Par Par Annick Cojean. Source: Le Monde.
On a voulu tuer le docteur Denis Mukwege. On a voulu faire taire celui qui, depuis des années, se révèle l’infatigable défenseur des femmes violées du Congo. Un homme plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de la paix et que la communauté internationale a déjà récompensé de distinctions prestigieuses. Un gynécologue de 57 ans, qui, dans son hôpital de Panzi, près de Bukavu, a déjà accueilli et opéré, en l’espace de treize années, plus de 40 000 femmes violées et mutilées de sa région – oui, 40 000, le chiffre est effroyable. Et qui, inlassablement, mais avec de plus en plus de tristesse, arpente le monde et s’empare de toutes les tribunes qui lui sont offertes – ONU, Sénat américain, Parlement européen, Maison Blanche, Downing Street… – pour dénoncer ce qu’il qualifie de crime contre l’humanité.
C’était le 25 octobre au soir, à Bukavu, la capitale du Sud-Kivu, à l’ouest de la RDC, la République démocratique du Congo. Cinq hommes lourdement armés se sont introduits dans sa demeure, ont maîtrisé les sentinelles et les domestiques et contraint ses filles à se jeter à terre en attendant, en silence, que leur père arrive. Au bruit de sa voiture, ils se sont mis en position de tir, ont extirpé le médecin de son véhicule, ont braqué une arme sur sa tempe.
C’est au moment où ils allaient l’exécuter qu’un de ses employés s’est jeté en hurlant sur l’un des agresseurs, lequel s’est brusquement retourné, et a fait feu, le tuant de deux balles. Dans une grande confusion, le médecin s’est retrouvé à terre, pris sous les tirs, puis le commando s’est enfui dans le véhicule familial. Sonné, Denis Mukwege s’est relevé au milieu de douilles. « Miraculé, dit-il doucement. J’en suis au sixième attentat par balles. Je crois bien que j’ai une protection… surnaturelle. » Il a la foi. C’est vrai qu’il est aussi pasteur.
PEUR PANIQUE
En quelques heures, la rumeur de l’attentat a fait le tour du monde. Et de tous les continents s’est élevée une même clameur mêlant stupeur et indignation. Ah non ! Pas lui ! Pas Mukwege ! Des messages sont arrivés de toutes parts, d’associations et de fondations qui soutiennent l’oeuvre du médecin, d’organisations comme Amnesty International, Médecins du monde, Physicians for Human Rights, mais aussi de gouvernements occidentaux exigeant des autorités congolaises une enquête sur l’attentat et des garanties pour la protection du médecin.
« On a tenté d’assassiner un de mes héros ! », a réagi sur son blog Nicholas Kristof, le chroniqueur du New York Times, liant cette attaque au discours prononcé un mois plus tôt par le docteur Mukwege à la tribune des Nations unies pour dénoncer l’impunité des violeurs au Congo.
Mais à Bukavu, la ville où il est né et où il a créé l’hôpital de Panzi en 1999, c’est bien plus que de l’indignation qui a saisi la communauté des femmes, à l’annonce de l’évacuation du chirurgien vers le Burundi puis vers l’Europe. Une profonde angoisse, une peur panique. Que faire sans Mukwege ? Qui les soignerait ? Les écouterait ? Les protégerait ?
Une opération ville morte a d’abord été organisée, le 31 octobre, pour protester contre l’insécurité croissante, quelques jours après l’attentat. Puis une association de Congolaises pour la paix a lancé un appel réclamant le retour du docteur. Et le 12 novembre, des centaines d’autres, venues à pied ou en pirogue de tout le Sud-Kivu, leur bébé sur le dos, ont assiégé le bureau de la fondation du médecin, exigeant d’avoir de ses nouvelles et le suppliant de rentrer, si du moins, disaient-elles, il est encore en vie.
« Nous allons livrer à l’hôpital les récoltes de nos champs, nos bananes, nos ananas, nos choux, pour acheter son billet d’avion de retour. Et ce sont nous, les femmes, qui allons nous relayer, jour et nuit, devant sa résidence pour assurer sa sécurité. De grâce, qu’il nous revienne ! »
500 000 FEMMES VIOLÉES EN SEIZE ANS
Il ne demande que ça. Il ne pense même qu’à ça, jour et nuit, déterminé à poursuivre son travail. Il vient de nous l’écrire dans un courriel dont il ne précise pas, à dessein, le lieu d’expédition, navré de constater que les autorités congolaises n’ont répondu à aucune des questions concernant sa sécurité. Il indique cependant que toutes les dispositions sont prises pour que les soins se poursuivent et que les patientes ne souffrent pas de son absence.
Mais à Bruxelles, au siège de la Fondation Roi Baudouin où nous l’avons rencontré le 6 novembre, si ses propos se voulaient combatifs, le ton était infiniment douloureux. Le docteur Mukwege, un géant au sourire et au regard aussi doux que sa voix, paraissait accablé.
Las de parler dans le vide. Las de vouloir secouer en vain les consciences. Las de raconter à toutes sortes d’auditoires la tragédie des femmes du Congo sans que rien se passe. Las de décrire les viols et tortures effroyables, de citer des chiffres à donner le tournis (500 000 femmes violées en seize ans, dit-il), sans qu’aucune volonté politique internationale ne s’exprime pour prendre de vraies mesures. Las aussi de recevoir des prix et des hommages sans que les organisations gouvernementales n’envisagent de solutions autres que médicales.
