Par Jean-Pierre Mbelu, analyste politique (Lignes maîtresses de la conférence présentée au Café citoyen de Nivelles, en Belgique, le 27 septembre 2012)
Cet exposé part d’un constat. 52 ans après son indépendance, le Congo dit démocratique, pays aux potentialités énormes, demeure un pays appauvri malgré la permanence de sa coopération avec plusieurs pays du Nord et les Institutions Financières Internationales. Qui sont les acteurs pléniers et/ou majeurs de cet appauvrissement perpétuel ? 52 ans après son indépendance, le Congo (RD) doit-il toujours compter sur la solidarité des pays du Nord pour prendre son envol ? Dans les lignes qui suivent, la question congolaise sera étudiée dans le contexte général de la coopération entre l’UE et les ACP.
Dans une interview accordée au journal Le Potentiel le 24 septembre 2012, le chef de la délégation de l’UE en RDC a dû répondre à une question allant dans le même sens. : « Selon le conseiller spécial du secrétaire général de la Francophonie, Ousmane Paye, les questions économiques occuperont une place importante à ce 14ème Sommet. Comment les pays riches ( ?) pourront-ils marquer leur solidarité envers les pays pauvres (et/ou appauvris) ? » Voici la réponse du chef de la délégation de l’UE en RDC, Jean-Michel Dumond : « La solution se trouve d’abord chez les Congolais, eux-mêmes. Ce pays est riche. Il abrite des réserves minières, qui en font un scandale géologique. Il abrite d’importantes réserves de pétrole. Il a des terres qui permettent de nourrir un milliard d’habitants. Son potentiel hydroélectrique peut alimenter l’ensemble du continent africain et bien au-delà. Donc, l’essentiel, c’est de s’organiser pour que les richesses du pays se traduisent en croissance et pour que celle-ci bénéficie à la population. Je crois que c’est là le défi essentiel. »
En lisant l’interview, l’impression qui se dégage est que pour le chef de la délégation de l’UE en RDC, même s’il ne le dit pas expressément, la solution est ensuite chez les partenaires bilatéraux et multilatéraux de la RDC comme membre des Pays d’Afrique, des Caraïbes et Pacifiques (ACP). Invité à dresser le bilan du 10ème programme du FED (Fond Européen de développement) au Congo (RD), Jean-Michel Dumond va répondre de la manière suivante : « Nous ne sommes pas encore dans la phase de négociations à proprement parler. Pour l’instant, nous discutons des orientations fondamentales concernant notre coopération avec la RDC (2014-2020). Nous sommes dans le cadre de l’Accord de Cotonou. Cela veut dire que nous ne sommes pas dans un programme d’assistance que nous prodiguerions depuis Bruxelles. C’est un programme que nous développons en commun avec l’ensemble des forces productives congolaises. »
Cette réponse est apparemment correcte. Néanmoins, elle ne dit rien sur l’accord constituant le cadre ou la matrice organisationnelle des échanges avec les divers partenaires Congolais. Elle n’explicite pas l’asymétrie des conditions politico-économiques dans lesquelles ces échanges sont menés. Il y a sur cet accord signé en 2000, un texte d’une grande richesse, rédigé par Raoul Marc Jeannar. C’est le cinquième chapitre l’édition augmentée de son livre intitulé Europe, la trahison des élites (Paris, Fayard, 2004). Le chapitre est intitulé : « L’Europe et les pays du Sud ». Il a un sous-point intitulé : « Cotonou ou la recolonisation des Pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ». Pour Raoul Marc Jennar, « l’accord de Cotonou est un enfant des accords de Marrakech. On y retrouve la même foi dogmatique dans les vertus du libre-échange, la même confiance absolue dans l’initiative privée, la même volonté d’affaiblir la puissance publique et de limiter la souveraineté des peuples, la même organisation des déséquilibres Nord-Sud et la même consolidation d’un rapport de dépendance entre les pays industrialisées occidentaux et le reste du monde. » (p.188) Cet accord vient détruire les mécanismes de solidarité existant dans les échanges commerciaux entre le Nord et le Sud avant qu’il ne soit conclu. Pour justifier cette rupture, les pays de l’UE évoquent la modicité des résultats liée aux facteurs internes aux pays de l’ACP tels que les guerres civiles, la mauvaise gouvernance et la corruption.
