Par Philippe Kabongo-Mbaya*
Pourquoi le sentiment de « soulagement » exprimé par les congolais face à l’état de santé de Malu-Malu (Président de la Commission Électorale Indépendante, CEI, lors de « l’élection » de 2006) en dit long sur leur propre douleur devant les situations et les comportements de ceux qui, non seulement aggravent le chemin de croix du Congo, mais en profitent en toute impunité.
Ces jours passés, la photo montrant Apollinaire Malu-Malu gravement atteint, diminué au point de ne pouvoir tenir sur une chaise roulante, a fait le buzz sur d’innombrables pages de Facebook appartenant aux congolais. Ils savent et disent pourquoi. S’il est vrai que ma sympathie politique va ailleurs, là où il est, il est encore plus clair que par toutes les fibres de mon être, je me sens d’abord solidaire de la condition du peuple congolais. Son sort est la cause d’un tourment personnel de plus de quarante ans. Depuis 2006 ce peuple est écrasé par un pouvoir odieux, accablé par toutes sortes d’injustices et d’humiliations. Pour autant, je refuse que cette image qui a tourné en boucle n’occupe mon esprit dans un sens ou dans un autre.
Une « justice divine » qui serait enfin rendue ?
Etaler des sentiments d’horreur, de compassion émotionnelle ou ceux d’un « soulagement » vengeur pour une « justice divine » qui serait enfin rendue, ne me semble ni approprié ni une juste préoccupation. Cette photo serait-elle la preuve d’une vengeance ? Je ne crois même pas qu’il faille comprendre au premier degré la recommandation de l’apôtre Paul sur la philosophie de la vengeance ou son désir. « Ne vous vengez pas vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : A moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. » (Romains 12.19).
La relève du Congo est la condition fondamentale de toute justice légale qui sera dite au nom du peuple congolais. Il nous faut donc voir plus loin que l’assouvissement qu’apporte une interprétation de malheurs personnels ou de turpitudes privées.
Tout sentiment de vengeance serait-il alors malvenu ? Je pense que ce que dit ce passage devrait en fait se comprendre d’une manière plus radicale encore ! Ne nous incite-t-il pas à renoncer à tout désir de vengeance même auprès de Dieu? Je le crois. Dans toute société humaine, ce qui se présente comme un châtiment est d’abord et avant tout de l’ordre de la justice. Les cours et tribunaux ne sont pas là pour redresser les torts dans une logique de vengeance, mais juger les actes et les responsabilités selon les lois établies dans leur visée de justice. S’il en est ainsi de la société humaine, pourquoi en serait-il autrement, à plus forte raison, de l’exigence évangélique ?
Il ne s’agit pas de brandir le « pardon » ou la « compassion » comme des drapeaux. La Parole de Dieu nous invite surtout à bien prendre de conscience de sombres aspirations tout au fond du cœur humain, source de passions et de frustrations tumultueuses souvent haineuses, sans horizon et constamment éloignées du sens de justice. Mais revenons à saint Paul.
Ne vous vengez pas, dit la Bible
Son exhortation nous propose en réalité de nous libérer, de nous détacher de toute idée même de réparation (récompense ou punition). Si Dieu dispose de nos adversaires et de nos ennemis comme il l’entend et quand il veut, à quoi sert alors de soupirer après la vengeance? Ce qui arrive à cet homme sur la chaise roulante n’est ni pour notre consolation ni, encore moins, la preuve que Dieu a jugé.
Car, croire que Dieu agit ainsi c’est penser qu’il frappe le criminel chaque fois qu’il condamne le crime. Or, cette croyance n’a aucune justification biblique valable. Admettre que l’on a que ce que l’on mérite c’est également se convaincre que tout ce qui nous arrive de bien dans la vie est une récompense, un dû. Et non pas un don. Cela non plus n’a aucun fondement acceptable dans les Ecritures. Pensons au sort de Job, à tout ce que le livre qui porte son nom nous relate.
