Par Jean-Pierre Mbelu
« Tu veux qu’ils s’aiment ? Ne leur jette point le grain du pouvoir à partager. Mais que l’un serve l’autre. Et que l’autre serve l’empire. Alors ils s’aimeront de s’épauler l’un l’autre et de bâtir ensemble. »
– A. de Saint-Exupéry
Mise en route
Le Kongo-Kinshasa est en proie aux luttes et aux rivalités permanentes pour « le pouvoir » dégradé par le capitalisme prédateur. Ses fils et filles-surtout les politiciens- qui se chamaillent n’arrivent pas toujours à définir clairement leur philosophie politique. Souvent, tous ou presque, ils chantent l’hymne national du pays. Souvent, au début des matches de football, ils se tiennent debout et chantent cet hymne national. Lorsque l’équipe nationale gagne, tous se réjouissent de sa victoire et disent : « RDC, eloko ya makasi. » En chantant l’hymne national, certains ont leur main gauche sur la poitrine comme pour affirmer que la cause du Kongo debout les tient à coeur ; qu’ils voudraient participer activement à l’édification d’un pays plus beau qu’avant et léguer à la prospérité le serment de liberté.
Lumumba relu comme une « Idée régulatrice » peut aider ses héritiers à construire des alliances salvatrices pour leur pays et le reste du monde.
En chantant l’hymne national, ils s’affirment comme un « Nous ». Souvent, cela ne dure que le temps que prend la célébration de la victoire des léopards avant que les rivalités réelles ou simulées ne réapparaissent. Quels sont ces filles et ces fils d’un pays en guerre qui ne peuvent affirmer leur « Nous » qu’au moment d’un jeu ? Il y a un problème…Sont-ils collectivement envoûtés par « la sorcellerie capitaliste » à tel point qu’ils ne puissent se contenter que du « pain et des jeux » ?
Il se pourrait qu’ils aient oublié comment se constitue un « Nous ».
Pourtant, plusieurs, parmi ces filles et fils du Kongo, reconnaissent Lumumba comme leur héros national. Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce possible de reconnaître un héros auquel on ne s’identifie pas ? Oui. La reconnaissance peut être simplement verbale. Si elle est patriotique, elle est engageante et responsabilisante. L’indifférence dans laquelle la profanation de son mausolée[1] a été dernièrement accueillie pousse à privilégier l’hypothèse de la reconnaissance verbale.
Le jour qu’elle deviendra réellement patriotique, sa philosophie politique sera la chose la mieux partagée au coeur de l’Afrique. Ses héritiers kongolais pourraient s’engager sur « la voie » qu’il a proposée pour taire leurs rivalités au sujet du « pouvoir-os » et participer activement à la fabrication d’un « Nous » comme lui Lumumba et les autres « combattants de l’indépendance » l’ont fait.
Relire son discours programmatique du 30 juin 1960 tout en méditant sur l’hymne national kongolais[2] peut faciliter cela et engager patriotiquement sur le chemin des luttes à mener afin que le Kongo-Kinshasa soit réellement indépendant politiquement et économiquement. L’hypothèse de cet article est que Lumumba relu comme une « Idée régulatrice » peut aider ses héritiers à construire des alliances salvatrices pour leur pays et le reste du monde.
De la lutte à la victoire
Dès le début de son discours, Lumumba interpelle à la fois tous ses compatriotes et s’adresse un peu plus aux « combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux ». Il leur dit : «Je vous salue ». Le « bon jour » qu’il adresse aux « combattants de l’indépendance » est un souhait lié à la victoire. (Le jour de la célébration officielle de la victoire est un bon jour.) L’indépendance politique proclamée le 30 juin est le fruit d’une longue lutte. Elle en est l’aboutissement. Qui sont ces « combattants » ? Le texte spécifie : « A vous, mes amis qui avez lutté à nos côtés ». Ce sont ses amis. Ils le sont devenus par la lutte.
La noblesse et la justesse de la cause défendue par Lumumba et ses amis, « combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux » , leur ont procuré une grande fierté par-delà les sacrifices consentis. Ils avaient compris que les larmes et le sang versés au nom d’un idéal donnent du sens à la vie. Cela d’autant plus qu’ils permettent de rompre avec l’humiliation esclavagiste.
