Par Amzat Boukari-Yabara, historien.
Dans un livre de 688 pages intitulé Le Canada dans les guerres en Afrique centrale. Génocides & Pillages des ressources minières du Congo par le Rwanda interposé (Le Nègre Éditeur, 2012) le chercheur congolais Patrick Mbeko explore deux pistes cruciales et méconnues de l’histoire contemporaine des relations internationales en Afrique.
La première consiste à montrer comment des agents canadiens, sous couvert de l’autorité morale et de la prétendue neutralité de l’Organisation des Nations-Unies (ONU), participèrent activement à un processus de déstabilisation de l’Afrique centrale. Ce processus va de l’assassinat du premier Premier Ministre du Congo Patrice Emery Lumumba en 1961 jusqu’au pillage actuel des ressources minières du Congo par des multinationales canadiennes, en passant par des prises de position manifestes et illégales lors de l’attentat contre l’avion présidentiel rwandais, puis pendant les actes de génocide commis à partir d’avril 1994 au Rwanda et à partir d’octobre 1996 dans le cadre de l’invasion du Zaïre. La seconde piste consiste à renverser la position communément admise en montrant comment la version officielle du génocide rwandais de 1994 sert à exonérer le régime de Paul Kagamé de toute responsabilité dans la mort de millions de personnes en République démocratique du Congo (RDC).
La thèse de Mbeko est claire : soutenu par des intérêts financiers, industriels, politiques, militaires, aussi bien privés que publics, ainsi que par des intellectuels, des personnalités et des vedettes, « l’enfant chéri des “grandes démocraties” occidentales », le président rwandais Paul Kagamé, bénéficie de l’aide intéressée des Américains, des Canadiens et des Israéliens qui opèrent un réajustement du rapport de force dans l’optique d’un nouvel ordre mondial passant par le contrôle exclusif des multinationales sur les immenses ressources et minerais stratégiques du Congo. Ce contrôle exige d’enlever aux Congolais tout droit de regard sur leur histoire, toute souveraineté sur leur territoire, toute volonté de résistance ou de rébellion, et tout droit à vivre en paix sur des terres dont ils ne mériteraient pas de jouir de la richesse. Ainsi, les huit cent mille à un million de personnes victimes du génocide rwandais de 1994 sont constamment rappelées à la mémoire de l’opinion internationale pour mieux ignorer les quelques six millions de Congolais morts de faim, de maladie, d’épuisement ou de violence, les enfances brisées par la guerre, et les centaines de milliers de femmes congolaises violées depuis l’invasion du pays en 1996 par des forces armées venues du Rwanda, de l’Ouganda, et des milices formées directement dans l’est du Congo.
La richesse des sources et des témoignages rend l’ouvrage de Mbeko passionnant. Il remonte aux origines du Congo actuel, tout en passant en revue chacune des problématiques : la colonisation belge, l’État indépendant, l’histoire des multinationales implantées au Congo, la géopolitique de la Guerre Froide, la construction de l’ethnie dans la région inter-lacustre, les lois sur la nationalité à l’origine des revendications de Kigali concernant les réfugiés tutsis et hutus… Du Congo, Mbeko bascule régulièrement sur l’histoire du Rwanda, et accessoirement du Burundi et de l’Ouganda, pour montrer la genèse du projet qui a conduit au retour au pouvoir des exilés tutsis à partir de 1994. L’analyse montre comment l’Ouganda de Yoweri Museveni a indirectement servi de base à la reconquête du Rwanda par les exilés tutsis qui n’ont pas hésité à sacrifier les Tutsis de l’intérieur pour parvenir à leurs fins.La discussion autour du génocide rwandais peut faire débat mais Mbeko défend sa thèse à partir de sources et de recoupements divers. Evidente pour certains, inimaginable pour d’autres, la thèse de Mbeko soutient que des crimes d’une ampleur et d’une violence inouïe ont eu lieu de part et d’autre au lendemain de l’attentat contre l’avion présidentiel. Cependant, il convient d’abord de revenir sur les zones d’ombres autour de cet attentat qui, en coûtant la vie aux présidents Habyarimana et Ntaryamira, fut considéré comme l’élément déclencheur du génocide. Pour cela, Mbeko souligne les failles dans la version hollywoodienne du Général Roméo Dallaire, Canadien à la tête de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Ensuite, refusant de céder à la thèse principale selon laquelle les Interhamwe créés par un Tutsi mais assimilés aux Hutus auraient massacré mécaniquement et spontanément les Tutsis, ainsi qu’à la thèse secondaire selon laquelle les « Hutus modérés » auraient été massacrés par des Hutus extrémistes pour avoir tenté de sauver des Tutsis,
Mbeko affirme que les faits précédant le déclenchement des violences montrent que seules les Forces Patriotiques Rwandaises (FPR) dirigées par les exilés tutsis et leurs alliés ougandais disposaient de l’organisation et des moyens nécessaires pour agir dans une logique génocidaire, c’est-à-dire organisée. Sous prétexte de venir sauver les Tutsis de l’intérieur d’une extermination radicale, le FPR aurait en réalité choisi de légitimer son coup d’état par la force en allant jusqu’à provoquer l’exil des populations hutues en direction du Zaïre. En agissant ainsi, le FPR s’assurait la prise du pouvoir à Kigali. Il créait en même temps le prétexte idéal pour justifier la poursuite de ses opérations militaires au Zaïre, et il participait enfin au déséquilibre ethno-démographique annonçant la condamnation du voisin zaïrois.
