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Les mots mis sur les maux et la question des coutumes kongolaises. Le 02 août 2023 et ses récits

Les mots mis sur les maux et la question des coutumes kongolaises. Le 02 août 2023 et ses récits

Les mots mis sur les maux et la question des coutumes kongolaises. Le 02 août 2023 et ses récits 2560 1709 Ingeta

Par Jean-Pierre Mbelu

« Multiplions les réflexions pour sortir nos populations de la distraction » J. B.

Mise en route

Le 02 août 2023, des récits oraux et télévisuels ont permis de mettre sur la place publique les atrocités dont les Kongolais(es) et les Kongolais ont été (et sont encore) victimes au cours de « la guerre par morceaux » imposée au pays. Dans la dernière partie de mon article sur la célébration du « Genocost congolais », je faisais allusion au regard que certaines coutumes fabriquent et qui est porté sur les victimes innocentes de ce « génocide silencieux ». Le témoignage de cette jeune dame de Kananga rejetée par son époux après qu’elle ait été victime des viols sans son consentement interpelle. Il pose la question de « la réparation » de certaines coutumes, de leur remise en question en fonction du pays que nous tenons à bâtir pour demain.

Est-il possible, de continuer à parler des réparations dont peuvent bénéficier les victimes de ce  »génocide » sans poser la question de la transmission de la tradition ? Qu’est-ce que nos familles, nos tribus et nos ethnies transmettent encore aujourd’hui ? Comment faut-il relire nos traditions ? Comment rendre notre mémoire collective vivante ?

Est-il possible, de continuer à parler des réparations dont peuvent bénéficier les victimes de ce  »génocide » sans poser la question de la transmission de la tradition ? Qu’est-ce que nos familles, nos tribus et nos ethnies transmettent encore aujourd’hui ? Comment faut-il relire nos traditions ? Comment rendre notre mémoire collective vivante ?

Toutes ces questions liées à la philosophie, à l’herméneutique, à la psychiatrie et à la psychologie méritent d’être posées avec acuité. La complémentarité des réponses données par ces différents domaines du savoir pourrait participer de la quête des issues au trauma individuel et collectif ainsi qu’à leurs conséquences néfastes dans la production de l’identité individuelle et collective. Il y va de la santé mentale de toute une société.

Relire notre tradition et nos coutumes

Ces questions sont liées à « la religion » dans son double sens originel comme lieu de « reliance » et de « relecture » de la tradition. A ce point nommé, nous sommes invités à devenir des « religieux » et non des fondamentalistes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Faire société, c’est être des héritiers reliés. Etre « reliés » les uns aux autres et à ceux qui nous ont précédés ou être leurs héritiers n’est pas synonyme de reconduire des coutumes pétrifiées sans aucun esprit critique.

La création des lieux de mémoire et de débats citoyens permettrait de mettre, chaque année, le 02 août, les mots sur les maux ; elle libérerait la parole et participerait à la production d’une intelligence collective pouvant indiquer l’horizon de la relecture de notre tradition et de nos coutumes. Elle se pencherait sur l’élaboration des principes structurants pouvant soutenir les efforts de résilience déployés par les victimes directes du « génocide kongolais ».

Si être « reliés » les uns aux autres implique une responsabilité individuelle et collective des uns à l’endroit des autres, être « religieux », « c’est (aussi) s’adonner à un examen aussi rigoureux qu’amoureux du donné mystérieux de l’existence. » Et « le relié » ou « le religieux (…) pratique une relecture de son héritage. Il ne la rejette pas, il ne l’admet pas non plus comme on empoigne un outil. Il procède à un accueil critique, rationnel, délibéré, et par conséquent plus intime, plus personnel. Sa culture, loin d’être un rejet du texte, consiste à revenir sur la lettre pour en dégager l’esprit. [1] »

Cette approche de la tradition est différente de celle du fondamentaliste. Celui-ci « refuse la relecture attentive, il lui préfère la récitation magique. Et il s’indigne contre la réception critique, il impose l’aveugle soumission (…). [2] »

Appliquer une réception critique à notre tradition, à nos coutumes, peut sauver toutes ces femmes et/ ou tous ces hommes rejetés par les leurs parce qu’ elles (ils) ont été des victimes innocentes des violeurs au cours du « génocide kongolais ». Cela consisterait à créer et/ou à recréer un lien fraternel et responsable avec eux. La prise en charge juridique accompagnée d’une prise psychologique et psychiatrique serait l’une des façon de mettre cette « reliance » en pratique.

