Par Jean-Pierre Mbelu
Travailler avec des pays dont nous ne maîtrisons pas les orientations géopolitiques et géostratégiques relèverait de la naïveté, de l’ignorance ou tout simplement de l’amateurisme politique. A moins que nous ayons levé l’option d’être ad vitam aeternam les marionnettes des « maîtres du monde » sur le déclin. Constituer des Etats souverains et édifier un panafricanisme des peuples sur notre continent nous exigeront, en permanence, d’interroger notre rapport à la pensée, à l’écrit et à nos masses populaires. Lire les textes fondateurs des « pays dominants » et en tirer des conséquences pour l’orientation de notre action politique et citoyenne ne nous semble pas être synonyme de chercher des boucs émissaires ou d’accuser faussement les autres. Il y a une « guerre des idées » dont nous ne devons pas nous passer.
Le Congo dit démocratique connaît, depuis les années 90, une guerre de basse intensité que plusieurs d’entre nous nomment, à tort ou à raison, « crise multiforme ». Le poids de l’hégémonie culturelle (occidentale) pèse tellement sur les cœurs et les esprits que nous avons du mal à croire que « les vieilles démocraties » occidentales puissent orchestrer une si longue guerre avec ses millions de morts. De plus en plus, elles sont considérées comme des boucs émissaires de l’irresponsabilité congolaise (généralisée). Le problème, c’est nous, soutiennent désormais un bon nombre de compatriotes. Les Congolais, disent-ils, n’aiment pas leur pays ; ils ne sont pas majoritairement patriotes.
Si cette hypothèse vaut sont pesant d’or, les arguments pour l’étayer demeurent souvent faibles. La référence aux textes demeure quasi-absente. L’effort pour dire les différents niveaux de l’action politique et/ou citoyenne demeure presque nul. Souvent le niveau individuel est privilégié par rapport aux niveaux collectifs et structurels. Le géant au cœur de l’Afrique est, selon cette hypothèse, approchée comme s’il était une île.
Pourtant, les politiques globalisantes des pays de « vieille démocratie » du marché ultralibéral et financier pensent le Congo au même moment que les autres pays de l’Afrique et du monde. Au niveau de leurs think tanks, quand ils travaillent à leur politique étrangère, ils réfléchissent en termes de puissance, de domination, de rapports de force, etc. Certains textes fondateurs de cette politique étrangère[1] ne font presque pas allusion à l’aide au développement, aux droits de l’homme et à la démocratie comme priorités.
Prenons deux exemples : les USA et la France.
Il est devenu presqu’impossible aujourd’hui de comprendre la politique étrangère des USA sans une lecture approfondie du livre de Zbigniew Brzezinski intitulé ‘Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde’ (publié en français en 2002). Pourquoi ? Cet américain d’origine polonaise est un membre influent de la géopolitique et de la géostratégie américaine. Conseiller du Président Carter entre 1977 et 1981, il est le Conseiller de « l’empereur américain du pétrole », David Rockeffeler, « parrain » de Barack Obama ; il fait partie du Center for Strategic and International Studies à Washington DC. Il est aussi compté parmi les membres de l’Etat profond (gouvernement parallèle) dont parle Peter Dale Scott dans un autre livre très intéressant quant à la connaissance des orientations géopolitiques et géostratégiques des USA. (Le livre est intitulé ‘La route vers le nouveau désordre mondial. 50 ans d’ambitions américaines’.)
Dans les think tanks des pays dits de « vieille démocratie », la définition des orientations de la politique étrangère se fait à court, moyen et long terme. Ces orientations peuvent être corrigées ou réadaptées, mais elles ne changent pas au niveau des lignes maîtresses. Contrôler les voies terrestres et maritimes par lesquelles passent les matières premières stratégiques constitue l’une de ces lignes essentielles.
