Par Jean-Pierre Mbelu
Aller à l’université, étudier dans »les grandes universités » du monde ne conduit pas toujours à se poser des questions sur »leur matrice organisationnelle ». L’université est abordée spontanément comme un lieu d’accumulation de connaissances et des compétence. Elle est spontanément vue comme un lieu du savoir »neutre ». Il est difficile de croire que plusieurs théories qui y sont enseignées puissent participer du décervelage et de l’imposition d’une hégémonie culturelle.
Une certaine fierté d’être universitaire ou d’avoir des diplômes d’université peut induire une paresse intellectuelle. Il arrive que plusieurs universitaires ne puissent plus étudier après leurs études. Le danger, pour eux, seraient de répéter ce qu’ils ont appris à l’école sans le questionner. Ils ne pensent pas un seul instant que »les connaissances accumulées » à l’université puissent être des »croyances partagées » par »les experts » ayant été leurs professeurs. Ils ne peuvent pas croire facilement dans le rôle idéologique de l’université. Et que ce rôle doit être soumis à l’examen critique.
La crise de la démocratie
Quand dans »les pays dits de vieille démocratie » il y a eu, vers les années 1960, une irruption de jeunes, de femmes, de personnes âgées dans l’arène politique, les milieux libéraux y ont parlé de »la crise de la démocratie ». En effet, »’les années 1960 ont (…) été une période de démocratisation significative. Des secteurs de la populations généralement passifs et apathiques se sont organisés, sont devenus actifs et ont fait valoir leurs exigences. Et ils se sont trouvés de plus en plus mêlés aux prises de décision, à l’activisme, et ainsi de suite. C’était une période civilisatrice, note Noam Chomsky. » Il en cite les effets civilisateurs liés à l’éveil des consciences : droits des minorités, droits des femmes, préoccupations écologiques, opposition à l’agression, préoccupations pour d’autres peuples. (N. CHOMSKY, Requiem pour le rêve américain, Paris, Climats, 2017, p.23-24)
Aux USA, des craintes naissent dans les milieux des entreprises. Contrer »ces forces naissantes » devient une nécessité. Vers la même période, »les pays de vieille démocratie » craignent aussi la montée des penseurs asiatiques, latino-américains et africains réunis au sein de »la tricontinentale ». (Lire S. BOUAMAMA, La tricontinentale. Les peuples du tiers-monde à l’ assaut du ciel, Paris, Sylleps, 2016). Aux USA, un lobby commercial mené par Lewis Powel rédige un mémorandum accusant »les forces démocratiques » (le peuple, les médias, les universités) de persécuter les riches ; »il en appelle aux entreprises et leur demande d’utiliser leur contrôle sur les ressources pour mener une grande offensive contre cette vague de démocratisation. » (N. CHOMSKY, o. c., p. 26).
Les efforts déployés par « les pays de vieille démocratie » pour rendre les citoyens apathiques et les transformer en consommateurs compulsifs et individualistes ont été constants.
Une étude est menée par les experts de la Commission Trilatérale (réunissant des »internationaux libéraux » des trois grandes entités capitalistes industrielles -Europe, Japon, Amérique du Nord). Elle livre un rapport intitulé »La crise de la démocratie ». Ce rapport indique qu’il y a eu »excès de la démocratie ». »Des secteurs de la population autrefois soumis et obéissants-Les femmes, les jeunes, les personnes âgées, les travailleurs, ce qu’on appelle parfois les »intérêts spéciaux »-commençaient à s’organiser et à essayer d’entrer dans l’arène politique. » (Ibidem, p.27).
L’enchaînement de la pensée
A quoi cela peut-il être dû ? Au fait que les écoles, les églises et les universités n’ont pas correctement assumé leur rôle en »bonnes institutions responsables ». Elles ont renoncé à »l’endoctrinement des jeunes ». Depuis lors, la lutte pour enchaîner la pensée est au cœur de l’organisation et de la production des écoles, des églises et des universités. La Trilatérale et les autres Think Tanks du même acabit n’ont pas renoncé à leur lutte pour la soumission et l’obéissance de ces »secteurs ennemis de la population » et la destruction des Etats souverains pouvant leur permettre de s’organiser et d’entrer dans l’arène politique. Plus de quarante ans après la publication de »La crise de la démocratie », un livre (entre autres) témoigne que les efforts déployés par »les pays de vieille démocratie » pour rendre les citoyens apathiques et les transformer en consommateurs compulsifs et individualistes ont été constants. Citons-le.
»Les hasards de la vie m’ont conduit à croiser la route du sociologue Michel Croizier. Il était l’auteur de la formule « la société bloquée ». Un jour, au café Procope, il me lut un rapport de 1975 de la Trilatérale intitulé : « The Crisis of Democracy », qu’il avait coécrit avec l’Américain Samuel Huntington. Il s’alarmait des signes avant-coureurs d’une pression trop forte des gouvernés sur les gouvernants. Et pour la première fois, il anticipait l’émergence d’un nouvel âge raisonnable, « postnational et postdémocratique ». Derrière ce rapport et dans l’esprit de ses concepteurs de la fusion des nations européennes, il y avait un objectif caché, un but ultime-pour l’heure dissimulé-c’était le dépassement des nations pour transformer le monde en un seul marché de consommateurs. » (P. DE VILLIERS, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, Paris, Albin Michel,2015, 158. Dans l’esprit des consommateurs, la critique, la participation à l’édification de la cité et certaines passions heureuses telles que la compassion et la solidarité doivent être éteintes. Les écoles, les universités, les églises et la télévision doivent s’en charger.
