Par Jean-Pierre Mbelu
« Les ennemis de l’Afrique ne s’ y étaient pas trompés. Ils s’étaient parfaitement rendu compte que Lumumba était vendu, vendu à l’Afrique s’entend. C’est-à-dire qu’il n’était pas à vendre. »
– F. FANON
Lumumba, même mort, fait peur. Telle est l’une des hypothèses soutenue dans mon livre[1] sur le héros national kongolais. En apprenant que son mausolée a été profané dans la nuit du 17 au 18 novembre 2024, je me suis souvenu de cette petite phrase. Oui, même mort, Lumumba fait peur. Et ceux qui estiment qu’ils peuvent débarrasser le monde de « l’esprit Lumumba » et tuer sa mémoire en s’en prenant à ses restes sur cette terre des hommes se trompent énormément. Lumumba, c’est « Une Idée » régulatrice. Lumumba est un mukishi. Et «on ne tue pas les idées », comme disait Fidel Castro.
Mausolée profané et prophéties en train de se réaliser
La profanation du mausolée de Lumumba a eu lieu lieu quelques jours après l’organisation de la quatrième édition du Manssah à l’Université de Kinshasa dans un chapiteau ayant accueilli plus de six mille personnes dont une bonne majorité d’étudiants kongolais. Apparemment, il n’y aurait aucun lien entre cette quatrième édition du Manssah[2] et la profanation du mausolée de Lumumba. Pourtant, il y en a. Des compatriotes africains et kongolais se sont rencontrés dans l’Alma Mater de Kinshasa pour participer à la réalisation d’une des prophéties de Lumumba : l’histoire dira un jour son mot et s’écrira à partir de l’Afrique en y associant la jeunesse.
Le mausolée de Lumumba est profané au moment où certains de ses compatriotes se rappellent qu’ils ne sont pas seuls dans la guerre que leur livre les tenants du monde unipolaire et croient qu’il est temps de diversifier le partenariat stratégique et d’aller vers les pays africains, européens et asiatiques émergés.
En effet, dans sa lettre à sa femme Pauline, Lumumba notait ceci : « L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. »
Le mausolée de Lumumba est profané au moment où l’histoire est en train de dire son mot à l’Ouest de l’Afrique. Là-bas, trois pays rompant avec la Conférence de Berlin ont créé une confédération portée par des peuples émancipés de la tutelle colonialiste. L’histoire est en train de dire son mot dans un Sud Global décidé à impulser un monde à la fois polycentré et polyphonique et auquel l’Afrique prend une part active comme l’atteste la dernière rencontre sur »l’esprit des BRICS »[3] en Afrique du Sud.
Le mausolée de Lumumba est profané au moment où certains de ses compatriotes se rappellent qu’ils ne sont pas seuls dans la guerre que leur livre les tenants du monde unipolaire et croient qu’il est temps de diversifier le partenariat stratégique et d’aller vers les pays africains, européens et asiatiques émergés. Effectivement, cette autre prophétie est en train de réaliser. A ce sujet, Lumumba disait : « Nous ne sommes pas seuls. L’Afrique, l’Asie et les peuples libres et libérés de tous les coins du monde se trouveront toujours aux côtés de millions de congolais qui n’abandonneront la lutte que le jour où il n’y aura plus de colonisateurs et leurs mercenaires dans notre pays. »
Etre attentif au mot que l’histoire est en train de dire en rappelant que « nous civilisations, nous sommes mortelles » ou en nous enseignant tout « fondamentalisme » a une fin ou que « la fin d’un monde » ne coïncide pas nécessairement avec « la fin de l’histoire », cela est important. Cela peut produire de la lucidité pouvant faire seuil dans l’abord des questions de notre monde fragile et vulnérable. Savoir que depuis plusieurs années l’Afrique s’adonne à l’écriture de son histoire et que toutes ses filles et tous ses fils devraient y participer activement est un défi lancé aux »minorités organisées et éveillées ». Cela vaut la peine.
Curieusement, il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien. Comment est-ce possible qu’après la profanation du mausolée de Lumumba, les médias kongolais n’en aient pas suffisamment pour en parler, que les politiciens kongolais de gauche se soient mobilisés pour organiser des marches de protestation en criant « plus jamais ça »? Je ne comprends pas. C’est vrai, une enquête a été ouverte et quelques suspects ont été arrêtés[4]. Est-ce suffisant pour un héros devenu »Une Idée régulatrice » pour l’Afrique et le monde ? Qu’est-ce qu’il y a eu ?
Oui. Lumumba, même mort, fait peur. Il fait peur aux fantoches ayant infiltré les institutions kongolaises et partisans du néocolonialisme. Il fait peur à tous les mercenaires, ennemis de l’émancipation politique et sociale du Kongo-Kinshasa.
L’appauvrissement anthropologique et la santé mentale
Bon ! L’appauvrissement anthropologique dans lequel les masses populaires kongolaises et leurs politicards ont été plongés pourrait avoir été nuisible à leur santé mentale. Imaginons-nous, en Chine, le mausolée de Mao profané…Imaginons-nous…
Notre attachement au « pragmatisme » à la kongolaise exclurait la dialectique entre la théorie et la pratique. Nous sommes plus préoccupés par la question du »que faire concrètement » que celle de penser ce qui doit être fait concrètement.
Aurions-nous complètement perdu le sens des symboles au point de faire de la profanation du mausolée de Lumumba un fait plus ou moins divers ? Heureusement, il est devenu un »Esprit », »Une Idée » dont les dimensions dépassent les quatre coins du Kongo-Kinshasa…Les AES s’en réclament. Le Manssah aussi.
Serions-nous, majoritaires, nous Kongolais(es) à avoir compris la place des idées dans la production de notre devenir collectif ? Il me semble qu’il y a encore du souci à se faire à ce point nommé. Notre attachement au « pragmatisme » à la kongolaise exclurait la dialectique entre la théorie et la pratique. Nous sommes plus préoccupés par la question du »que faire concrètement » que celle de penser ce qui doit être fait concrètement. Un membre du groupe des fondateurs du Manssah a pu répondre à une question allant dans le sens du concret à l’Université de Kinshasa. Il répondait plus ou moins en ces termes : « On ne peut pas résoudre un problème si on ne l’a pas pensé (…). Il ne faudrait pas penser que ce qui est concret, c’est le pont. Avant de construire le pont, on le pense (…). Si nous voulons changer l’Afrique, nous devons d’abord changer notre façon de la penser. »
Lorsque le Kongolais moyen comprendra que penser c’est faire des choses avec des mots et des idées, il deviendra protecteur des producteurs des idées et sera disposé à lutter pour que Lumumba comme « Idée Régulatrice » de l’émancipation politique, culturelle, économique et sociale du Kongo-Kinshasa soit jalousement protégé et enseigné de génération en génération. Il y va de la révolution culturelle kongolaise…
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
—