Source: Le Monde Diplomatique. Par Michel Galy, septembre 2008.
En République démocratique du Congo, les associations humanitaires occidentales disposent d’importants moyens. Mais, à Kinshasa, leurs membres vivent entre eux. Au point de former une microsociété dont la présence dérègle la vie sociale.
Trente enfants du quartier de Ngaba, à Kinshasa, vivent dans un drôle de bidonville, démuni mais sympathique : « classes » de trois mètres sur dix mètres, « dortoir » en mouchoir de poche, le tout recouvert de tôles et meublé de manière artisanale. Deux éducateurs sans formation et une association de quartier, le Centre d’accueil pour enfants et mères démunies, s’en occupent avec un budget de misère… Cela n’empêche pas les ex-orphelins des rues de mener un train d’enfer dans le centre et de jouer si bruyamment que les gosses du quartier, plus misérables encore, aimeraient se joindre à eux…
Quoi de commun entre cette microscopique association, caritative et chrétienne, et les poids lourds de l’humanitaire, très représentés en République démocratique du Congo (RDC) ? Rien, justement, et c’est bien le problème… Pour les grandes organisations non gouvernementales (ONG) occidentales, spécialisées dans l’enfance abandonnée, ces bénévoles locaux sont des « aventuriers de l’humanitaire ». Cette formule paraît pour le moins paradoxale après l’affaire de L’Arche de Zoé et compte tenu de l’histoire du mouvement humanitaire international, sorti du bourbier biafrais dans la plus grande improvisation.
Depuis quelques années, en effet, le milieu humanitaire réagit aux critiques par une fuite en avant dans la technicité, sous la bannière du « professionnalisme ». En France, des « écoles de formation » comme la fameuse Bioforce (1) imposent des cadences infernales à de jeunes recrues forcément « opérationnelles ». Hiérarchisation accrue vis-à-vis du personnel local tenu en lisière et distance encore plus grande par rapport aux sociétés concernées en sont le prix, de l’aveu même des intéressés les plus lucides.
Question d’habitus… Il est effectivement bien agréable d’être attendu à l’arrivée du vol de nuit par un 4 ✕ 4 climatisé, piloté avec maestria par un chauffeur compétent et de passer à travers les contrôles de la douane pour être acheminé dans le beau quartier d’Utex Africa, à Gombe — l’ex-ville blanche coloniale, où siégent les grandes ONG, les agences des Nations unies et les ambassades ! Ce voisinage avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et la Mission d’observation des Nations unies au Congo (Monuc) n’est certainement pas anodin, quels que soient les louables efforts des humanitaires pour s’en distinguer.
Le ballet des 4 ✕ 4 marqués aux couleurs des ONG est permanent à Utex Africa. Ils s’engouffrent dans les « concessions » aux portails bien clos où grouillent de jeunes « volontaires » occidentaux qui fournissent vivres, soins, emplois et statuts aux Kinois désargentés. Mais ce « rêve humanitaire » prend un goût amer si on se trouve de l’autre côté de l’invisible barrière, et transforme les interlocuteurs congolais en « piétaille dominée par des cavaliers motorisés » (selon l’expression du responsable d’une ONG française de la place). Pour ceux, en effet, qui regardent les petites annonces d’emplois affichées aux portes de ces organisations, qui avalent la poussière des véhicules ou reçoivent les éclaboussures de boue, les allures romantiques des jeunes Blancs aux tee-shirts colorés et aux foulards de broussard prennent des connotations ambiguës…
Les humanitaires formeraient-il ce que les sociologues nomment une « société parallèle », avec ses rites, ses codes et ses réseaux mondiaux ? Alors que les compagnies d’aviation congolaises connaissent des accidents à répétition, tout humanitaire a gratuitement le choix entre plusieurs formules pour se rendre rapidement de la capitale à la frontière du Rwanda : notamment les avions du programme européen d’aide humanitaire ECHO ou de la Monuc… Sachant que, dans ce pays continent, le réseau routier est inexistant, on conçoit les rancœurs de la population locale. A Goma et à Bukavu, là où se trouvent les camps de réfugiés, et donc des responsables humanitaires venus de toute la planète, les hôtels de luxe et les résidences onusiennes poussent comme des champignons, dans un paysage magnifique, à tel point qu’une mafia locale s’en enrichit et se déchire…
