent de se retirer vers le Parc National de Virunga. Le M23 contrôlera ainsi les postes frontaliers d’Ishasha en plus de Bunagana qu’il a déjà, afin de percevoir des droits d’entrées sur les importations venant de l’Ouganda. En même temps, des ONG détectent son entreprise criminelle de dissuasion dans la ville de Goma où il procède à des tueries ciblées. Le M23 distrait ainsi l’opinion publique des nouvelles prises des territoires et au besoin il pourra prétexter d’attaquer « des bandits » qui tuent la population civile à Goma. Que des subterfuges.Le collectif des Organisations des Jeunes Solidaires du Congo-Kinshasa (COJESKI) avait publié le 27 septembre un communiqué sur « l’insécurité qui prévaut dans la ville de Goma.» et Pole Institute titre son rapport du 02 septembre 2012 : « Goma compte encore ses morts, la panique s’installe ! ». Ce rapport affirme que « depuis une semaine, plus de dix personnes ont été abattues par balle dans la ville de Goma ». A part les dates et les noms des victimes, les circonstances et les acteurs restent les mêmes : « des hommes armés ! » COJESKI et Pole Institue relatent les mêmes faits : « le dimanche 23 Septembre 2012, dans le quartier Majengo, on avait enregistré la mort d’un commerçant tué par balle par les hommes en uniformes,[…] le lundi 24 Septembre 2012, à 23 h 30, non loin de l’université de Goma, on avait enregistré l’assassinat de trois personnes dont le Capitaine Olivier de la Garde Républicaine, Madame Justine LUSHOMBO et M. MUTEFU Roger, du Contrôle National pour la Prévention Routière (CNPR),[…] le 26 septembre 2012, à 19heures, une personne a été tuée dans le quartier Katoyi, non loin de la paroisse notre dame d’Afrique et deux autres dans le quartier Kyeshero … » « Une grenade a été jetée cette même nuit la résidence du vice gouverneur de la province, Feller LUTAICHIRWA sans causer des dégâts. Une semaine avant, d’autres grenades avaient été largués dans un bistrot au quartier Himbi, blessant plusieurs personnes et endommageant des véhicules […] ».
La même société civile de Goma dénonçait, le mardi 18 septembre, l’assassinat de M. PALUKU BOAZ, à KICHANGA (MASISI). Le lundi 17 septembre, dans le territoire de Lubero, M. MABRUKI BUNDUKE Ally, a été assassiné. A Beni, le vendredi 14 septembre, deux filles étaient violées et leur père, M. KAKULE WAVIRIRE Robert, était abattu. La Coordination Provinciale de la Société Civile du Nord KIVU qui se dit choquée conclu que ces crimes sont ciblés sur les animateurs de la société civile.
Certes l’incapacité du gouvernement de la RDC à défendre sa population et son territoire est trop criante. La RDC a un gros problème interne de gouvernance. Cependant, cette faiblesse des institutions congolaises met à nu la barbarie, l’avarice et la gloutonnerie des chefs d’Etats de la région pour des richesses de leur voisin, la RDC. Elle démontre aussi le manque d’une vision politique régionale des autres leaders qui se perdent aussi à développer des politiques de prédation aux objectifs à infra-court terme, un leadership régional « affairiste », enclin aux pratiques cruelles et dégradantes. Des pratiques contraires au droit international, aux valeurs qui fondent l’Organisation des Nations Unies et aux principes de l’intégration régionale que prônent l’Union Africaine et ses organisations sous-régionales. Si ces présidents de la région des grands lacs étaient à la tête d’une puissance comme l’Afrique du Sud, quelle serait les sorts des pays comme le Swaziland et le Lesotho ?
1. Contexte général
La RDC est littéralement déstabilisée depuis octobre 1996. Bien qu’ayant connu des conflits internes et internationaux par le passé, la crise actuelle générée par la guerre de 1996, à la frontière rwandaise coûte très cher à tout point de vue. Elle a déjà causé la mort à plus de six millions de personnes et des dégâts matériels incommensurables. Elle perturbe le développement normal des institutions politiques et handicape l’économie de la RDC. Pis encore, elle crée un environnement propice au banditisme et émergence des groupes terroristes à l’instar du M23. Ainsi, elle compromet l’avenir de la région, du fait qu’elle y plante une culture de violence haineuse entre les peuples.
Cet état de chose ne peut laisser tranquille une conscience humaine, à plus forte raison les citoyens de la région qui ont la possibilité de se faire entendre. La présente réflexion s’inscrit donc dans cette logique, en invitant le lecteur à envisager l’avenir de la région des grands lacs africains à l’horizon de 2050.
Au regard de l’intérêt du sujet à traiter, le pragmatisme de l’organisation des idées exige la définition/délimitation de la région des grands lacs à la RDC et ses neuf voisins : Congo-Brazzaville, La République Centrafricaine (RCA), le Sud-Soudan, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, la Zambie et l’Angola. Par rapport au temps, la réflexion propose d’imaginer la région des grands lacs dans les 40 prochaines années, l’âge qu’une personne normale acquiert la maturité, après des études universitaires et une moyenne de quinzaine années d’expérience professionnelle.