Cela le stupéfie. Comment est-il possible qu’on ne l’entende pas ? « Comment est-il pensable que les acquis de la civilisation reculent à ce point et qu’on reste inerte ? » On a toutes les preuves, photos, témoignages, et rien n’y fait, se désole-t-il. « On ne pourra pas dire, comme on l’a fait à d’autres heures sombres de l’Histoire que la communauté internationale ne savait pas. Elle sait ! »
Alors pourquoi n’agit-elle pas ? « Pourquoi cette solidarité des hommes, sous toutes les latitudes, qui trouvent normal que la femme souffre comme si c’était dans sa nature, comme si le viol de milliers de femmes était moins grave que la mort d’un seul homme ? » Il secoue la tête, les épaules voûtées, les yeux pleins de désarroi. « Beaucoup d’hommes ont l’impression que le viol n’est qu’un rapport sexuel non souhaité. Mais ce n’est pas ça ! C’est une destruction ! Et cela fait seize ans que cela dure au Congo ! Seize ans de destruction de la femme, seize ans de déstructuration de toute une société. Et cela ne fait que croître ! »
DES CLITORIS COUPÉS, DES SEINS SECTIONNÉS
Il se souvient parfaitement de ce jour de septembre 1999 où, dans le tout nouvel hôpital de Panzi où il s’attendait à faire des césariennes et aider à mettre au monde des enfants, il a accueilli une première femme violée par un groupe de soldats et dont l’appareil génital avait été déchiqueté par des balles tirées dans son vagin. « J’étais stupéfait, je n’avais jamais vu ça. Cette femme était une survivante. Mais, à la fin de l’année, j’en étais à 45 cas. » En 2000, le chiffre montait à 135 victimes. En 2001, c’était l’explosion, il ne savait plus où mettre ses patientes. En 2004, il comptabilisait 3 604 cas.
« Ce qu’on ne savait pas faire avec les armes à feu, les lances et les machettes, je découvrais qu’on le réalisait avec le sexe. » Le viol était devenu une arme de guerre. Collectif, commis devant les maris, les enfants, les voisins, contraints d’y assister. Les clitoris étaient coupés, les seins, les lèvres, les nez sectionnés. Le chirurgien, atterré, avait fait appel à Human Rights Watch, qui publiait en 2002 un premier rapport : La guerre dans la guerre.
« Je me suis dit : quand le monde va lire ça, la réaction sera fulgurante. Eh bien j’avais tort ! Il ne s’est rien passé. » Et le viol s’est répandu. Utilisé par à peu près tous les groupes armés, les rebelles hutu et les combattants maï-maï, les soldats rwandais et les forces gouvernementales congolaises, et aujourd’hui les insurgés du M23. « Ils rivalisent de cruauté, ils sophistiquent la torture, perfectionnent les supplices ; je distingue leurs signatures dans les plaies des femmes. »
Alors, d’une voix lente, monocorde, un peu voilée, le médecin nous a raconté ce qui constitue son quotidien. « J’ai vu des vagins dans lesquels on avait enfoncé des morceaux d’arbre, de verre, d’acier. Des vagins qu’on avait lacérés à coups de lame de rasoir, de couteau ou de baïonnette. Des vagins dans lesquels on avait coulé du caoutchouc brûlant ou de la soude caustique. Des vagins remplis de fuel auxquels on avait mis le feu… »
« D’UNE EFFICACITÉ REDOUTABLE »
Fallait-il continuer ? Il a vu le pire du pire, le summum de la cruauté. Il a soigné une femme qui, enlevée avec ses quatre enfants par un groupe armé pour devenir leur esclave sexuelle, a appris que le plat étrange qu’on l’avait forcée à avaler était constitué de trois de ses enfants. Il a tenté pendant des heures de reconstituer le vagin d’une petite fille de 3 ans que des sexes barbares avaient saccagé, lors d’un raid nocturne sur un village…
« Toute guerre vise à réduire la démographie de l’ennemi, à occuper son territoire, à détruire sa structure sociale. Le viol, de ce point de vue, est d’une efficacité redoutable. » S’acharner sur l’appareil génital des femmes ne revient-il pas à s’attaquer à « la porte d’entrée de la vie » ? La plupart des jeunes filles violées ne pourront plus avoir d’enfant.
Les autres, contaminées par le sida ou d’autres maladies, deviennent des « réservoirs à virus » et des « outils de mort » pour leurs compagnons , voire pour les enfants issus des viols. Lesquels, de toute façon, seront rejetés, ostracisés et deviendront peut-être un jour, hors de ces familles anéanties, des enfants-soldats…
L’Homme qui répare les femmes, selon le mot de Colette Braeckman qui vient de consacrer à Denis Mukwege une biographie (André Versaille éditeur, 160 p., 14,90 €), ne les laissera jamais tomber. « Si vous saviez leur force, leur incroyable dignité ! » Il reviendra au Sud-Kivu, continuera de former des équipes, de prêcher la non-violence et d’opérer dix-huit heures par jour. « Mais, franchement, répète-t-il, je ne comprends pas l’indifférence de la communauté internationale à l’égard des Congolaises… et des femmes de façon générale. Non, décidément, je ne comprends pas. »