En soulignant que « le diable n’était pas français ! », Mbeko se démarque des associations qui défendent la thèse critique et simpliste de la Françafrique pour soutenir notamment le président Kagamé. Il démontre comment la France a été tout simplement incapable d’anticiper sur l’initiative diplomatique et stratégique de Washington et Ottawa, à tel point que l’Opération Turquoise a servi d’alibi au FPR pour mener la traque des Hutus qualifiés de génocidaires. La chute de Mobutu, après celle d’Habyarimana, a donc modifié le centre de gravité de l’Afrique centrale, dont le coeur se trouve à présent entre Kampala, Kigali et la région du Kivu. Museveni et Kagamé apparaissent ainsi comme les dirigeants de la nouvelle génération, celle qui est tout simplement alignée sur l’impérialisme américain. Mbeko souligne ainsi la partition de fait du Congo dont des pans entiers ont été annexés par le Rwanda et l’Ouganda au moment de la seconde guerre, ou cédés à des multinationales soutenues par des milices privées, paramilitaires ou gouvernementales.
Mbeko relate ensuite l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila à Kinshasa, les guerres du Congo sous fond de pillage économique, l’intronisation de Joseph Kabila au lendemain de l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila, et enfin, les derniers coups de force électoraux pour justifier la légitimité du régime actuel. Le constat est sans complaisance pour les puissances étrangères, les multinationales, les humanitaires, les ONG, mais également l’ONU. Depuis l’assassinat de Lumumba accompli avec la complicité tacite de l’ONU, Mbeko montre que la plupart des hauts responsables onusiens ont eu à préserver des intérêts particuliers – ceux de la fameuse « communauté internationale » – qui ont justifié le fait que les Congolais n’ont jamais pu choisir librement leurs dirigeants.Derrière cette histoire qui paraît à première vue rwando-ougando-congolaise, se cachent donc de nombreuses puissances et multinationales occidentales, ainsi que des marchands d’armes qui financent la guerre en se servant sur les richesses des territoires congolais conquis par les armées venues du Rwanda et de l’Ouganda.
Ces multinationales, ces marchands d’armes, ces puissances étrangères, ou ces responsables, tous sont cités dans le livre, et ce dans la mesure du possible et sans intention de diffamation de la part de l’auteur. Certains ont effectivement requis l’anonymat car les informations contenues dans ce livre soulèvent plusieurs questions éthiques et politiques importantes. Ainsi, Mbeko souligne la propagande médiatique et le droit à la réputation qui réduisent la liberté d’expression des chercheurs qui travaillent sur les abus commis par les multinationales domiciliées au Canada. Il évoque également le mécanisme qui conduit les observateurs internationaux et les responsables d’ONG et d’associations humanitaires financés par des multinationales ou des gouvernements occidentaux à pratiquer l’auto-censure dans leurs rapports. Ainsi, il existe un écart flagrant entre les déclarations officielles véhiculées par les médias et les sources directement conservées dans les archives. D’où l’importance de mener des investigations à la source, et de souligner la réaction de l’Église catholique dénonçant, documents à l’appui, l’irrégularité des résultats lors du dernier scrutin présidentiel au Congo.