Avec ses amis, par la lutte, ils ont écrit ensemble « l’histoire glorieuse pour la liberté ». Qu’est-ce qu’ a été cette lutte ? Lumumba affirme que « nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle (l’indépendance) a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. »
A partir du moment où Lumumba commence à décrire la nature de la lutte, le « Je » est remplacé par le « Nous », le « Mes » par « Nos » et « Notre ». Son ego n’est pas surdimensionné. « Cette lutte, poursuit-il, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavagisme qui nous était imposé par la force. »
La noblesse et la justesse de la cause défendue par Lumumba et ses amis, « combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux » , leur ont procuré une grande fierté par-delà les sacrifices consentis. Ils avaient compris que les larmes et le sang versés au nom d’un idéal donnent du sens à la vie. Cela d’autant plus qu’ils permettent de rompre avec l’humiliation esclavagiste. « Ce fut, continue Lumumba, notre sort en 80 ans de régime colonialiste » dont ils ont porté ensemble les blessures. Donc, renverser le joug de l’esclavagisme et du colonialisme fut pour eux un motif de fierté, malgré la fraîcheur et la douleur de leurs blessures.
Quel était ce « sort »? Il était fait de « travail harassant », « de salaires de misère », « des ironies », « des insultes », des « coups », de l’inculcation du complexe d’infériorité, de la spoliation des terres, du manque d’équité, du délit d’opinion pouvant mener à la relégation ou à l’exil, de la discrimination sociale et raciale, des fusillades des « insoumis » à l’injustice, à l’oppression et à l’exploitation.
Telle est une bonne partie du « sort » ayant uni Lumumba et les autres « combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux ». L’indépendance politique interprétée comme étant une victoire sur ce « sort » a permis à Lumumba et à ses amis de se redresser et de relever la tête. Elle leur a permis de « kotelema ».
Chanter « debout congolais, unis par le sort »
Lorsque chantant leur hymne, les Kongolais disent : « Debout congolais » ou «Telama besi Kongo» (kikongo) « Simameni, Wacongo » (swahili) « Totelema mwana kongo » (lingala) et ajoutent : « unis par le sort, unis dans l’effort pour l’indépendance. Dressons nos fronts, longtemps courbés », ils devraient, en principe, avoir en tête le sens exact du « sort » et des sacrifices consentis au cours de la lutte pour l’indépendance ainsi que la reliance émancipatrice qu’ils ont permise.
Approfondir le signification de l’hymne national kongolais et s’orienter en connaissance de cause passe, entre autres, par une connaissance consciencieuse de cette histoire et sa perpétuelle transmission. Elle peut enraciner dans la lutte pour l’insoumission aux forces néocolonialistes.
A ce moment-là, chanter l’hymne national peut s’accompagner de la prise de conscience de l’importance des luttes collectives menées pour la défense des valeurs de la liberté, de la justice, de la noblesse, de la justesse, de l’équité, de la fierté, de la dignité, etc.
Avoir en tête le sens du « sort » peut aider à évaluer l’orientation prise par les héritiers de « combattants victorieux » depuis l’indépendance politique (formelle) jusqu’au moment où l’hymne national est chanté. Procéder à cette évaluation ne peut pas être possible si la signification de la date du 30 juin n’est pas transmise et enseignée. Lumumba recommandait cela en disant ceci à ses amis : « A vous tous, mes amis qui avait lutté sans relâche à nos côtés, je vous demande de faire de ce trente juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravé dans vos coeurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs petits-fils l’histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté. »
Approfondir le signification de l’hymne national kongolais et s’orienter en connaissance de cause passe, entre autres, par une connaissance consciencieuse de cette histoire et sa perpétuelle transmission. Elle peut enraciner dans la lutte pour l’insoumission aux forces néocolonialistes. (En principe tout le texte du discours de Lumumba devrait être enseigné à l’école primaire et secondaire, commenté et retenu par coeur par les élèves. Il devrait être obligatoirement étudié dans le cours de civisme. Les médias de réinformation et l’université devraient le plébisciter.)
Une nouvelle lutte pour la paix et la prospérité par le travail et dans la loyauté
Après la description de la nature du « sort », Lumumba affirme que « nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre coeur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini. » Et il ajoute : « La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants.[3] »
Lorsque les Kongolais chantent «Ô peuple ardent, par le labeur, nous bâtirons un pays plus beau qu’avant, dans la paix », ils devraient avoir présent à l’esprit que c’est par le travail, en conjuguant collectivement leurs forces et en transformant leurs richesses immenses dans l’ouverture à l’altérité qu’ils arriveront à créer leur prospérité et leur indépendance économique. Si l’indépendance politique a été proclamée « dans l’entente avec la Belgique », l’indépendance économique se crée collectivement.
