Par Jean-Pierre Mbelu
Il est de temps en temps intéressant de suivre les interviews des acteurs sociopolitiques congolais en restant attentifs aux concepts et expressions qu’ils utilisent. Comme il est aussi intéressant de lire certains articles publiés à partir de Kinshasa. ‘’Consolider notre jeune démocratie’’, croissance, les bailleurs de fonds, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, doing business, pays pauvres très endettés, communauté internationale, partenaires extérieurs, ‘’vieilles démocraties’’, guerre contre le terrorisme, etc. sont des concepts et des expressions qu’ils utilisent souvent. Cet usage régulier de ces concepts et expressions ne semble pas être questionné et détricoté ! Pourquoi ? Est-ce par ignorance, par paresse intellectuelle ou simplement à cause du poids de l’hégémonie culturelle dominante ?
En écoutant plusieurs acteurs sociopolitiques et en lisant plusieurs journaux congolais, une chose saute aux yeux : l’usage répétitif de l’expression ‘’consolider notre jeune démocratie’’. Le Congo-Kinshasa serait ‘’une jeune démocratie’’ à ‘’consolider’’. Certains de ces acteurs sociopolitiques et de ces journaux forcés de dresser le bilan politico-économique et social de cette ‘’jeune démocratie’’ disent qu’il est catastrophique. Ils fustigent la crise de légitimité dont elle souffrirait depuis les élections de novembre 2011. Ils soutiennent que tous les indicateurs socioéconomiques sont au rouge. Ils ajoutent à la crise de légitimité celle de l’efficacité des institutions mises en place au Congo-Kinshasa depuis la guerre de l’AFDL. Quelle serait alors ce genre de ‘’jeune démocratie’’ illégitime et inefficace au sein de laquelle la réponse adéquate aux besoins élémentaires de ses couches populaires serait absente en permanence ? (La démocratie, disait un ministre latino-américain, c’est répondre aux besoins élémentaire de sa population !)
Le Congo, une « jeune démocratie »?
Aussi, quand ce postulat de ‘’jeune démocratie’’ est posée, que suppose-t-il ? Tentons quelques hypothèses pour répondre à cette question en partant d’une lecture des discours, des conduites des acteurs sociopolitiques et des journalistes congolais. Premièrement, elle suppose sa ‘’consolidation’’ ou sa ‘’maturation’’. Deuxièmement, elle suppose un modèle prétendument ‘’achevé’’ ou ‘’accompli’’ de la démocratie. La ‘’consolidation de la jeune démocratie’’ serait une marche vers l’accomplissement de ce modèle ‘’achevé’’ désigné de temps en temps comme étant ‘’vieux’’. Ces acteurs sociopolitiques et journalistes ont donc souvent comme ‘’référence’’ ce qu’ils nomment ‘’les vieilles démocraties’’ ; c’est-à-dire ‘’les démocraties occidentales’’. Troisièmement, ce postulat serait limitatif dans l’étude des modèles autres que ceux de ‘’vieilles démocraties’’. Il semble exclure les remises en question de ces dernières (par leurs propres filles et fils) eu égard à leurs visées expansionnistes.
A notre humble avis, ce postulat de ‘’la jeune démocratie à consolider’’ procède d’une approche historique progressive fondée sur ‘’le vol de l’histoire’’. C’est-à-dire sur une « manière de conceptualiser et de présenter le passé où l’on part des événements qui se sont produits à l’échelle provinciale de l’Europe – occidentale, le plus souvent- pour les imposer au reste du monde »[1] en faisant comme si toute une série d’institutions importantes telles que la démocratie, le marché, la liberté, l’individualisme n’étaient pas présentes dans d’autres sociétés humaines depuis l’âge du bronze, c’est-à-dire plus ou moins 3000 avant J.-C.
Les études de l’égyptologue Cheik Anta Diop constituent un démenti scientifique de cette mainmise de l’Occident sur le passé du monde. Joseph Ki-Zerbo a aussi orienté ses recherches historiques dans le même sens ; comme en témoigne ‘’son entretien avec René Holenstein’’[2].
Une approche critique du ‘’vol de l’histoire’’ pourrait avoir comme implication épistémologique la désoccidentalisation des institutions susmentionnées et la provincialisation de l’Europe (et de son surgeon américain). Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie la dénégation ‘’à la culture européenne (et à son surgeon américain) la position de surplomb qu’elle a occupée pendant quatre siècles’’ et une participation au travail de la refondation du monde multipolaire sur une base éthico-politique et historique plurielle. Une tâche colossale ! Pourquoi ? La position de surplomb de la culture européenne ou « son statut hégémonique (…) s’était imposé par le biais de grands récits fondateurs, mais aussi des concepts, de catégories définissantes, de présupposés axiologiques qui présenter la culture occidentale comme universelle. [3]» Questionner et détricoter toute cette culture c’est participer à la provincialisation de l’Europe. « Provincialiser l’Europe, c’est donc l’inviter à reprendre place- mais seulement sa place – dans le concert des cultures et la modernité plurielle qui se fait jour.[4] »
Cette invite est une lutte contre le dogmatisme et l’occidentalisme enfermant l’Europe et son surgeon américain dans une rhétorique belliqueuse au nom de la démocratie, de la liberté et des droits de l’homme. Elle est un appel au ‘’métissage culturel’’ rompant avec un fondamentalisme libéral camouflant l’impérialisme et la domination sous ‘’les valeurs universelles’’ imposées à coup ‘’des bombes humanitaires’’ dans une guerre perpétuelle contre ‘’le terrorisme’’. Elle est un appel à ‘’promouvoir un universel pluriel’’ en restant à l’écoute de l’autre, des contributions venus d’autres horizons. Finalement, l’invite à la promotion d’un universel pluriel est un rendez-vous ‘’du donner et du recevoir’’ dans le respect mutuel ; c’est-à-dire en ayant ‘’un regard attentif vers le paysage de l’autre’’ pour l’accueillir.