2. Des raisons d’écrire
D’aucuns trouvent une justification de réfléchir légitimement sur la situation de crise en RDC. Le sénateur Modeste MUTINGA MUTUISHAYI se pose une série de questions dans son livre à titre provocateur : « RDC, La République des inconscients. Hier, la guerre des mines ; aujourd’hui la guerre du pétrole ; demain, la guerre de l’eau »[1].
Lui-même congolais, politicien et journaliste ne se ménage pas dans cette analyse de l’irresponsabilité de l’élite congolaise. A la page 28, il écrit que « ministres, députés, sénateurs, […] personnes ne pensent nation congolaise ». En voulant répondre à la question de savoir ce qui préoccupe alors le plus l’intellectuels congolais, il répond : « même au plus fort des crises politiques qui ont secoué le pays, il [intellectuel congolais] avait toujours l’esprit tourné vers le matériel, vers les combines pour se remplir les poches. Au moment où des territoires entiers du pays avaient échappé au contrôle du gouvernement, l’intellectuel s’était mis au service de l’étranger […] »
Le sénateur MUTINGA avait publié son livre en 2010, celui-ci reste d’actualité en octobre 2012, au moment où les parlementaires analysent la loi portant organisation et fonctionnement de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) et l’opinion publique met en accusation le Président Joseph KABILA pour haute trahison du fait de gérer dans la confusion la question de la coopération sécuritaire avec le Rwanda, pays qu’il présente en même temps à l’opinion publique congolaise comme agresseur. En faisant le lien avec ces deux points d’actualités, on peut lire à la page 36 l’attitude du politique congolais : « inconscience, insouciance, désinvolture…. Que peut-on encore dire pour qualifier le comportement du décideur congolais face aux défis majeurs qui entravent le développement de la RDC ? » Quand il en arrive aux statistiques des guerres qui pouvaient ébranler la conscience collective, Modeste se demande « quel événement pourrait suffisamment le choquer et déclencher le déclic nécessaire de façon à le rendre plus responsable de ses actes envers la nation ? […] plus grave, à chacune des crises, des officiers supérieurs, supposés en charge de la sécurité du territoire, se sont compromis dans la collusion coupables avec les agresseurs en leur vendant soit des armes, soit les secrets militaires »
Des interpellations de ce genre sont nombreuses. Elles sont d’une part utiles, car elles inspirent d’autres réflexions du même genre qui peuvent effectivement réveiller des consciences. Cependant, venant d’un proche collaborateur du Chef de l’Etat, elles suscitent aussi des questions : Sont-elles faites pour avoir une conscience tranquille, quand on lit dans le même livre que des députés et sénateurs savent chanter ce refrain sans jamais agir ? Constituent-elles une stratégie d’adaptation politique face à une opinion publique de plus en plus exigeante et du régime politique rapace? Seule l’auteur peut répondre. Cependant, on trouve une partie de la réponse dans la conclusion du livre où MUTINGA écrit à la page 127 que « c’est un appel à une prise de conscience que lance Joseph KABILA dans sa vision du Congo de demain : Devant nous s’ouvre une nouvelle page. Demain sera ce que nous aurons fait aujourd’hui. Le Congo de demain, je le vois porter les espérances d’une Afrique naissante, à l’aube de ce siècle aux grands défis. Grace à votre travail et à votre attachement à l’idéal de l’indépendance, nous reconstruirons les conditions d’une société de tolérance où l’amour de l’excellence sera une conviction partagée. […] »
Modeste MUTINGA et Joseph KABILA se livrent ainsi au débat sur les valeurs fondamentales de la justice, l’excellence, la tolérance, la démocratie et les droits humains. Dans ce domaine, le doute sur des arguments avancés constitue la règle qui facilite la confrontation du discours à l’action, afin d’obtenir l’éclosion de la vérité sur les prétentions réelles, les capacités et compétences. Les deux discours, outre leur aspect d’inspiration, exposent leurs auteurs à la critique qui ne fait pas l’objet de la présente réflexion.
