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Les Grandes Entreprises Devraient-Elles Avoir Plus De Liberté Pour Tuer Que Les Individus?

Les Grandes Entreprises Devraient-Elles Avoir Plus De Liberté Pour Tuer Que Les Individus?

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Source: The New York Times

Note: L’article était publié le 24 février 2012 sur le New York Times. Nous attendons la décision finale de la Cour Suprême Américaine.

Les grandes entreprises devraient-elles avoir plus de liberté pour tuer que les individus?

Peter Weiss

La Cour Suprême Américaine

La Cour Suprême Américaine

La semaine prochaine, la Cour Suprême américaine analysera un cas comportant de nombreuses éventuelles ramifications pour le droit américain et international, ainsi que pour la responsabilité des grandes entreprises sur la question les Droits de l’Homme dans le monde. Les juges devront décider si les grandes entreprises, auxquelles ils octroient les mêmes droits qu’à des individus, devront également être tenues responsables pour des violations des Droits de l’Homme, au même titre que le sont les personnes privées.

L’histoire derrière ce cas a commencé en 1980, lorsque mes collègues du Centre pour les Droits Constitutionnels et moi-même avons aidé à obtenir la comparution devant les tribunaux en faveur d’une victime de 17 ans, le jeune Paraguayen Jeolito Filártiga.

Un inspecteur général de police à Asunción, la capitale du Paraguay avait torturé le jeune homme à mort, en représailles face à l’opposition de son père à la brutale dictature Paraguayenne. L’affaire a été tranchée à New York, loin du Paraguay, où le crime avait été commis et où la justice n’avait pas été faite pour la famille du jeune Jeolito ; le meurtrier du jeune garçon a été condamné à verser 10,4 millions de dollars à la famille en guise de dommages.

La création de ce précédent juridique a été rendue possible grâce à une décision remarquable de la Cour d’Appel des Etats-Unis en Second Circuit, qui lui a permit d’être placée sous une loi restée longtemps obscure et adoptée par le Congrès américain en 1789. Connue comme le « Alien Tort Statute » – ou « législation pour des crimes commis par des étrangers », la loi a été interprétée de sorte à ce que les étrangers qui commettraient des crimes odieux à l’étranger en violation du droit international peuvent être tenus responsables aux Etats-Unis si ils sont présents sur le territoire américain ou si ils y font des affaires ; la Cour Suprême a confirmé sa conformité avec la Constitution américaine en 2004.

Depuis cette décision, des douzaines de revendications pour des actes commis pas des étrangers ont été portées devant les tribunaux américains– en premier contre des individus, puis contre des entreprises. Suite à cela, beaucoup de victimes étrangères de crimes majeurs – allant de la torture, à l’exploitation de main-d’œuvre esclave, à l’exécution de proches – qui étaient sanctionnés ou approuvées par des entreprises ont trouvé justice dans nos tribunaux.

Cependant, en Septembre 2010, un Second Circuit divisé – le même tribunal qui avait rendu la décision dans le cas Filártiga- a soutenu que seuls les individus, et non les entreprises peuvent être poursuivis sous cette législation.

Cette décision, dans un cas connu sous le nom de Kiobel contre Royal Dutch Petroleum, est intervenue moins d’un an après le très critiqué jugement de la Cour Suprême qui avait retiré les restrictions portant sur les financements politiques (par le biais de contributions) et étendu le concept de personne morale.

Ces décisions successives ont déclenché une vague d’indignation parmi les défenseurs des Droits de l’Homme, car ceux-ci y voient un signe de la part de tribunaux affirmant que les grandes entreprises ont des droits étendus, mais peu de responsabilités au regard de la loi américaine.

Ce mardi, la Cour Suprême entendra les plaidoyers sur les législations sur les crimes commis sur le sol américain par des étrangers, et pourrait se prononcer pour la première fois sur la responsabilité morale des grandes entreprises depuis le cas de Citizens United. La question de savoir si les grandes entreprise faisant des affaires aux Etats-Unis peuvent être poursuivies en Amérique pour des crimes commis à l’étranger a dressé les compagnies internationales contre les défenseurs des Droits de l’Homme, avec de nombreux dossiers déposés de part et d’autre.

Quatre gouvernements sont également intervenus dans le débat: La Grande Bretagne, les Pays-Bas, l’Allemagne pour la défense de l’entreprise et les Etats-Unis dans le camp des plaignants nigérians.

L’histoire derrière le cas Kiobel est convaincante: les plaignants sont des membres de la communauté Ogoni au Nigeria, dans le delta du Niger, où l’entreprise Royal Dutch Shell avait de larges opérations dans les années 1990, grâce à des contrats signés avec la brutale dictature militaire au pouvoir à l’époque. La région est communément considérée comme une zone de calamité, tant en termes de droits environnementaux qu’humains. Dans ce procès, la Royal Dutch Shell était accusée d’assister le gouvernement nigérian dans des activités de torture et d’exécution après des simulacres de procès, des militants Ogoni qui avaient menacé d’interrompre les opérations de Shell à cause des effets dévastateurs pour la santé et l’environnement, ainsi que les pratiques de forages non réglementées de la compagnie. Les plaignants sont les victimes des tortures, ou les parents de personnes exécutées. Esther Kiobel, la plaintive qui a donné son nom au procès est la veuve d’une victime.

Si la Cour Suprême se prononce en faveur de la Royal Dutch Shell contre les plaignants, les entreprises multinationales – en particulier les compagnies minières et extractives- pourraient tirer la leçon qu’il est désormais plus sûr de forger des alliances avec des régimes autocratiques qui ont un faible bilan en terme de respect des Droits de l’Homme, car il ne seront pas jugés coupables comme le seraient des personnes privées.

Dans les faits, beaucoup des dossiers déposés par les grandes entreprises « amies du tribunal » dans ce contentieux affirment que celles-ci se sont volontairement engagées à se montrer conformes aux Droits de l’Homme – mais que les standards établis par les Nations Unies et autres organisations publiques ou privées sont de simples lignes directrices et n’ont pas la force juridique d’un texte de loi. Ce qu’ils veulent vraiment dire est qu’il existe des règles de droit contre des actes tels la torture, mais ils ne peuvent être appliqués contre les grandes entreprises car elles n’ont jamais été appliquées par le Droit International; une demande que les plaignants contestent vigoureusement.

En juxtaposition avec ses décisions précédentes dans le cas Citizens United, la Cour Suprême se retrouve face à un choix extraordinaire : elle peut soit, accepter un argument qui permet aux grandes entreprises d’être moins coupables que les individus lorsque des violations des Droits de l’Homme sont commises à l’étranger – ou, elle peut soutenir que si une loi ancienne de plus de 200 ans peut être utilisée pour tenir des individus responsables de ses violations, elle peut aussi être utilisée contre des sociétés.

Une décision affirmant que Shell devrait rester impunie dans le delta du Niger nous laisserait avec une Cour Suprême partagée: selon les termes du juge John Paul Stevens dans son désaccord dans le cas Citizens United , cette décision menace « d’ébranler l’intégrité des institutions élues à travers le pays » en traitant les entreprises comme des personnes, et en les laissant faire des contributions politiques illimitées, de même que si le tribunal ne traite pas les entreprises comme des personnes pour les immuniser contre des poursuites pour les plus graves violations des Droits de l’Homme.

Il est difficile d’imaginer un paradoxe plus surprenant.

Peter Weiss est un avocat à la retraite et le Vice Président du Centre pour les Droits Constitutionnels.

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