Questionner et détricoter la culture hégémonique est un travail culturel d’une importance capitale. Il présuppose une connaissance tant soit peu approfondie d’autres cultures au travers des structures et institutions de socialisation de l’individu. Il peut être comparé aux ‘’pratiques de désenvoûtement’’[5]. Il implique certaines ruptures épistémologiques coûteuses en apprentissage, en temps, en énergie, en argent puisqu’il y va d’une thérapie touchant ‘’les croyances-les-plus-ancrées’’ dans les cœurs et les esprits par le biais des médias alternatifs, de l’école, de l’université et (parfois) des églises.
Questionner et détricoter la culture hégémonique est un travail culturel d’une importance capitale
Il s’agit d’un travail assidu de changement de ‘’paradigmes’’ pour en inventer d’autres humanisants. Plusieurs présidents latino-américains (et théologiens de la libération) ont compris l’importance de ce travail. Hugo Chavez, par exemple, a fait de l’éducation l’un de ses 7 péchés[6]. Les théologiens de la trempe de Léonardo Boff ou de Gustavo Gutierrez ont expérimenté, en participant à la naissance des mouvements sociaux latino-américains, ‘’la force historique des pauvres’’, ce dont les pauvres sont capables quand ils se mettent ensemble au nom de leurs convictions les plus profondes et essayent d’étudier ensemble les causes et les mécanismes de leur appauvrissement. Il y a là comme une exigence de formation permanente ; de déformatage et de reformatage collectif et permanent.
A ce point nommé, une question peut être posée aux acteurs sociopolitiques et aux journalistes congolais : « Où en êtes-vous avec votre formation permanente quand vous reconduisez seulement les concepts, les catégories définissantes et les présupposés axiologiques de la culture dominante occidentale et de son fondamentalisme libéral dans vos discours et dans votre pratique politiques ? » (Cette question peut s’étendre à tous les intellectuels congolais, nous-mêmes compris.)
Croissance, doing business, bailleurs de fond, FMI, Banque mondiale, pays pauvres très endettés, alliance public-privé, ouverture du marché, guerre contre le terrorisme, ‘’les vieilles démocraties’’, ‘’consolider notre jeune démocratie’’, élections, partenaires extérieurs, communauté internationale, NED, USAID, NDI, etc., tels sont les quelques concepts et les expressions non-questionnés et plus utilisés par plusieurs acteurs sociopolitiques et journalistes congolais.
Comment les inciter par exemple à comprendre que le FMI et la Banque mondiale sont des ‘’tueurs à gage’’ économiques du capitalisme sauvage et que les pays où ils opèrent en acteurs majeurs ne peuvent pas prétendre à leur souveraineté économique et politique ? Comment les inciter à comprendre que l’assassinat de Kadhafi, cet initiateur du Fonds monétaire africain, la création de la Banque des Brics et de leur Fonds (monétaire) sont des signes qui démonétisent ces ‘’tueurs à gage’’ dans leur fausse prétention d’aider les pays dits en développement ? Comment les pousser à comprendre que l’ouverture au marché prôné aujourd’hui par ‘’les vieilles démocraties’’ est un appel tardif des économies industrielles ayant pratiqué pendant très longtemps le protectionnisme avant qu’elles ne deviennent esclaves de ‘’véritables centres de pouvoir’’[7] ?
Ces ‘’vieilles démocraties’’, en effet, ont fini par transférer la prise de grandes décisions publiques à ces ‘’véritables centre de pouvoir’’ constituant le secteur privé et aux ‘’Etats occultes’’ (ou aux gouvernements parallèles) qui ne rendent aucun compte à leurs populations. Pour dire les choses autrement, les ‘’vieilles démocraties’’ sont de plus en plus une chimère en dépit de l’existence certains acquis liés aux luttes pour les libertés fondamentales.
En leur sein se mène une lutte acharnée contre la démocratie au profit du secteur privé et des ‘’Etats occultes’’ au point d’inciter certains de leurs fils et filles à parler du ‘’circus politicus’’[8] ou de l’ ‘’Après la démocratie’’[9].
Que deviennent, dans ces circonstances, les références des acteurs sociopolitiques et des journalistes congolais aux ‘’vieilles démocraties’’ ? Elles deviennent inquiétantes. Elles tendent à être un appel permanent à la reproduction d’un modèle de société inégalitaire, uniquement fondé sur la concurrence et la compétitivité ; et favorable à la confiscation des libertés fondamentales, des droits sociaux, économiques, culturels et spirituels.
Coachés par les agences et instruments de sédition ‘’made in USA’’, plusieurs acteurs sociopolitiques et journalistes congolais restent limités dans l’accès aux sources d’informations pouvant les aider à rompre avec ce modèle sociétal décrié en Occident même. Seraient-ils aussi des paresseux intellectuels et/ou des ignorants se contentant de répéter les leçons que leurs dictent ‘’les maîtres du monde’’ pour leur plaire ? L’histoire nous le dira !
Quelle serait cette ‘’jeune démocratie’’ née au cœur de l’Afrique d’une guerre de basse intensité et imposée par ‘’les élections piège à con’’, si ce n’est une option pour donner au Congo des ‘’gouvernants pro-occidental’’ c’est-à-dire capables de garantir les intérêts du secteur privé ayant pris presque toute la place du secteur public en Occident tout en faisant semblant de plaider la cause du peuple congolais ? (à suivre)