Prenons le deuxième cas, celui de la France. François Hollande se situe dans la continuité de Nicolas Sarkozy. Dans le quatrième numéro de la revue ‘Dialogue’ de 2013, Guy De Boeck présente, sur trente pages, des articles pouvant être lus et compris les uns en rapport avec les autres. Dans la rubrique France/Afrique, il présente un article dont l’intitulé se passe de tout commentaire : « Le nationalisme africain et le panafricanisme présentés comme des menaces pour l’Occident ». En lisant cet article (et ce titre), il est facile de comprendre pourquoi tous les nationalistes et panafricanistes africains ont été (ou sont) dans la ligne de mire de la France et de ses alliés. Laisser à l’Afrique le temps de consolider sa souveraineté économique et politique, de créer des grands ensembles intégrés politiquement est vu, dans les think tanks français (du pouvoir), comme une façon d’anticiper le déclin de l’Occident. L’assassinat de Kadhafi, l’emprisonnement de Laurent Gbagbo et la guerre au Mali peuvent être situés dans ce contexte de l’émancipation de l’Afrique et du déclin redouté de l’Occident.
Lire ces textes et beaucoup d’autres d’éminents chercheurs d’hier et d’aujourd’hui et en tirer toutes les conséquences n’est pas synonyme de chercher les boucs émissaires ou d’accuser faussement les autres de comploter contre nous. C’est constater tout simplement que ces autres ont des orientations géopolitiques et géostratégiques complètement éloignées de leur rhétorique officielle (hypocrite) sur la démocratie, le droit de protéger et la défense des droits de l’homme. Et que, dans leurs think tanks, leurs fins psychologues étudient les modalités d’instrumentalisation et de manipulation des conflits ethniques et de l’opposition politique aux fin de perpétuer leur domination.
A ce point nommé, le quatrième numéro de la revue ‘Dialogue’ contient un bel article sur « Les 10 stratégies de manipulation des masses » développées par Noam Chomsky.
Toutes sont d’une importance capitale. Les trois premières peuvent aider à comprendre ce qui se passe réellement au Congo et dans beaucoup d’autres pays d’Afrique et du monde.
La guerre de basse intensité que la RDC connaît est initiée par ceux-là-mêmes que nous retrouvons aujourd’hui dans « le mécanisme de suivi » de l’Accord-cadre signé à Addis-Abeba. Ils appliquent la deuxième stratégie de manipulation des masses : « créer des problèmes, puis offrir des solutions ». « Cette méthode est aussi appelé « problème-réaction-solution »
Et au cours de cette guerre, le partage des richesses du Congo avec « ses voisins » de l’Est, « petites mains » des oligarques d’argent a été à tout bout de champ présenté comme l’une des voies incontournables pour y mettre fin. Il en va de même de la mesure ultralibérale de « l’amélioration du climat des affaires ». Et pour faire accepter ces « solutions », la « stratégie de la dégradation » a été appliquée. En quoi consiste-t-elle ? « Pour faire accepter une mesure inacceptable, il suffit de l’appliquer progressivement, en « dégradé », sur un durée de 10 ans (et même plus). » Ces stratégies et d’autres réussissent là où celle de « la distraction » les accompagne. « Elément primordial du contrôle social, la stratégie de la diversion consiste à détourner l’attention du public des problèmes importants et des mutations décidées par les élites économiques et économiques, grâce à un déluge continuel de distractions et d’informations insignifiantes. La stratégie de la diversion est également indispensable pour empêcher le public de s’intéresser aux connaissances essentielles, dans les domaines de la science, de l’économie, de la psychologie, de la neurobiologie, et de la cybernétique. Garder l’attention du public distraite, loin des véritables problèmes sociaux, captivée par les sujets sans importance réelle. Garder le public occupé, occupé, occupé, sans aucun temps pour penser ; de retour à la ferme avec les autres animaux. » (Nous soulignons). Oui. La perte du temps de penser, du « soin de l’âme » est une voie ouverte sur l’ensauvagement. Et en RDC, l’industrie de la distraction fonctionne à merveille : le théâtre de bas étage, la musique servile, la publicité mensongère, la quête permanente de la nourriture pour les 80% de nos populations, etc. participent du décervelage et de l’éloignement de l’écrit, d’une recherche sourcée et documentée. Le colportage prend beaucoup de place dans plusieurs cœurs et esprits.
Créer et recréer les lieux de la pensée devraient nous aider à gagner « la guerre des idées » pour mieux mener celle de notre commune souveraineté et du panafricanisme des peuples. En allant, en permanence, à la rencontre de nos masses populaires et paysannes.
Mbelu Babanya Kabudi