Par Jean-Pierre Mbelu
« Plus nous serons unis, mieux nous résisterons à l’oppression, à la corruption et aux manœuvres de division auxquelles se livrent les spécialistes de la politique du diviser pour régner » – P.E. LUMUMBA
Il y a de ces pensées qu’il faut régulièrement visiter et revisiter pour comprendre la désorientation existentielle de la classe politique kongolaise actuelle ou de ce qu’il en reste. La pensée de Lumumba en est une.
Et à mon humble avis- discutable-, la classe politique kongolaise s’est désorientée à partir du moment où elle a cessé de se nourrir de la pensée des pères et des mères de l’indépendance nominale du pays. Ses copier-coller des idées extraverties l’ont enfoncée dans cette désorientation existentielle et elle peine toujours à retrouver la juste voie de l’émancipation politique du pays.
Pour le rassemblement de tous les Africains au sein des mouvements populaires
Face à la colonisation et aux forces dominantes du capital, Lumumba estimait indispensable l’union des patriotes kongolais et africains. Il disait : « Puisque nos objectifs sont les mêmes, nous atteindrons facilement et plus rapidement ceux-ci dans l’union plutôt que dans la division. » Il commence par indiquer les objectifs : rompre avec la domination, l’assujettissement, l’oppression et l’exploitation colonialistes et capitalistes du Kongo et de l’Afrique.
La coexistence est possible là où la sortie des egos surdimensionnés ouvre à l’ altérité en risquant une rencontre. Sans une mort permanente à ces egos, aux »petits moi(s) », la coexistence échoue. Sortir de son « petit moi » se cultive. Cela relève de l’éducation, de la formation et de l’info-formation (permanentes). L’inculture et l’ignorance peuvent être des freins sérieux à la coexistence.
Après, il trace la voie : l’union. Enfin, il explique pourquoi la division est dangereuse en écrivant ceci : « Ces divisions, sur lesquelles se sont toujours appuyés les puissances coloniales pour asseoir leur domination, ont largement contribué- et contribuent encore- au suicide de l’Afrique. » Je souligne les deux adverbes « toujours » et « encore ». Ils disent la dangerosité perpétuelle de la politique du « diviser pour régner ». Aujourd’hui « encore », le suicide de l’Afrique est de plus en plus une réalité. Cela est la preuve que cette pensée produite en 1959 n’a pas pris une ride. Elle est « encore » d’actualité dans un contexte néocolonial et ultralibéral.
« Comment sortir de cette impasse », interroge Lumumba ? « Pour moi, répond-il, il n’y a qu’une seule voie. Cette voie, c’est le rassemblement de tous les Africains au sein des mouvements populaires ou des partis unifiés. » Qu’est-ce qui pourrait contribuer à l’unification ? C’est le débat. Le fait que dans ces partis, chacun ait son mot à dire. Lumumba est convaincu que « toutes les tendances peuvent coexister au sein de ces partis de regroupement national et chacun aura un mot à dire tant dans la discussion des problèmes qui se posent au pays, qu’à la direction des affaires publiques. »
Co-exister signifie « exister avec (autrui) ». La coexistence est possible là où la sortie des egos surdimensionnés ouvre à l’ altérité en risquant une rencontre. Sans une mort permanente à ces egos, aux »petits moi(s) », la coexistence échoue. Sortir de son « petit moi » se cultive. Cela relève de l’éducation, de la formation et de l’info-formation (permanentes). L’inculture et l’ignorance peuvent être des freins sérieux à la coexistence. Tout comme il est possible que le débat démocratique soit un trajet d’apprentissage mutuel, de lutte contre l’ignorance et de renforcement du patriotisme. Au contraire, le marionnettisme, la recherche de la gloriole et des intérêts personnels peuvent être des handicaps sérieux à la coexistence dans ces regroupements unifiés.
Masambakanyi, kinzonzi, looso
Lumumba le savait d’expérience. Il disait : « L’expérience démontre que dans nos territoires africains, l’opposition que certains éléments créent au nom de la démocratie n’est pas souvent inspirée par le souci du bien général ; la recherche de la gloriole et des intérêts personnels en est le principal, si pas l’unique mobile. »
En lisant attentivement ces citations de Lumumba, il y a lieu de dire que la démocratie dont il est question est très proche de la palabre africaine, des masambakanyi, du kinzonzi et du looso. Elle n’a rien à voir avec l’électoralisme.