Le professeur Justin MBAYA KANKWENDA fait une collection de réflexions profondes des penseurs congolais[2], sur le sens de la responsabilité et des intellectuels congolais. Cette série de conférences interpelle le congolais et renforce le sens de la présente réflexion. On peut tirer de ce livre l’exemple du papier présenté par le professeur Leonard KABEYA TSHIKUKU qui a écrit sur « les intellectuels dans un Congo en déchéance : Hier, aujourd’hui et demain ». Il y distingue trois catégories d’intellectuels : « Des congolais scolarisés qui ne se reconnaissent aucun rôle d’intellectuel ; des diplômés qui revendiquent le statut d’intellectuels, mais ne s’assument pas comme tels ; et des congolais sans nécessairement avoir de diplômes universitaires, mais ont acquis à l’école de la tradition et à l’épreuve de la vie, quelque autorité culturelle ou morale. »
La distinction de KABEYA répond à la question que bien des défenseurs des droits humains et des valeurs morales se posent : Pourquoi cette situation de crise si aigue ne semble pas préoccuper des amis ou collègues qui dorment tranquillement ? Cette classification encourage les défenseurs des droits humains qui se sont définis un rôle actif dans la société congolaise à agir davantage. Elle les distingue des autres universitaires qui revendiquent le statut d’intellectuels sans s’assumer que KABEYA requalifie de « jobistes ». C’est-a-dire, ces diplômés sans conscience des limites morales et intellectuelles de leur labeur et qui « travaillent dans l’illusion cruelle de servir le pays […] Ces animateurs des ateliers et séminaires sur financement extérieur qui font discuter, en isolement les unes des autres, des questions secondaires de tous les temps […] »
La pensée du Professeur KABEYA, très critique à l’égard de certains animateurs des ONG, termine par une note d’angoisse qui donne quand même espoir que « du degré zéro de la pensée surgira un jour un plein d’idées, à la faveur d’un travail conscient et méthodique de restitution d’une génération à l’autre. L’initiative de l’histoire est reconquise, et jalousement gardée par des peuples ayant connu la douleur atroce d’avoir été longtemps dépossédés de tout droit à l’initiative. Le Congo en est un. Sous la pression de la misère qui s’étend, et à la lumière des événements qui se bousculent sous nos yeux, le pays commence à être douloureusement conscient de cette durable dépossession. Cette conscience envahit le territoire national, et la nombreuse diaspora congolaise à travers le monde. Il faut seulement craindre qu’elle entreprenne, encore immature, de bousculer la vie politique et sociale du Congo, dans un élan de désespoir nourri de fatalisme. Il faut souhaiter que cette conscience éclose au départ d’une vision partagée du destin, dans ce monde impitoyable pour les faibles et les imprudents ».Les conclusions des idées tirées des deux livres sur la responsabilité des intellectuels congolais face au drame encours dans leur pays, convergent du fait qu’elles recommandent une plus grande participation au débat sur l’avenir de la nation en dehors des sentiers battus, afin de prévenir toute mauvaise surprise.
Si le Sénateur membre de la famille présidentielle nourrit le débat avec un jugement sévère à l’endroit des citoyens, et que le président KABILA accusé de trahison et d’incompétence y prend part ; qui des intellectuels congolais peut justifier son indifférence face à cette cause ? Quelle raison un quelconque intellectuel congolais trouverait pour ne pas s’asseoir et donner le maximum de ses méninges ?
Les arguments des uns et des autres renforcent l’attitude positive qui caractérise les défenseurs des droits humains de la république. C’est cette approche intellectuelle que des simples citoyens de Goma ou de Kabeya Kamwanga recherchent, afin de lever les tabous, dénoncer les complicités, promouvoir les valeurs démocratiques et produire des réflexions nécessaires à éclairer l’avenir de la RDC sans émotions, ni mépris de l’autre, ni peur, ni flatterie, moins encore de faveur. Chercher les meilleures informations partout où l’on peut les trouver et les mettre sur la place publique. Interroger l’histoire et des acteurs qui peuvent bien orienter l’opinion dans la recherche de la paix, la justice et le bien être collectif.
L’angle que doit prendre la suite de la présente réflexion porte sur la projection de l’avenir de la RDC dans la région des grands lacs à l’horizon de 2050. Elle suscite plusieurs questions : Est-ce que les puissances actuelles continueront à occuper le pays et massacrer sa population? Comment sera l’armée congolaise dans 20 ou 40 ans? A combien sera la population congolaise de Kivu ? Qui aura la puissance économique dans la région ? Afin de mieux entrevoir cet avenir, il convient de se remémorer certaines pages de l’histoire qui expliquent les enjeux économiques, démographiques et géopolitiques des puissances colonisatrices.
L’analyse de la crise actuelle en RDC face au nouveau leadership régional, pourra paver la voie qui mène à la compréhension du positionnement des intérêts des grandes puissances mondiales et leur impact sur la sécurité et la paix dans la région. Il y a lieu de croire qu’avec ces points d’autres, on peut espérer d’améliorer la situation, projeter des scenarios stratégiques d’un avenir glorieux de la RDC et la région des grands lacs africains.
[1]Modeste MUTINGA MUTUISHAYI. RD Congo, la République des inconscients. Hier, la guerre des mines ; aujourd’hui la guerre du pétrole ; demain, la guerre de l’eau, éditions Le Potentiel, Kinshasa, 2010
[2]J. KANKWENDA MBAYA (dir), Les intellectuels congolais face à leurs responsabilités de la nation, mélanges en mémoire du professeur A.R. ILUNGA KABONGO, éditions Icredes, Kinshasa-Montréal-Washington, 2007