Raoul Marc Jennar balaie d’un revers de la main cet argumentaire en évoquant la diminution des aides destinées au Sud, les dégâts causés par l’imposition des programmes d’ajustement structurel au Sud par le FMI, la détérioration permanente des termes d’échanges entre le Nord et le Sud, etc. A ses yeux, « lorsqu’elle invoque les « facteurs propres aux pays ACP », l’Europe passe totalement sous silence le rôle des Etats membres et de leurs firmes privés dans le déclenchement et l’alimentation des guerres civiles, dans les effets de la colonisation sur la gouvernance des anciennes colonies et dans l’incitation à la corruption. On montre du doigt les corrompus, mais on se tait sur les corrupteurs. » (p.190). Remettant en question la propension de l’Europe à se faire passer pour « le premier donateur mondial », Raoul Marc Jennar écrit : « L’Europe (…) oublie de mettre en lumière que 60 à 80% de l’aide à destination des pays ACP reviennent dans l’Union sous la forme d’acquisition d’équipements, de services et d’honoraires somptueux versés à des experts qui en sont issus. » (Ibidem)
Etudiant de plus près l’accord de Cotonou, Raoul Marc Jennar en vient à conclure que sa finalité est « le remplacement de mécanismes et de politiques de solidarité par la compétition économique et commerciale. L’article 34, 2 est limpide à cet égard quand il stipule que « le but ultime de la coopération économique et commercial est la transition vers l’économie mondiale libéralisée ». Cotonou, poursuit-il, ce n’est rien d’autre que l’application du « consensus de Washington » aux pays ACP sous la pression de l’Union européenne, au nom des anciennes puissances coloniales. » (Ibidem) Cette application du « consensus de Washington », constitue, à en croire Raoul Marc Jennar, la politique étrangère de l’UE. Dans ces échanges économiques et commerciaux avec les ACP, elle impose le respect des principes de dérèglementation, de libéralisation et de privatisation. En effet, « en 1989, John Williamson, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, formalisa le « consensus ». Ses principes fondateurs sont applicables à n’importe quelle période de l’histoire, à n’importe quelle économie, sur n’importe quel continent. Ils visent à obtenir, le plus rapidement possible, la liquidation de toute instance régulatrice, étatique ou non, la libéralisation, la plus totale et la plus rapide possible de tous les marchés (des biens, des capitaux, des services, des brevets, etc.) et l’instauration, à terme (…) d’un marché mondial unifié et totalement autorégulé. » (J. ZEIGLER, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leurs résistent, Paris, Fayard, 2002, p.63-64. Nous soulignons)
Tel est, nous semble-t-il, l’enjeu majeur, de la coopération économique et commerciale entre le Nord et le Sud. Ses acteurs pléniers opèrent souvent dans l’ombre, au cœur de véritables cercles de pouvoir, laissant aux chefs d’Etat et des gouvernements de l’espace (visible) pour jouer « le cirque politique » en assumant le rôle de « petites mains ».
A ce point nommé, il serait intéressant de lire, entre autres, le livre autobiographique de John Perkins publié en 2005 et intitulé Confessions d’un « assassin financier »,, celui de Christophe Deloire et Christophe Dubois intitulé Circus politicus (Paris, Albin Michel, 2012) ou le numéro spécial du Monde diplomatique (Manière de voir, n° 122, Bimestriel, Avril-mai, 2012) intitulé Politique-Entreprise-Ecole-Famille. Où se cachent les pouvoirs ?
L’enjeu majeur de cette coopération procède de la lutte contre la justice sociale, la solidarité, la souveraineté économique, politique et citoyenne au profit du marché dit autorégulé, mais qui, en réalité, est géré par les véritables cercles de pouvoir. Cette lutte produit, à tâtons, des fruits escomptés, avec la complicité des élites compradores du Sud. Avec celles traîtresses du Nord, elles constituent ensemble le réseau transnational de prédation, fanatique du marché.
Une vigilance citoyenne tous azimuts, une connaissance approfondie et partagée du modus operandi de ce réseau et une constitution des contre-réseaux (des peuples du Nord et du Sud) décidés à refonder la politique économique sur les valeurs de liberté, de responsabilité, de justice sociale, de solidarité, de souveraineté politique, économique et citoyenne au niveau local, national et international peuvent être des contributions d’une portée certaine pour l’avènement d’un autre monde possible.
Mbelu Babanya Kabudi