Il peut esquisser le programme de ce qui doit être fait pour bâtir un pays plus beau qu’avant. Cela passe par « le Nous », par « Ensemble » et par « la lutte ». « Ensemble, dit-il, mes frères, mes soeurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. »
Ce « Ensemble » s’exprime à travers une litanie de « Nous » indiquant les actions concrètes à mener ensemble : « « Nous allons montrer… », « nous allons veiller », « nous allons revoir », « nous allons supprimer », « nous allons faire régner », etc. »
Ce « Nous » lumumbiste n’est pas l’expression d’une identité kongolaise meurtrière. Il traduit une identité ouverte à l’action, à l’interaction et à la relation responsabilisante. Elle se démarque de l’identité esclavagiste et colonialiste. « Nous allons, affirme Lumumba, faire régner non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des coeurs et des bonnes volontés. Et pour cela, chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces et nos richesses immenses, mais sur l’assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu’elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit. »
Un « Nous » ayant résisté à la soumission , à l’oppression et à l’exploitation est resté ouvert à la collaboration et à la loyauté dans le respect des lois qu’il tenait à édicter. Ouvert aux pays étrangers, il s’était engagé sur la voie du panafricanisme.
Ce « Nous », à travers son gouvernement « fort, national, populaire », magnifie le travail pour l’indépendance économique. Il accueille l’indépendance politique et invite « tous les citoyens congolais, hommes, femmes, et enfants à se mettre résolument au travail en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique. »
Lorsque les Kongolais chantent «Ô peuple ardent, par le labeur, nous bâtirons un pays plus beau qu’avant, dans la paix », ils devraient avoir présent à l’esprit que c’est par le travail, en conjuguant collectivement leurs forces et en transformant leurs richesses immenses dans l’ouverture à l’altérité qu’ils arriveront à créer leur prospérité et leur indépendance économique. Si l’indépendance politique a été proclamée « dans l’entente avec la Belgique », l’indépendance économique se crée collectivement.
A ce point nommé, Lumumba peut, encore aujourd’hui, servir d' »Idée régulatrice » pour le Kongo-Kinshasa. Idée peut être comprise ici dans le sens badiousien de « médiation entre les sujets individuels et les tâches collectives et politiques, les mouvements et les organisations. Idée c’est la possibilité d’une action qui concerne et à laquelle participent différentes subjectivités – de très différentes positions sociales, de très différentes nationalités- travaillent d ans un mouvement commun et sous le même concept.[4]» Ceci peut renvoyer à « la voie » de Lumumba. « Cette voie, c’est le rassemblement de tous les Africains au sein des mouvements populaires ou des partis unifiés[5]» au sein desquels la divergence d’opinions est tolérée pour éviter le monopole et échapper aux rivalités dont profitent les experts en la politique du diviser pour régner. Cette « voie » ouverte à la diversité invite à l’union avec « ceux qui veulent ».
Une petite conclusion
Dans une Afrique et dans un Kongo où le capitalisme prédateur et le néocolonialisme font toujours des ravages, relire Lumumba peut être salutaire. Il rappelle l’importance des « combattants de l’indépendance » politique et économique. Ils ont un rôle de veilleurs et d’éveilleurs à jouer parmi leurs concitoyens, hommes, femmes et enfants pour défendre les valeurs et créer de la richesse.
Les veilleurs et les éveilleurs ont un rôle à jouer dans l’entretien de la mémoire vivante des luttes ayant conduit aux indépendances politiques formelles et dans la promotion des alliances salvatrices pour la souveraineté économique du Kongo, de l’Afrique, du Sud global et du monde. Ils doivent pouvoir indiquer qu’une autre voie est possible comme alternative à « la sorcellerie capitaliste ».
Les veilleurs et les éveilleurs kongolais ont une chance énorme. Ils sont à la fois les héritiers directs de Lumumba, ils ont ses textes et un hymne national pouvant les inspirer au quotidien.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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[1] Lire Le mausolée de Lumumba profané à Kinshasa – Ingeta