Rien de nouveau sous le grand ciel d’Afrique ? On a pu rapprocher cette geste de celle des « officiers des affaires indigènes » au temps de la colonisation, mais ces derniers étaient au moins formés aux coutumes et aux langues locales dans la fameuse Ecole de la France d’outre-mer (EFOM). Aujourd’hui, ni les administrateurs africains affectés hors de leur terre d’origine (le Congo comporte plus de trois cents groupes ethniques !) ni les membres du système onusien ne le sont. En outre, beaucoup d’officiers et même des membres de l’administration civile de la Monuc ne parlent pas français…
Des impasses linguistiques et culturelles qui expliquent beaucoup d’échecs : qu’on se souvienne des vidéos montrant des membres de L’Arche de Zoé, sans formation, dépassés par leurs pseudo-enquêtes sur le système de parenté tchadien… Dans une ville comme Kinshasa, connue pour sa vitalité musicale, ses dizaines de stations de radio et même de télévision privée (cas exceptionnel en Afrique subsaharienne), est-il indispensable aux « expatriés » de ne regarder que Cable News Network (CNN) et les bouquets satellitaires de chaînes étrangères — même si l’isolement et l’angoisse des situations vécues sur place donnent le mal du pays ?
Les nouvelles technologies serviraient-elles aussi à connoter le fossé culturel entre les Africains des villages et les jeunes experts du système mondial ? Ces derniers débarquent en brousse avec ordinateurs portables et valises satellitaires, véhicules dernier cri et grésillantes radios de « sécurité » (« les Blancs sont comptés » — eux seuls comptent —, disait-on à l’époque coloniale…), se targuant de « fonctionner en réseau » avec le siège parisien de l’ONG. Le grand écart entre deux mondes peut souvent paraître indécent aux « bénéficiaires » d’un camp de réfugiés ou au citoyen ordinaire d’une grande métropole africaine…
Les plus lucides des humanitaires le savent bien et s’interrogent sur des pratiques dont ils se sentent « responsables mais pas coupables », comme entraînés par un développement institutionnel pas toujours maîtrisé. Les petites ONG des années 1970 sont en effet devenues d’énormes machines transnationales. Il en est ainsi de Handicap International : fondée par deux médecins français en 1982, « HI » a aujourd’hui des « sections » dans huit pays et travaille dans soixante Etats ; elle emploie environ deux cents salariés à son siège, deux cents « expatriés » et… quatre mille « personnel local » (proportion courante dans le milieu) qui gèrent deux cent quarante projets pour un peu plus de 72 millions d’euros !
Le responsable de Médecins du monde (MDM) à Kinshasa reconnaît le malaise et décrit une histoire qui semble s’être faite contre les volontés personnelles des humanitaires, presque à leur insu. Pour le docteur Almouner Talibo, on est ainsi passé d’un temps où le French doctor, universellement respecté, arrivait comme il pouvait, muni de quelques cantines de médicaments, sur le théâtre des catastrophes. Aujourd’hui, les imposantes machines humanitaires, autant enviées qu’admirées, sont devenues des proies tentantes et des boucs émissaires potentiels. Les ONG de Kinshasa ont donc été amenées, pour assurer leur « sécurité », à se regrouper à Gombe et à s’éloigner du même coup des quartiers populaires.
Mais de quelle sécurité s’agit-il ? On a vu à Monrovia (Liberia) des Africains bloqués aux portes des demeures occupées par des humanitaires pour des raisons de sûreté. De même, nombre d’ONG incitent fortement leurs agents à éviter de fonder des « couples mixtes »… Rares sont les ONG ou les bénévoles qui font le pari inverse de l’insertion dans le milieu local ou le quartier. Pour des humanitaires chevronnés comme Rony Brauman, c’est pourtant ce métissage, cette inculturation qui sont le gage de l’acceptation des hommes et des projets.
