Par Jean-Pierre Mbelu.
Certains acteurs politiques de l’Afrique de Grands-Lacs s’agitent et font beaucoup de bruit ces derniers temps sur les négociations qui devraient mettre autour d’une même table la rébellion rwandaise du M23, les « chevaux de Troie » de « faiseurs de rois », la classe politique et la société civile congolaise. Il est curieux qu’ils ne nous expliquent pas les raisons pour lesquelles les textes des autres négociations faites avant n’ont pas pu être mis en application. Aussi cherchent-ils à nous convaincre que la guerre de basse intensité imposée à notre pays est un problème des Congolais(es)entre eux (elles) et leurs proches voisins et un point. Il est très curieux qu’ils ne fassent aucune allusion à l’abondante littérature mettant en cause les « acteurs pléniers » de cette guerre de prédation et d’agression. C’est vrai, en politique, il faut négocier. Mais avec qui, pour quelles fins ? Le comble est qu’ils font des propositions sans aucune référence sérieuse à l’histoire !
Depuis l’assassinat de Lumumba le 17 janvier 1961 jusqu’à ce jour, notre pays, le Congo, souffre d’une sérieuse crise de légitimité liée à l’absence criante de souveraineté politique et économique. Notons que l’assassinat de Lumumba intervient après la Table-Ronde belgo-congolaise organisée à Bruxelles en 1960. Celle-ci était censée être parvenue à prendre des décisions pouvant garantir à la fois les intérêts et des Belges et des Congolais dans l’organisation politique de l’ex-colonie. Malgré cette négociation belgo-congolaise, le premier ministre congolais élu au suffrage universel sera assassiné en 1961 avec la complicité de certains officiels Belges.
Voulant reprendre leur destin en main, les Congolais ont réussi à organiser, eux-mêmes, à Luluabourg, en 1964, une Conférence Constitutionnelle. Elle devait conduire à la production d’une constitution devant régir le pays en rompant avec la Loi Fondamentale du 19 mai 1960, œuvre des Chambres belges liée aux résolutions de la Table Ronde belgo-congolaise. La Conférence Constitutionnelle de Luluabourg produira effectivement une Constitution dont l’application sera compromise par les rébellions et le coup d’Etat de Mobutu en 1965. La particularité de cette Conférence comme celle qui sera dénommée Conférence Nationale Souveraine est qu’elle a été une œuvre des Congolais.
Ces deux Conférences congolo-congolaises ont produit des textes. Ceux-ci n’ont pas été mis en application. Pourquoi ? Ces textes, malgré leurs limites, garantissaient la souveraineté politique, économique et culturelle des Congolais(es), d’abord. « Les maîtres du monde » et « les faiseurs de rois » ainsi que leurs chiens de garde n’en ont pas voulu.
La Conférence Nationale Souveraine inspirera une marche de notre pays vers sa prise en charge par ses propres filles et fils. Cette marche sera interrompue par la guerre de basse intensité de 1996-1997. Cette guerre portera Laurent-Désiré au pouvoir. Celui-ci commettra la grave erreur de se laisser guider par « les chevaux de Troie » de « faiseurs de rois » et fera une table rase de « la marche révolutionnaire » initiée par la Conférence Nationale Souveraine. Néanmoins, en bon vieux « lumumbiste » et « marxiste », le Mzee va reconduire certaines idées nationalistes[1], dangereuses pour les « petites mains » du capitalisme sénile.
Quand intervient sa rupture avec le Rwanda et l’Ouganda, alliés des anglo-saxons dans la guerre de basse intensité livrée contre notre pays, il devient « une personne dangereuse ». Il sera assassiné le 16 janvier 2001. Pour « les faiseurs de rois », le Mzee était devenu ingérable ! Avant et après cet assassinat, plusieurs rébellions montées de toutes pièces par « les chevaux de Troie » des anglo-saxons vont chercher à affaiblir le Congo, à le piller, à l’émietter, à le diviser en petits morceaux. Elles vont organiser « le génocide silencieux » des Congolais(es). Et les différentes « tables rondes » organisées pour mettre apparemment fin à ces rébellions contribueront à affaiblir davantage notre pays et y semer la mort au nom du capitalisme sénile. La particularité de ces « tables rondes » est de ne pas mettre sur le devant de la scène « les acteurs pléniers ». Non. Ce sont leurs marionnettes qui y particiepent avec des textes pré-préparés et des facilitateurs désignés par « les acteurs pléniers » en fonction des intérêts du 1% de « petites mains » du capital. Prenons l’exemple des accords de Lusaka.