Dans la lignée de l’ouvrage d’Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher, Noir Canada (Ecosociétés, 2008), le livre de Patrick Mbeko interpelle sur la complicité passive et l’infatuation des citoyens canadiens avec le concept biaisé de neutralité. Mbeko démontre que le prétexte de l’absence d’une histoire coloniale africaine ou la valorisation d’une ouverture culturelle bilingue du Canada sont en réalité deux instruments de l’impérialisme économique et militaire canadiens en Afrique. Le consommateur canadien constitue ainsi le dernier maillon de la chaîne de pillage des ressources minières du Congo décidé par d’éminentes personnalités qui n’auront jamais à répondre devant la justice des conséquences de leurs actes. Quant au régime de Kigali, armé par ses alliés occidentaux et régionaux, il est le premier maillon de la chaîne de responsabilités dans les exactions commises dans l’est du Congo. Sa survie idéologique consiste à ressasser indéfiniment les thèses d’un conflit interethnique pour mieux masquer, d’une part, la réalité de la guerre économique qu’il entretient en finançant des milices, et d’autre part, un dangereux projet de démembrement du Congo puis de toute l’Afrique centrale. Par conséquent, en prenant l’exemple du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) et en incluant une postface écrite par un avocat du TPIR, le livre de Mbeko conclut sur l’importance de réviser profondément les conclusions des travaux de la justice internationale qui est en réalité au service d’intérêts particuliers.
L’ouvrage souffre néanmoins de quelques lacunes techniques et méthodologiques qui font que la prochaine édition pourrait être à la fois améliorée, quantitativement réduite et qualitativement enrichie. L’ouvrage de Mbeko n’est pas fini, d’une part car l’auteur a dû enlever des passages pour des contraintes éditoriales, et d’autre part, l’histoire décrite dans le livre se poursuit de nos jours. On regrettera donc l’absence de conclusion, de perspectives finales, ou de synthèse de la part de l’auteur. Des solutions à la situation du Congo sont disséminées dans certains passages, de manière plus ou moins implicites, mais elles ne sont pas suffisamment problématisées pour constituer de réelles options pour sortir l’Afrique centrale de l’emprise néo-impérialiste dans laquelle elle se trouve.
La nébuleuse des individus et des lobbies de la finance internationale, de la politique, du crime organisé et de l’industrie militaro-minière pourrait être éclaircie sous la forme de schémas qui auraient l’avantage d’alléger l’ouvrage de plusieurs dizaines de pages et de réduire un certain nombre de répétitions. L’ouvrage reste néanmoins lisible et compréhensible pour tout lecteur prêt à entrer dans une histoire difficile d’un point de vue technique et humain. Une série de tableaux de chronologie comparée permettrait de visualiser directement les mécanismes géostratégiques d’action et de réaction, les alliances et les oppositions militaires, ainsi que les ruptures et les continuités sur le terrain depuis la fin des années 1980 jusqu’à nos jours. L’absence d’index des noms, d’index des lieux, ou même d’un index général sélectif, est également un défaut à souligner pour un livre aussi riche en citations. Comme dans tout ouvrage qui prend position, la bibliographie, très majoritairement francophone, est discutable.
En dehors des protagonistes directement cités, la visibilité médiatique de certaines sources (Colette Braeckman, Bernard Lugan, Stephen Smith) ne correspond pas nécessairement à leur crédibilité scientifique, mais davantage à leur positionnement idéologique, voir à leur mauvaise foi, ce que souligne bien l’auteur en particulier dans les cas où leurs thèses ne vont pas dans son sens. Mbeko a mené une enquête importante et difficile à partir de sources complexes, dont dix-neuf documents annexés en fin du livre. Toutefois, dans la mesure où la thèse du livre montre que l’authenticité et la vérité ne sont pas toujours en accord, il aurait été intéressant dès l’introduction d’en savoir un peu plus sur les circonstances chronologiques de l’enquête, les conditions de la consultation des archives confidentielles et du recueil de certains témoignages oraux.
Au final, le Congo est très certainement l’un des dix pays où se joue l’avenir du monde. Aussi, je ne peux que recommander vivement ce sérieux ouvrage de conscientisation à l’attention de toute personne qui souhaite avoir une autre vision de l’histoire contemporaine de l’Afrique. En parcourant le livre de Patrick Mbeko, de nombreux lecteurs trouveront des analyses et des événements essentiels concernant les différentes étapes de l’histoire contemporaine du Congo, l’histoire de la politique africaine du Canada, les dessous de la finance internationale, le retour en force de l’impérialisme via des agents sous-traitants africains, la critique réaliste et sans complaisance des organisations internationales et non-gouvernementales, le duo formé par le terrorisme intellectuel et la guerre médiatique, et enfin, l’histoire d’un véritable scandale sur lequel il est impossible de continuer à fermer les yeux.
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