La création des lieux de mémoire et de débats citoyens permettrait de mettre, chaque année, le 02 août, les mots sur les maux ; elle libérerait la parole et participerait à la production d’une intelligence collective pouvant indiquer l’horizon de la relecture de notre tradition et de nos coutumes. Elle se pencherait sur l’élaboration des principes structurants pouvant soutenir les efforts de résilience déployés par les victimes directes du « génocide kongolais ». La vie à promouvoir contre vents et marées, la compassion, la solidarité dans les épreuves, etc. pourraient devenir ces principes en fonction desquels notre tradition et nos coutumes peuvent être relues.

Se dé-néocoloniser ou périr

Mais tous ces efforts peuvent être réduits à néant si « les élites » gouvernant le pays refusent de faire de la mémoire vivante une option partagée collectivement. La bêtise serait qu’elles ne reconsidèrent pas les relations bilatérales et multilatérales néolibérales et néocoloniales ayant rendu possible, de près ou de loin, « le génocide kongolais » et ayant entretenu l’Omerta là-dessus.

Le Kongo-Kinshasa est de plus en plus à la croisée des chemins. Il doit opérer un choix difficile : se dé-néocoloniser ou périr. Se dé-néocoloniser ou cacher sa tête dans le sable en croyant que la recette Mobutu peut être encore de mise.

En effet, le Kongo-Kinshasa est de plus en plus à la croisée des chemins. Il doit opérer un choix difficile : se dé-néocoloniser ou périr. Se dé-néocoloniser ou cacher sa tête dans le sable en croyant que la recette Mobutu peut être encore de mise. Tel est l’enjeu que certains politicards kongolais et leurs fanatiques n’abordent pas. Ils font le jeu de l’autruche dans la mesure où ils sont interchangeables. Est-ce facile de sortir de ce piège sans des populations résilientes ? Je ne crois pas.

Des compatriotes qui se racontent des histoires croient que cela peut aller de soi sans des gros sacrifices. Le temps et l’histoire peuvent aider à comprendre que c’est de la mer à boire. Surtout si toutes ces questions n’ ont été étudiées que sur le tas, sans approfondissement. Car elles exigent un gros investissement en intelligence, en lucidité, en discernement et en sagesse. « Les élites » kongolaises devraient exiger que tous leurs partenaires bilatéraux et multilatéraux commencent tout simplement par respecter la charte de l’ONU. Cela pourrait servir comme un bon point de départ pour l’ouverture au monde multipolaire pointant à l’horizon.

Donc, sans un leadership collectif cohérent et ayant de la voyance travaillant main dans la main avec une masse critique maîtrisant les jeux et les enjeux géopolitiques, géoéconomiques, géostratégiques, pharmaceutiques et numériques du passage de l’unipolarité à la multipolarité, l’application des principes d’égale souveraineté et de réciprocité entre les Etats au Kongo-Kinshasa demeurera une lettre morte.

Une thérapie collective pourrait accompagner ce travail dé-néocolonial.

Il est possible que notre trauma collectif constitue un frein à nos luttes collectives pour notre commune dé-néocolonisation. Des compatriotes psychothérapeutes de la trempe d’Achille Bapolisi et d’Eric Kwakya peuvent venir à notre secours.

Achille Bapolisi et Eric Kwakya face aux survivants traumatisés

En 2019, j’écrivais un article intitulé « Et si le Congo-Kinshasa avait besoin d’une thérapie collective ? » Certains de nos comportements et surtout ceux plusieurs de nos politicards m’avaient convaincu que notre santé mentale posait un problème sérieux et qu’il était nécessaire de nous livrer à des démarches interdisciplinaires pour pouvoir répondre à cette question majeure.

