Par Jean-Pierre Mbelu.
La conversion politique citoyenne n’est pas tribale ou ethnique. Elle est humaine. Elle est la voie d’accès à l’humain et/ou à l’humanisation. Les lectures culturalistes, impérialistes et néocoloniales de la politique ont dévoyé son approche humaniste et humanisante par leurs experts et leurs machines à tuer interposés. L’inculture, l’ignorance, la lobotomisation et la paresse intellectuelle n’arrangent pas les choses. Elles freinent, en RDC, dans la sous-région des Grands-Lacs et dans plusieurs pays africains, l’avènement d’un mouvement fédérateur porté par un leadership collectif visionnaire et une masse critique révolutionnaire.
Dans le cours élémentaire de philosophie politique, nous apprenons avec Aristote que l’homme est un animal politique. Pourquoi ? « Seul de tous les animaux, l’homme possède la parole. » Et « l’homme est défini comme animal politique parce qu’en plus de la fonction vocative du cri animal exprimant peine ou plainte, il est doté d’un langage articulé, susceptible d’énoncer, à partir de la peine et du plaisir, ce qui est juste et injuste, tolérable ou intolérable. L’accès au politique, c’est-à-dire à la vie de la Cité au sens d’espace commun d’engagement pour l’intérêt général, est proposé ici non comme une donnée contingente et relative à une culture, grecque en l’occurrence mais comme ce qui fait le propre de l’humanisation des animaux parlants que nous sommes, la condition même de notre accès à l’humain. [1]» Pour dire les choses autrement, l’accès à l’humain et/ou l’humanisation des animaux parlants est un processus politique propre au genre humain. Néanmoins, s’y engager de manière permanente demande une conversion politique permanente, une politisation permanente des animaux parlants. Et ceci n’est pas la spécificité d’une race, d’un peuple ou d’une culture.
Les races et les cultures ayant opéré « le vol de l’histoire [2]» ont voulu nous faire croire que « la liberté (humaine) était leur invention [3]» malgré les témoignages historiques de leur ensauvagement[4]. Disons donc qu’opérer la conversion politique pour s’humaniser est une opération éthique exigeant beaucoup de discipline, de courage, de persévérance et un grand esprit d’abnégation ; à l’école des humanistes passés et présents. Une lecture culturaliste de la politique peut enfermer l’homme (et la collectivité) dans la race, l’ethnie et la tribu et créer des antagonismes et des divisions entravant l’accès à son humanisation pour ne lui laisser que sa capacité purement animale d’exprimer la peine ou le plaisir. (La confiscation de l’espace public et des institutions judiciaires par les marionnettes de l’ordre impérialiste et néocolonial participe de cette animalisation de l’homme dans notre pays et ailleurs.)
Une lecture impérialiste et colonialiste de la politique peut partir de sa lecture culturaliste pour exclure certains peuples, certaines races, certaines ethnies ou tribus, ou encore certaines catégories sociales, « ces êtres humains qui ne pourront être utilisés » de l’accès à leur humanisation. (« Le milliardaire américain Warren Buffett a déclaré il y a quelques années, non sans humour, qu’il existait « bel et bien une guerre des classes mais c’est ma classe, la classe des riches qui fait la guerre et c’est nous qui gagnons ». [5]») L’inculture, l’ignorance, la manipulation entretenue par la culture hégémonique dominante peuvent constituer des canaux par lesquels cette lecture impérialiste et colonialiste passe pour « manger les cœurs et les esprits ». D’où l’urgence d’une révolution idéologique comme première étape indispensable à toute entreprise intellectuelle contre « le viol de l’imaginaire ».
En quoi consiste-t-elle ?
Il ne s’agit pas de choisir entre la confrontation ou la compromission avec les impérialistes ou les colonialistes. Non. Il s’agit de nous arracher à leur idéologie telle qu’elle est véhiculée par leurs experts pour retrouver la voie de notre humanisation individuelle et collective par la récupération de notre faculté de débattre , d’échanger et de décider ensemble sur les questions concernant notre intérêt général, notre vivre-ensemble en le refondant sur des bases saines de la souveraineté, de la solidarité et de la coopération. Nous ensauvager, tribaliser ou ethniciser la conversion politique citoyenne est une façon de cautionner les lectures culturalistes, impérialistes et colonialistes de la politique et toutes les conséquences qui en découlent. Comme par exemple, ces guerres entre les riches et les pauvres par marionnettes interposées et abusivement dénommées « guerres ethniques » ou « guerres contre le terrorisme », « guerre du bien contre le mal », « guerres humanitaires », etc. Sans cet arrière-fond appréhendant l’homme comme « animal à politiser en permanence », il nous semble difficile de comprendre de la guerre de basse intensité qui se mène dans notre pays, dans toute la sous-région des Grands-Lacs et dans d’autres pays africains.
Il nous semble difficile de comprendre ce qui se passe dans notre pays sans une étude sérieuse de la stratégie de cette guerre de basse intensité et de la manipulation des appartenances tribales et ethniques des populations de la sous-région des Grands-Lacs africains. Une étude allant dans ce sens peut aboutir au constat selon lequel cette guerre a des dimensions néocoloniale et raciste très prononcées. Dans un documentaire intitulé « Le conflit au Congo. La vérité dévoilée », entre la quinzième et la dix-septième minute, un professeur américain soutient que le Rwanda fait aujourd’hui au Congo ce qu’eux ne savent plus faire. Le Rwanda peut envoyer ses fils mourir au front pour leurs intérêts (anglo-saxons).
En d’autres termes, nos populations noires faisant partie de « ces milliards d’êtres humains sur terre qui ne pourront jamais être utilisés », selon un économiste anglo-saxon, Ian Angeli, les exterminer par une guerre de basse intensité donnant accès aux matières premières stratégiques, cela vaut la peine. C’est moralement cynique mais « stratégiquement » correct.
Tel est le contexte dans lequel disserter sur les pratiques impérialistes et néocoloniales devient une action urgente. La révolution idéologique présidant à la création de la masse critique en dépend. « Informer, rendre transparentes les pratiques des maîtres, écrit Jean Ziegler, est la tâche première de l’intellectuel. Les vampires craignent comme de la peste la lumière du jour.[6] » Une bonne approche des pratiques des « maîtres » peut féconder de bonnes actions transformatrices de notre vivre-ensemble. Même si cela gênent terriblement les experts de ces « maîtres du monde » et ceux qui leur obéissent par inculture, par ignorance, par lobotomisation et/ou tout simplement par paresse intellectuelle.
Mbelu Babanya Kabudi
[6] J. ZIEGLER, L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p. 320.