« En juillet 1999, menacé par les troupes rwandaises à Mbuji-Mayi, dans la province du Kasaï oriental, capital du diamant, Kabila (Laurent-Désiré) accepte de signer les accords de Lusaka qui entérinent la rébellion soutenue par Kigali et Kampala et reconnaissent aux rebelles qui pillent le pays le statut de forces démocratiques. Placés à égalité avec les forces intérieures et la société civile, ceux-ci engagent un dialogue national en vue d’une transition démocratique, visant à évincer Kabila.[2] » Pendant ce temps, « les parrains de l’accord- essentiellement Washington, Kigali et Kampala-, qui avaient poussé Kabila à prendre le pouvoir, ne lui reconnaissent plus aucune légitimité. Les forces rebelles téléguidées par le Rwanda et l’Ouganda réussissent à être placées sur le même pied qu’un gouvernement reconnu par la communauté internationale.[3] » Quel était le pari que les promoteurs de l’accord tenaient à gagner ? « Le pari des promoteurs de l’accord est simple : l’addition des mouvements rebelles et des partis politiques opposés à Kabila doit aboutir à mettre le Mzee en minorité. [4]»
La même situation va être rééditée à Arusha. « Kigali, Kampala et Washington parviennent aussi à disqualifier les principaux soutiens à Kabila (les ex-FAR, devenus FDLR) en les traitant de « forces négatives ». Cet accord inique laisse de surcroît deviner la volonté des parrains : il faudra accepter le partage du pays, notamment la sécession de l’Est.[5] »
Cette analyse de Pierre Péan sera confirmé deux ans plus tard par l’International Crisis Group en ces termes : « Le dialogue était surtout destiné à affaiblir Laurent-Désiré Kabila et à renforcer la légitimité politique des mouvements rebelles en tant qu’interlocuteurs prioritaires du gouvernement de Kinshasa pour trouver une solution au conflit. » N’est-ce pas à peu près le même scénario qui se joue aujourd’hui dans notre pays après le hold-up électoral de novembre 2011 ?
Revenons aux accords de Lusaka. Qui en sera le facilitateur ? Ketumile Masire, ex-président du Botswana (1980-1998) « dont toute la politique reposait sur une étroite alliance avec De Beers, la principale société diamantaire du monde, avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis – auxquels il avait donné l’autorisation de construire l’immense base militaire des Mapharananwane, comprenant notamment une base d’écoutes couvrant l’Afrique Australe.[6] »
Qui, dans l’ombre, a travaillé au projet de cet accord ?
« Le projet d’accord a été piloté par Philip Winter, fonctionnaire britannique, spécialiste de la région des Grands Lacs. Et l’homme de l’ombre de l’accord est Howard Holpe, un personnage qu’Israël avait mobilisé dans son soutien à Mobutu dans les années 1980 : il est là cette fois pour le compte de l’administration Clinton. C’est lui qui, au cours de réunions secrètes tenues à l’hôtel Livingstone, à Pretoria, en juin 1999, reçoit les émissaires du RCD-Goma, rencontre Kagame et Museveni, mais aussi Mandela et Mbeki ; lui encore qui rédige le texte de l’accord, transmis à Bill Clinton, Madeleine Albright et Koffi Annan via l’ambassade américaine à Pretoria.[7] »
Le livre de Pierre Péan que nous citons est publié depuis 2010. Ces informations mises à notre disposition n’ont jamais été démenties. Il est quand même curieux que certains acteurs politiques de notre pays qui appellent aux négociations fassent comme si la guerre de basse intensité imposé à notre pays n’était qu’une affaire congolo-congolaise. Non. Les efforts déployés dans ce sens ont marqué leurs limites. A moins d’une mauvaise foi, une abondante littérature mise à notre disposition prouve à suffisance que notre pays est victime d’une guerre de prédation orchestrée par les USA, la Grande-Bretagne, leurs « Chevaux de Troie » et leurs alliés. Si des négociations doivent avoir lieu, qu’elles convoquent à une même table « ces acteurs pléniers », leurs marionnettes et la synergie de patriotes congolais.
Organiser des négociations inter-congolaises c’est bon. Mais c’est résoudre à moitié le problème. C’est souhaitable que « les acteurs de l’ombre » viennent au grand jour pour négocier au nom de leurs intérêts.
Nous espérons que les acteurs politiques de l’Afrique des Grands-Lacs trop prolixes ces derniers temps saisiront la balle au bon pour inviter les « acteurs pléniers » à la table de négociation. Et qu’ils le fassent en sachant que ceux qui viendront, s’ils acceptent, ne feront pas partie de « l’Etat profond[8] ». Celui-ci préfère rester dans l’ombre. Il n’en sort que quant les rapports de force lui sont défavorables. (A suivre)
Mbelu Babanya Kabudi
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[1] Lire C. BAECKMAN, Les nouveaux prédateurs. Politique des puissances en Afrique centrale, Paris, Fayard, 2003, p.59-60.
[2] P. PEAN, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010, 397.
[3] Ibidem, p.397-398
[4] Ibidem, p.398.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem, p.398-399.
[8] Lire P. DALE SCOTT, La route vers « le nouveau désordre mondial ». (50 ans d’ambitions secrètes des USA), Ed. Demi Lune, 2011.