Tous les Kongolais et toutes les Kongolaises sont des « survivants traumatisés ». Croire qu’il n’y a la guerre qu’à l’Est du pays, c’est nous cacher derrière notre petit doigt et nier notre trauma collectif.

Deux ans après, en 2021, deux compatriotes, Achille Bapolisi et Eric Kwakya, psychiatres, ont eu des entretiens avec Patrick Esimba Ifonge au sujet de la santé psychique des Congolais. Ils apportent des éléments de réponses très intéressants à mon article de 2019. Ils attestent qu’en fait la société kongolaise est malade. Elle a besoin à la fois des thérapies individualisées et collectives.

Leurs entretiens peuvent apporter une touche particulière à la célébration collective du « Genocost congolais ». Ils viennent nous rappeler que tous les Kongolais et toutes les Kongolaises sont des « survivants traumatisés ». Croire qu’il n’y a la guerre qu’à l’Est du pays, c’est nous cacher derrière notre petit doigt et nier notre trauma collectif.

Effectuer un passage collectif des « survivants traumatisés » aux « survivants résilients » est nécessaire aux efforts communs à fournir pour bâtir un pays plus beau qu’avant. A travers un jeu de questions-réponses, nos compatriotes psychiatres nous facilitent la tâche en mettant à nu les marqueurs de ce trauma collectif et en indiquant des voies et moyens pour nous en sortir.

Trauma collectif, mémoire et identité collectives

« Question : « Pourquoi estimez-vous que le Congo-Kinshasa a tous les signes du trauma collectif ? »

Réponse : « Comment peut-il en être autrement ? Non seulement nous avons, à tous les niveaux de la société, tous ces marqueurs que je viens de décrire (les narrations collectives, les émotions collectives et les modèles comportementaux collectifs) mais nous sommes aussi en train de vivre des conflits armés et des massacres des populations entières. C’est par million qu’on compte les morts au Congo. A ceci, il faut toujours ajouter un antécédent trop lourd de despotisme politique, précédé de la colonisation la plus sanguinaire et acculturante de l’histoire, qui est elle-même précédée des années d’esclavage et de traite négrière. Comment peut-il en être différemment ? Surtout quand un silence profond entoure cette lourde histoire. » [3] »Cette réponse a l’avantage de s’inscrire dans une longue histoire de la néantisation des Kongolais(es). Elle dit, en filigrane, la nécessité de connaître toute cette histoire. Cela d’autant plus que « la nation de la mémoire collective et le trauma collectif sont intimement liés. On sait maintenant que nous partageons une mémoire collective, parfois transmise de façon inconsciente de génération en génération. »

Cette réponse nous permet de nous interroger sur ce dont peut être fait notre inconscient collectif. Les déchirements d’hier et d’aujourd’hui laissent des traces en nous. Ils peuvent être nocifs à notre identité collective. La réponse à la question qui suit les détaille.

« Question : « Quels sont les symptômes et les manifestations de ces déchirements au sein des populations congolaises qui doivent vivre avec ces massacres qui continuent et ces vies arrachées en permanence ? »

Réponse : (….) Ce trauma collectif a aussi un impact très évident sur l’identité collective, la représentation qu’un peuple a de lui même. Ainsi, on peut observer dans un peuple traumatisé la baisse d’estime de soi et la confiance en soi responsable d’un complexe d’infériorité, de perte de la cohésion sociale, les replis identitaires tels que le tribalisme, des discriminations sociales, une dissolution des valeurs dans l’éducation, une grande vulnérabilité face aux manipulations politiques, une perpétuation du cycle de violence, une très mauvaise santé tant physique que mentale ». [4] »

Comment un pays peut-il se rebâtir avec des populations qui sont, majoritairement, en très mauvaise santé physique et mentale ? Cette question mériterait que nous puissions nous y arrêter collectivement. Eric Kwakya abonde dans le même sens qu’Achille Bapolisi à ce sujet en répondant à Patrick Ifonge.

« Question:(…) Dans quel état mental se trouvent la société congolaise en général et la société sud-kivutienne, en particulier ? Quel est votre diagnostic, Docteur ?