Or de très nombreuses associations, ONG de développement congolaises, existent tant bien que mal. Elles manquent de reconnaissance et développent parfois une forte rancœur contre un « humanitaire occidental » aussi puissant qu’imprégné de bonne conscience et imperméable à la critique. Responsable de l’ONG féminine de Kinshasa Cause commune, Mme Georgette Bieble en a gros sur le cœur : elle s’est livrée à une sorte de sociologie des humanitaires, qu’elle trouve « très souvent méprisants » !
Tout y passe, y compris l’analyse du jargon de ces volontaires, vite décrypté dès qu’on est « de l’autre côté » : la « recherche de partenaires locaux » devient ainsi « sujétion »… Décrivant avec une ironie amère les « missions d’identification » qui viennent « multiplier les critiques et semer la division » entre ONG congolaises à l’affût de crédits, elle dénonce les discours dévalorisants portés sur l’offre locale qui « nous assimilent trop vite à des brigands, à des voleurs qui ne cherchent qu’à se pérenniser » (sic !). Devant ces comportements, elle se dit « prête à mettre trente ans s’il le faut pour conquérir [son] autonomie »…
Certes, si l’humanitaire est souvent à la limite du sacerdoce, le charity business n’est jamais loin. Et les activités des Mundele (Blancs) de Kinshasa n’y échappent pas : elles font partie des mille et un « business », ou plutôt « coop » selon le fameux jeu de mot kinois, par lesquels une population délaissée et affamée tente désespérément de survivre ! Anthropologue de l’université de Kinshasa, Léon Matangila est formel : « Politique, religion et ONG sont les trois voies congolaises de l’enrichissement rapide ! » Une sorte d’« ONGéisation » déforme en effet le champ social et devient un mode de vie orienté vers la captation des fonds venant de l’étranger. Les « ONG de serviette », frauduleuses ou fictives, ne font que « s’adapter à toute demande des bailleurs ». Selon le sociologue Marco Giovannoni, spécialiste de Kinshasa, « l’argent des ONG (internationales) et certains projets ont perverti la dynamique de la vie associative à Kinshasa » et « annihilé la société civile ».
Comme dans d’autres pays, les rapports avec l’Etat sont complexes : substitut à la coopération étatique, sous le maréchal Joseph Mobutu, les ONG internationales passent aujourd’hui de multiples accords avec les appareils administratifs après avoir elles-mêmes défini leur zone d’intervention et leur programme d’action, ce que permettent des « accords de siège » très laxistes. Giovannoni estime ainsi que « le ressentiment que manifestent les fonctionnaires qui n’ont pas réussi à trouver de travail auprès d’une ONG fait qu’ils en deviennent ipso facto d’amers adversaires et font tout ce qu’ils peuvent pour entraver ou saboter les projets ».
Mais une dérive beaucoup plus grave, géopolitique celle-là, guetterait l’humanitaire implanté en RDC : l’est du pays serait privilégié, notamment par rapport à la capitale. En effet, depuis le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 et les deux guerres congolaises — qui auraient fait entre trois et cinq millions de victimes —, cette région, à la frontière avec le Rwanda, représente un foyer majeur de tensions. Des groupes armés multiples (en particulier ceux du général Laurent Kunda) maintiennent une très forte pression et provoquent des déplacements de population.
Cette situation explique en partie le statut privilégié des ONG et des institutions internationales dans cette province. Elle suscite toutefois des sentiments mitigés à Kinshasa : si les responsables politiques, les cadres de l’armée implantés depuis la chute de Mobutu font partie des privilégiés du régime et s’accommodent fort bien de l’aide internationale, un nationalisme critique et revendicatif se développe dans la capitale sur fond de sourde opposition au président Joseph Kabila, lui-même issu de l’est du pays. Dans la mégapole surpeuplée (dix millions d’habitants) et frondeuse, on accuse le chef de l’Etat, son régime et les humanitaires de privilégier les « réfugiés étrangers » de l’Est sur les Kinois de l’Ouest et les « déplacés » congolais repliés dans la capitale.
