Par Jean-Pierre Mbelu
A la suite d’autres « intellectuels subversifs », Lumumba est allé consciemment et dignement à la mort. En relisant son approche de ce moment fatidique, il y a lieu de soutenir que Patrice Lumumba a laissé aux jeunes générations congolaises et africaines un exemple de sagesse. Savoir mourir pour une cause juste la tête haute et le cœur fier est un acte de noblesse que le monde décivilisé ne connaît pas. Oui, c’est vrai. Rendre les pratiques des « maitres » transparentes coûte souvent la vie. Ils ont peur de la lumière du jour. Ce n’est pas pour rien qu’ils aiment opérer dans l’ombre. Souvent, l’opinion publique ne le sait pas. Elle est manipulée.
Le 17 janvier 1961 est la date de l’assassinat de notre héros national, Patrice Emery Lumumba. Et le 14 décembre 2012, Marie-France Cros écrivait : « Près de cinquante-deux ans après l’assassinat de l’ex-Premier ministre congolais Patrice Lumumba et de deux de ses compagnons, dans la nuit du 17 janvier 1961 au Katanga, à la lumière de phares d’auto, le parquet fédéral belge a été autorisé à enquêter sur huit Belges liés à ce crime et encore vivants. Mercredi (12 décembre 2012), la chambre des mises en accusation de Bruxelles a, en effet, admis certains points de la thèse des parties civiles – la famille Lumumba – selon laquelle l’assassinat est intervenu durant un conflit armé et pourrait constituer un crime de guerre, non couvert par la prescription. » Cinquante-deux ans après, la vérité finit par triompher sur le mensonge, le cynisme, l’arrogance et la ruse ! Le temps a paru trop long ! Mais c’est le temps de la vérité. Il n’est pas à confondre avec la précipitation avec laquelle le mensonge et la ruse manipulent l’opinion en la roulant dans la farine. (Espérons que la vérité judiciaire sur nos millions de morts, sur l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila le 16 janvier 2001 ne mettra pas cinquante-deux ans avant d’éclater au grand jour. Les témoins vivants ont déjà parlé et nous pensons que dès que nous aurons un gouvernement légitime au Congo de Lumumba, un procès juste sera mené sur cette tragédie collective et cet odieux assassinat comme sur ceux de Floribert Chebeya, d’Armand Tungulu, de Fidèle Bazana, de Serge Maheshe, de Bapuwa Muamba, etc.)
L’assassinat de notre héros national fut l’une des preuves de la décivilisation du colonisateur et de ses « nègres de service ». Cette tragédie nous invite, à la suite d’Aimé Césaire, à « étudier comment la colonisation (ou la néo-colonisation) travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet-nâm une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés (…), il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent (…). [1]» Le réveil de ces instincts enfouis et le relativisme moral qu’il entraîne ont conduit le colonisateur à refuser la main tendue de l’amitié de Patrice Emery Lumumba pour privilégier les rapports de sujétion et de subordination. (Nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge !)
Aujourd’hui, il est aussi important de situer l’assassinat de notre héros national dans le contexte un peu plus large de la rencontre de notre continent avec l’Europe de la finance. En effet, « le grand drame de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré : que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industries les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est « propagée » (…) [2]» Mais cette Europe n’aurait pas triomphé sans la complicité de « tous les féodaux indigènes » comme le note si bien Aimé Césaire. Il écrit que « l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu à rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux. [3]»
Aujourd’hui encore cette complicité est à la base de la création du réseau transnational de prédation entretenant la violence structurelle sur fond da la matrice organisationnelle capitaliste génératrice des politiques de gauche et de droite presque partout en Occident. Ce réseau poursuit l’œuvre décivilisatrice en faisant davantage de victimes en Afrique et dans plusieurs autres coins du monde. Face à elle, Lumumba a accepté de mourir la tête haute en passant le relais. Lumumba est allé à la mort consciemment. Thomas Kanza en témoigne quand il écrit ceci : « Avant de quitter sa résidence pour aller à Stanleyville, voyage qui lui fut fatal, Patrice Lumumba me répéta trois fois au téléphone quand j’essayai de le dissuader de partir : « Je dois être arrêté, je dois mourir afin que les impérialistes et nos compatriotes, traitres à l’Afrique, réalisent le pouvoir selon la volonté du peuple congolais. [4]» (Cette complicité est toujours d’actualité.)