S’il est convaincu de la pertinence de la voie qu’il propose, c’est parce qu’il croit en la liberté d’expression au cœur d’une véritable démocratie. Il écrivait à ce propos ceci : « Une véritable démocratie fonctionnera à l’intérieur de ces partis (unifiés) et chacun aura la satisfaction d’exprimer librement ses opinions. »
En lisant attentivement ces citations de Lumumba, il y a lieu de dire que la démocratie dont il est question est très proche de la palabre africaine, des masambakanyi, du kinzonzi et du looso. Elle n’a rien à voir avec l’électoralisme. Sa spécificité est la promotion du débat unificateur et responsabilisant dans la gestion des affaires publiques.
Qui dit palabre, masambakanyi, kinzonzi, looso dit participation citoyenne active au débat, à la délibération et aux décisions permettant à la collectivité de produire les communs pour l’intérêt général. Ce débat unificateur et responsabilisant, s’il est public, argumenté, rationnel et raisonnable aboutit, souvent, à un consensus provisoire permettant d’édifier la collectivité. Ce consensus provisoire suppose l’acceptation, au cours du débat, du « conflit maîtrisé » lié à la différence d’approches des acteurs unifiant les regroupements nationaux ou africains. Car, un consensus définitif sur toutes les questions débattues est une illusion. Il est mortifère dans la mesure où affirmant les ressemblances, il nie les différences. Il peut conduire à l’unanimisme et étouffer tout esprit de créativité, d’inventivité et d’imagination au cœur de ces regroupements. Or, coexister, je le répète, c’est s’ouvrir à l’altérité dans ce qu’elle de semblable mais aussi de différent. Donc, la coexistence du différent et du semblable sur les questions d’intérêt général peut permettre le rebondissement du débat pour aller de l’avant.
Relire Lumumba peut être d’un secours certain
Cela étant, toutes ces questions sont supposées être portées par un projet collectivement partagé. Le Kongo-Kinshasa a essayé de s’engager sur cette voie avec le mouvement populaire de la révolution sous Mobutu. Unificateur, ce mouvement était « djaleliste », unanimiste, néocolonial et quelque peu décérébrant. Il y avait plus de slogans que des réalisations concrètes pour l’intérêt général.
Au Kongo-Kinshasa, un projet collectif (c’est-à-dire pensé collectivement) débattu et porté par les masses populaires unifiées par un leadership collectif visionnaire lié à une structure faîtière avertie peut arriver à re-créer un peuple solidaire, capable de renverser les rapports de force qui lui sont encore défavorables afin de passer de l’Etat néocolonial et ultralibéral à l’Etat national, souverain, entrepreneur et solidariste.
Il n’était pas porteur d’un projet collectif partagé et débattu en permanence par les citoyens et les citoyennes ; par les masses populaires. Ailleurs, Evo Morales et Hugo Chavez ont réussi, tant soit peu. Evo Morales, avec le MAS (Mouvement vers le socialisme), a réussi à mobiliser les organisations paysannes et syndicales et a profondément changé la marche de son pays. « Dès son arrivée au pouvoir, Evo Morales met en œuvre une triple stratégie : reconquête des richesses minières, pétrolières et agricoles ; lutte contre la misère ; destruction de l’Etat colonial et édification d’un Etat national. » ( J. ZIEGLER, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008,p. 230)
Chassé du pouvoir par un coup d’Etat, il est revenu dans son pays grâce à la puissance du MAS dont un membre gouverne la Bolivie actuellement. Au Venezuela, le parti chaviste unifiant les masses populaires a fait que « les derniers soient les premiers ». Il a renversé la pyramide hiérarchique malgré les coups ultralibéraux qu’il encaisse encore.
Au Kongo-Kinshasa, un projet collectif (c’est-à-dire pensé collectivement) débattu et porté par les masses populaires unifiées par un leadership collectif visionnaire lié à une structure faîtière avertie peut arriver à re-créer un peuple solidaire, capable de renverser les rapports de force qui lui sont encore défavorables afin de passer de l’Etat néocolonial et ultralibéral à l’Etat national, souverain, entrepreneur et solidariste. Sur ce point, la marche est encore très longue…Relire Lumumba peut être d’un secours certain.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961