Réponse : « Je dirais que l’on sent, sans vouloir exagérer, et sans aller aussi à l’extrême ; quand même, des effets du traumatisme dans la société congolaise. Si on observe notre société, on constate qu’il y a une certaine fébrilité, un certain manque de confiance en soi et en l’autre, un certain manque de confiance en l’avenir et une méfiance du voisin, du frère, du cousin, de la famille, de l’ami. (…) Cela va au-delà de la réalité de l’insécurité. Cela frise la paranoïa. (…) C’est vraiment ainsi, « trouble paranoïaque », que l’on peut décrire aujourd’hui le fonctionnement de la société congolaise, qui est une société anormale ». [5] »

Comment sortir de ce cercle infernal ?

Pour s’en sortir

Les deux compatriotes psychiatres ont choisi de pouvoir faire de la prise en charge psychothérapeutique de leurs patients, des « survivants traumatisés », un sacerdoce. Certaines recettes appliquées individuellement à leurs patients peuvent être utiles collectivement. Ils demandent à l’Etat kongolais de s’intéresser à la question de la santé mentale. Ils intègrent dans leurs démarches le recours à la narration dans la mesure où elle permet de libérer la parole.

Créer des lieux de la mémoire et de la palabre serait une grande contribution à la thérapie collective. Promouvoir l’écriture et/ou la réécriture kongolaise et africaine de l’histoire, d’une histoire à enseigner depuis l’école maternelle jusqu’à l’université est indispensable à cette thérapie.

En effet, « la parole permet, au fond, d’identifier ces ressources internes et externes, de les renforcer pour mieux s’en servir pour notre guérison, dans une reconstruction. La parole en outre permet de sortir de l’isolement humain où nous plonge le trauma et à ouvrir la voie à la compassion humaine. » C’est effectivement à ce point nommé qu’ils exercent leur sacerdoce en apportant une aide libératrice de la parole. Et l’enjeu de toute aide consiste à renforcer les facteurs de résilience et à diminuer les facteurs de vulnérabilité. » Cela participe de la reconstruction psychique nécessaire l’insertion sociale. Et pour tout prendre, « la prise en charge psychothérapeutique permet de mettre les mots sur les maux, permet de prendre pleinement conscience du trauma, de le réintégrer dans son histoire biographique et de finalement retrouver le présent, et la perspective d’avenir. » D’où l’importance de l’écriture et de la réécriture de l’histoire par les premiers concernés. Là où elle est écrite et violée par les usurpateurs, il y a un danger ; celui de lire des textes supposés être historiques mais n’ayant comme objectif que de dénier l’humanité à ceux dont ils parlent. Ce genre d’histoires ne peut pas contribuer à la guérison d’un peuple longtemps traumatisé.

Créer des lieux de la mémoire et de la palabre serait une grande contribution à la thérapie collective. Promouvoir l’écriture et/ou la réécriture kongolaise et africaine de l’histoire, d’une histoire à enseigner depuis l’école maternelle jusqu’à l’université est indispensable à cette thérapie. Philosophie, herméneutique, histoire, littérature, psychologie, psychiatrie, politique, religion, sociologie, droit, etc. sont des disciplines à inscrire à l’agenda de l’école et de l’université kongolaises en plus des orientations à la rapide employabilité. La promotion de la multidisciplinarité et de l’interdisciplinarité pourrait être d’un apport sérieux à notre thérapie collective sur le court, moyen et long terme.

Tout comme un moment d’arrêt collectif et refondateur. Il nous permettrait de nous regarder en face et de panser ensemble notre trauma. (à suivre)

 

Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961

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[1] F. HADJADJ, Puisque tout est en voie de destruction. Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité, Paris, Le Passeur, 2014, p. 154-155.
[2] Ibidem, p. 155.
[3] A. BAPOLISI et E. KWAKYA, Des survivants obstinés…Panser les traumatismes de la guerre au Kongo-Kinshasa pour aujourd’hui et demain, Paris, Congo Lobi Lelo, 2021, p. 21.
[4] Ibidem, p. 21.
[5] Ibidem, p. 37-38.

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