Dans l’existence quotidienne de chacun, au plan professionnel comme en amour, n’est-ce pas souvent une affaire de chance ? C’est-à-dire cela même que les chrétiens et la Bible appellent une grâce. Un cadeau inespéré. En même temps ce constat ne supprime en rien notre liberté ; il ne diminue pas non plus notre responsabilité.
Qu’est-ce qui compte en définitive ?
En Jésus Christ, n’est-il pas donné à tout homme de regarder Dieu les yeux dans les yeux ? Vous souvenez-vous de l’homme qui était crucifié avec Jésus sur la croix ? Ce bandit qui avait pris fait et cause pour Jésus contre son compère qui l’insultait gratuitement ?
Cela montre que toute personne doit pouvoir trouver un sens au bien qui lui arrive comme aux épreuves qui le frappent ; chacun doit pouvoir également en tirer les conséquences pour sa propre liberté et le bien des autres. Cela me semble avoir une signification politique majeure. Que Dieu nous accompagne dans nos actes de lutte et que le Congo se relève : voilà ce qui reste infiniment plus important que la comptabilité des crimes et des criminels.
La relève du Congo est la condition fondamentale de toute justice légale qui sera dite au nom du peuple congolais. Il nous faut donc voir plus loin que l’assouvissement qu’apporte une interprétation de malheurs personnels ou de turpitudes privées.
Le combat pour un Etat de droit digne de ce nom
L’exigence de justice et les moyens de la rendre dignement surpassent les émotions spontanées et l’effervescence des passions. En réalité, le sentiment de « soulagement » exprimé par les congolais face à l’état de santé de Malu-Malu en dit long sur leur propre douleur devant les situations et les comportements de ceux qui, non seulement aggravent le chemin de croix du Congo, mais en profitent en toute impunité. On ne doit pas confondre les considérations religieuses largement hasardeuses du genre : « enfin la justice de Dieu… », « un peu de compassion pour une personne qui est un enfant de Dieu ou son serviteur » et qui semble affronter une fin de vie…etc.
C’est au fond de nous qu’il faut tout puiser et c’est cela la foi. C’est notre volonté de refuser l’asservissement, de retrouver l’initiative historique, de reconstruire le pays et ses habitants qui compte.
Quel bénéfice tire-t-on de cela s’agissant du Congo ? Ce qui porte et soutient la détermination pour le salut du Congo n’est pas dans l’échec des autres ou l’avancement de nos efforts jugés à partir des événements extérieurs. C’est au fond de nous qu’il faut tout puiser et c’est cela la foi. C’est notre volonté de refuser l’asservissement, de retrouver l’initiative historique, de reconstruire le pays et ses habitants qui compte. La lutte des autres peuples nous instruit. Je pense ainsi aux Palestiniens. Que cent ou mille malfaisants disparaissent du paysage politique du Congo, cela ne changerait absolument rien si le désir du changement n’est pas d’une autre nature et d’une autre qualité. Sinon ce ne serait qu’une simple permutation, un misérable jeu de rôles sans perspective historique.
Il en est de même de toute vision de justice. Parler du Dieu biblique et de la foi chrétienne est une chose, et chacun devrait d’ailleurs en parler en connaissance de cause ; parler de la justice parmi les hommes, est une autre affaire. Et celle-ci peut être rendue même après la mort du coupable. C’est une exigence de la loi. C’est là une composante majeure de l’Etat de droit que de maintenir la même égalité, la même rigueur entre riches et pauvres, gouvernants et gouvernés, vivants et morts…Croyez-vous que les activistes juifs qui traquent les nazis partout sur la terre cherchent à assouvir un désir de vengeance ? Non. Il y a des actes imprescriptibles que même la mort ne saurait annuler (Luc 16, 27-30). C’est différent du pardon de Dieu. Bien sûr. Ne mélangeons pas tout. Notre consolation et notre récompense ne sont pas dans les succès extérieurs, mais dans le fait même de lutter sans relâche sans convoiter des signes d’encouragement quelconque. C’est la seule voie pour notre liberté et toute la dignité qui l’accompagne.
*Pasteur Philippe Kabongo-Mbaya
Eglise Protestante Unie de France
REAJI/Réseau International des Amis du Prophète Jonas