Je ne vois pas comment il serait possible de parler de la politique et de la démocratie là où les citoyens rendus apathiques et convertis en consommateurs compulsifs ont été forcés de renoncer à la participation aux débats publics, à la délibération et aux décisions engageant « la res publica ».
Il y a là un travail de l’enchaînement de la pensée qui est produit et exécuté sur le temps long. Il a ses concepteurs, des lieux de sa conception, des objectifs à atteindre et des institutions pouvant faciliter cela. Je ne suis pas très sûr que plusieurs compatriotes congolais aient été au courant du rapport sur »La crise de la démocratie » dans les années 1970. Alors, croire que la lutte contre les pressions fortes des gouvernés sur les gouvernants menée par »les internationalistes libéraux » relève de »la realpolitik » et perdre de vue ses objectifs postnationaux et postdémocratiques me semble être une »hypothèse de perroquets ». Elle répète ou reconduit un discours officiel sur »la realpolitik » en en oubliant le soubassement économique provoquant la régression anthropologique. Cette hypothèse pourrait relever de la paresse intellectuelle ou de la soumission intériorisée à l’hégémonie culturelle dominante.
Pour dire les choses simplement, la lutte contre l’entrée des peuples dans l’arène politique est organisée par le 1% d’oligarques d’argent afin que meurt la politique et que triomphe la ploutocratie. Et je ne vois pas comment il serait possible de parler de la politique et de la démocratie là où les citoyens rendus apathiques et convertis en consommateurs compulsifs ont été forcés de renoncer à la participation aux débats publics, à la délibération et aux décisions engageant »la res publica ».
RealPolitik Vs Crimes et vols
Répéter que ce qui se passe au Congo-Kinshasa relève de »la realpolitik », c’est renoncer à un travail de recherche sur l’histoire de »la crise de la démocratie » dans les pays où le 1% d’oligarques d’argent a décidé, après étude, d’agir en recourant au principe de l’usage de la pure force pour que triomphe »le nouveau désordre mondial ». (Lire P. DALE SCOTT, La route vers le nouveau désordre mondial. 50 ans d’ambitions secrètes des Etats-Unis, Paris, Demi-Lune, 2011)
Je reviens à l’université. En en sortant, il arrive que l’on puisse avoir aimé certains concepts et expressions non questionnés. Je viens de questionner »la realpolitik » , sans clore le débat. Mais il y a aussi la notion des intérêts et de ce qui est fait pour les protéger. L’ accès et le contrôle des marchés des énergies (pétrole, gaz), des matières premières stratégiques (pour les entreprises multi et transnationales), des voies maritimes et terrestres, etc. font partie de ces intérêts. Il y a un autre qui est cité rarement : la matière grise. Celui qui a accès aux têtes et aux esprits et qui les contrôle peut facilement garantir ses intérêts. Les esprits et les cœurs contrôlés se chargeront de justifier le reste.
Je prends un exemple. Là où, au Congo-Kinshasa et au Sud, plusieurs compatriotes congolais et africains parlent des intérêts, Michel Collon (entre autres) parle du vol.
Même là où le pillage néocolonial recourt aux lois du capitalisme ensauvagé, ils vous parlent de « la realpolitik ». Moi, je n’y crois pas. C’est une escroquerie intellectuelle liée au refus de l’étude des causes historiques, matérielles et intellectuelles de ce qui arrive chez nous et ailleurs.
Il pose cette question : »Pourquoi le Sud est-il pauvre et le Nord si riche ? ». Avant de répondre, il fait cette remarque : « Nous arrivons ici au grand tabou des médias des pays riches : tout doit être fait pour cacher d’où vient la richesse. Pourquoi ? Parce que, comme le disait le grand écrivain Français Balzac : »Derrière chaque grande fortune se cache un crime. » ». Et il commence à répondre : « Si l’Espagne et l’Europe ont commencé à devenir riches au 17e siècle, c’est parce qu’elles ont volé l’or et l’argent de l’Amérique latine. En massacrant les Indiens et sans rien payer. Si la France, l’Angleterre et les Etats-Unis sont devenus si riches, c’est grâce à l’esclavage, c’est en volant des êtres humains en Afrique. Sans rien payer. Si les mêmes et la Belgique, et la Hollande sont devenus si riches à partir du 19e siècle, c’est en volant les matières premières de l’Afrique et de l’Asie. Sans rien payer. » Il en va de même de grandes société occidentales depuis cinq siècle. Et Michel Collon en vient à cette conclusion : « Bref, nous- ou plutôt certains d’entre nous-sommes des voleurs, et c’est pour ça que nous sommes riches : voilà ce qu’on ne peut absolument pas dire dans les médias. Balzac avait raison. » Il ne s’arrête pas en si bon chemin. Il pose cette autre question : « Et aujourd’hui ? » Il répond : « Aujourd’hui, ça continue mais de préférence par le néocolonialisme : cacher le pillage derrière une façade « démocratique » de dirigeants locaux. » ( M. COLLON, Bush, le cyclone, Bruxelles, Oser dire, 2005, p. 17-18).
Habitués aux médias dominants, plusieurs compatriotes reconduisent »le grand tabou ». Ils en parlent en terme d’intérêts, de »realpolitik » pendant qu’il s’agit des crimes et de vol. Ils le font au nom de la science acquise à l’école et à l’université. Ils ne croient pas être lobotomisés et décervelés. Ils ont été à l’école et à l’université. Même là où le pillage néocolonial recourt aux lois du capitalisme ensauvagé, ils vous parlent de »la realpolitik ». Moi, je n’y crois pas. C’est une escroquerie intellectuelle liée au refus de l’étude des causes historiques, matérielles et intellectuelles de ce qui arrive chez nous et ailleurs.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961