Certes, l’humanitaire a souvent à voir avec les frontières, là où l’Etat local est faible ou défaillant, mais a-t-il pour autant mandat de se substituer à l’appareil administratif ? Les témoignages sont nombreux, y compris dans la fonction publique, où les responsables, quasi impuissants, s’étonnent du grave déséquilibre géopolitique des implantations.
Ces différences de traitement se retrouvent dans d’autres pays africains. En Côte d’Ivoire, avant la guerre civile (2002), par exemple, les ONG se sont un temps partagé le pays en « fiefs » : à l’Agence allemande d’assistance technique (GTZ) revenait le Nord (notamment pour les soins de santé primaire) ; à la coopération française le Sud. De même, à Madagascar, les ONG d’épargne-crédit ont découpé le pays en secteurs qu’elles se sont répartis.
Souvent, les ONG se concentrent dans les zones d’accès facile (centres urbains, capitale, voies principales) et délaissent les « zones de refuge » (montagnes, campagnes reculées, forêts)… Sur la Grande Ile, les ONG s’installent souvent autour d’Antananarivo, sur les hauts plateaux merinas, tandis que les problèmes se trouvent sur les côtes. Dans d’autres pays, les associations se bousculent dans les mêmes villages, zones ou quartiers. Pis : des ONG comme World Vision, riches et puissantes, refusent toute coordination avec les autres associations ou avec les gouvernements. Elles interviennent où elles veulent et comme elles veulent, comme nous avons pu l’observer dans la province australe de la Sierra Leone.
De quel droit se comportent-elles ainsi ? Compte tenu des rivalités ethnorégionales parfois aiguës, ces choix — qui suivent ceux des bailleurs et donc des grands projets — ne sont pas sans graves conséquences politiques.
Voyant les ONG obtenir, fortes d’avantageux « accords de siège » avec les pays d’accueil, des prérogatives de plus en plus importantes, et réalisant qu’elles sont devenues des acteurs des relations internationales, les Nations unies, l’Union européenne et les forces militaires s’ingénient à en canaliser, voire en contrôler, les activités… C’est le cas de la Coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), qui tente de superviser le secteur. Les réformes qu’elle envisage agitent le petit monde des développeurs de toute obédience qui devront, sans concurrence sauvage ni redondances fâcheuses, se coordonner sous la conduite d’une institution « maître d’œuvre ». Garder leur chère indépendance aura dorénavant un prix : renoncer aux subventions ! Ce « chantage » se résoudra au cas par cas et dépendra en pratique de la structure de financement de chaque organisation : Médecins sans frontières, qui ne vit que de dons privés, a décidé de rester en dehors de ces « usines à gaz ».
Les plus critiques sont souvent… les humanitaires eux-mêmes, qui n’ont cessé de scissionner et de s’autocritiquer depuis l’événement fondateur du Biafra (lire « Sur fond d’indignation et de pétrole, tout a commencé au Biafra »). Le responsable de la « concession » de MDM à Kinshasa, par exemple, est un jeune et brillant médecin du Mali, le docteur Talibo. S’il n’existe heureusement pas de « statistique ethnique », force est de constater qu’un tel itinéraire demeure exceptionnel : les postes à responsabilités reviennent aux expatriés occidentaux, les fonctions subalternes aux autochtones.
Des programmes dits « de substitution » se mettent en place, sélectionnant les ONG locales jugées « viables », les formant, les appuyant ou… les créant ! Une expérience novatrice, mais fragile de l’aveu des auteurs, est ainsi menée avec des associations congolaises dans le secteur de la santé au Kivu. Cette recherche désespérée de « partenaires locaux », nécessaire et encourageante, a ses limites car les concepts et les projets viennent toujours du monde « développé ». L’expérience montre que la substitution est souvent éphémère et sombre rapidement sitôt le bailleur retiré.
Que pèsent les critiques devant l’urgence d’agir, rétorquent les humanitaires mis en cause, taxant de populisme et d’incompréhension ceux qui s’interrogent ? Mais ces reproches émanent des populations « bénéficiaires » elles-mêmes. Si les associatifs africains font le pari de la modestie et du métissage, pourquoi pas leurs homologues occidentaux ?