Par Jean-Pierre Mbelu
« Ils nous dominent plus par l’ignorance que par la force » – Simon Bolivar
Le débat suscité par les deux sorties médiatiques du Dr Muyembe (au sujet des tests du vaccin contre le COVID-19) pose et/ou repose la question du rôle des « experts » et des « scientifiques » dans une société.
Une certaine approche insulaire du Congo-Kinshasa dans un monde interdépendant peut créer une certaine illusion de « la pureté » et/ ou de « l’innocence » de ses « experts » et « scientifiques » au moment où ils doivent apporter « leur lumière » sur des problèmes d’intérêt commun. Cette illusion peut conduire à soupçonner tout appel au débat public et à l’interdisciplinarité sur ces questions comme étant un déni de « leur expertise » et/ou « leur scientificité ».
L’insoumission à l’endroit de l’expertise convenue
Dans un monde interdépendant, une approche « occidentaliste » de cette illusion peut aider à la dissiper et à penser à l’extension du débat qu’elle provoque au pays de Lumumba. Tout en reconnaissant l’existence des « experts » et des « scientifiques » de qualité et capables de mettre leurs connaissances et leurs savoirs au service de l’intérêt commun, des écrivains décrient « des liens incestueux » possibles entre plusieurs membres de ce « clergé séculier » et le pouvoir dominant travaillant à l’enchaînement de la pensée.
Il est donc indispensable de connaître les groupes soutenant le pouvoir dominant afin de lutter contre « le complexe de l’expert-scientifique-incontestable ».
Cette vieille question est suffisamment étudiée par Noam Chomsky et Edward Herman dans « La fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie » (2008). Elle est aussi abordée par Chomsky dans « Deux heures de lucidité. Entretiens avec Denis Robert et Weronika Zarachowicz » (2001). Dans « La pensée enchaînée. Comment les droites laïque et religieuse se sont emparées de l’Amérique » (2007), Susan George essaie d’approfondir cette même question. D’autres livres l’étudient du point de vue de « la dissidence » et de « l’insoumission » à l’endroit de « l’expertise convenue ». Citons, dans cet ordre d’idées, quelques exemples tels que « Insoumis » de Tzvetan Todorov (2015), « La médiocratie » d’Alain Deneault (2015), « La superclasse mondiale contre les peuples » de Michel Geoffroy (2018), « Théorie de la dictature » de Michel Onfray (2019), « Crépuscule » de Juan Branco (2019), etc. Des sites Web des médias alternatifs sont souvent d’un grands secours pour la découverte et l’étude de ces « dissidents », ces « insoumis » et ces « hérétiques de la pensée enchaînée ». Citons-en quelques-uns : Investig’Action, le Grand Soir, Réseau International, Ingeta, etc.
Notre livre « A quand le Congo ? Réflexions & propositions pour une renaissance panafricaine » (2016) s’inscrit dans la dynamique de la priorité à accorder au débat d’idées sur la place publique pour éviter « la colonisation des cœurs et des esprits » par des « élites », quelles qu’elles soient. Il est donc indispensable de connaître les groupes soutenant le pouvoir dominant afin de lutter contre « le complexe de l’expert-scientifique-incontestable ». L’appel à la connaissance générale et à l’interdisciplinarité devrait nous pousser à diversifier les domaines de nos « conquis » dans les différents domaines du savoir, à l’humilité pour apprendre des « insoumis » et des « dissidents » et à l’ouverture au débat argumenté et contradictoire entendu comme lieu d’apprentissage en commun.
Quels groupes soutiennent le pouvoir dominant ?
Revenons aux « liens incestueux » entre « les experts-scientifiques » et le pouvoir dominant en lisant ce bon petit résumé que nous en fait Riccardo Petrella. A cette question : « Quels groupes soutiennent le pouvoir dominant ? », Riccardo Petrella répond comme ceci :
« En premier lieu, il y a les « producteurs » de « science », de « savoirs », de « machines/experts », des différentes disciplines scientifiques (chercheurs, ingénieurs). Cette couche sociale est toujours mondialisée. Son avenir dépend du financement de ses activités de recherche, toujours plus tributaire des investissements effectués par les entreprises privées. »
Le recours aux « experts-scientifiques » devrait nous inciter à nous questionner au sujet des sources de leur financement et des intérêts réels qu’ils servent. Sont-ce ceux des populations congolaises ou du pouvoir dominant ? La main qui donne ne serait-elle pas au dessus de celle qui reçoit ?
Le deuxième allié naturel des groupes dominants est la techno-bureaucratie, constituée par les managers publics de haut niveau, préposés à la définition des règles de fonctionnement et de contrôle des ressources disponibles au niveau national et international. Il s’agit, d’une part, de la techno-bureaucratie internationale d’organisations comme l’OMC, le FMI et la Banque mondiale. Ces dirigeants proviennent des mêmes écoles et universités que le premier groupe et que le groupe des managers des entreprises privées. Ils partagent la même culture, sont « ouverts au monde » et à l’innovation technologique et sont sensibles à la charge symbolique de « porteurs de progrès » que l’on associe aux entrepreneurs, aux innovateurs, aux conquérants.
Le troisième groupe, enfin, est constitué des fabricants d’idées, symboles, rhétorique, des représentants des médias et du monde de la formation supérieure. Au cours des 30 dernières années, pour des raisons d’ordre financier, les grands médias ont été engloutis par le système dominant d’une façon jamais atteinte précédemment. Transformés aux-mêmes en entreprises commerciales « à haute tension » financière, ils sont devenus des principaux de la diffusion, auprès de l’opinion publique, de l’idéologie de la compétitivité et de la conquête, au point de la faire passe comme un fait naturel. » (R. PETRELLA, Pour une nouvelle narration du monde (2007))
La lecture d’un texte comme celui-ci est essentielle en ce moment où, au Congo-Kinshasa, le recours aux « experts-scientifiques » devrait nous inciter à nous questionner au sujet des sources de leur financement et des intérêts réels qu’ils servent. Sont-ce ceux des populations congolaises ou du pouvoir dominant ? La main qui donne ne serait-elle pas au dessus de celle qui reçoit ?
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961