En marge de ses erreurs tactiques, Patrice Lumumba, en bon autodidacte, avait réussi à identifier les véritables agresseurs (ou ennemis) du Congo et de l’Afrique : les impérialistes et les colonialistes ; il avait maîtrisé leur mode opératoire et il en parlait. Comme il était écouté par les masses, il constituait « un danger » pour l’impérialisme, le colonialisme et leurs « nègres de service ». Il savait que tôt ou tard, il allait payer de sa vie. Cette hypothèse est plausible dans la mesure où, en relisant l’histoire, nous nous rendons compte que « les intellectuels subversifs » ou les prophètes ont souvent payé de leur vie leur engagement au service de l’humain. Socrate, Jésus, Kimbangu, Julian Apaza, alias Tupac Katari, etc. peuvent être cités comme exemples.
Pourquoi « ces intellectuels subversifs » sont-ils souvent dans la ligne de mire des « maîtres du monde » ? Ils ont compris qu’ « informer, rendre transparentes les pratiques des maîtres est la tâche première de l’intellectuel. [5]» Ils doivent avoir aussi compris que « les vampires craignent comme la peste la lumière du jour.[6] » Rendre transparentes leurs pratiques coûtent souvent la vie. Et ce n’est pas pour rien qu’ils s’accaparent les médias, l’école, l’université et certaines églises. Ils doivent contrôler l’opinion en la fondant sur le mensonge et la manipulation[7]. Ces « intellectuels subversifs » sont encore plus dangereux puisqu’ils peuvent « revenir » en des millions d’individus. Le jeune résistant indien Julian Apaza, avant son exécution le 15 novembre 1781, aurait dit ceci à ses bourreaux : « Vous ne faites que me tuer : mais je reviendrai et je serai des millions. » Et « aujourd’hui, sur les hauts plateaux andins de l’Equateur, du Pérou et de la Bolivie, bien des gens sont persuadés qu’Evo Morales Aïma (l’actuel président de la Bolivie) est la réincarnation de Tupac Katari. [8]» Jésus est toujours vivant et ses disciples se comptent par millions. Kimbangu vit à travers son église ; Socrate à travers les philosophes socratiques.
L’assassinat des « intellectuels subversifs » n’est pas un phénomène du passé. « Le 16 novembre 1989, il y a eu un terrible massacre au Salvador. Parmi les victimes se trouvaient six (jésuites) grands intellectuels latino-américains, dont le directeur de la principale université du pays. Ils ont été exécutés à bout portant par un commando d’élite entraîné par l’armée américaine. Ce commando de mercenaires (la Brigade Atlacat) était une composante particulièrement brutale des forces responsables de nombreux massacres dans le pays, notamment du meurtre de l’archevêque Romero et du massacre de dizaine de milliers de paysans.[9] » Il ne serait pas exclu que l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila le 16 janvier 2001 soit aussi lié à son passé et ses orientations politiques plus ou moins proches de celle de Lumumba et de Pierre Mulele.
Revenons à Lumumba. Il va à la mort en disant ce qu’il y a eu. Il laisse un testament dans lequel il dit sa confiance trahie et le refus des forces colonialistes de répondre au rêve d’autodétermination des Congolais(es). Sa lettre à son épouse Pauline est très claire sur ce testament. Il y dit ceci :« Je t’écris ces mots sans savoir s’ils te parviendront, quand ils te parviendront, et si je serai en vie lorsque tu les liras. Tout le long de ma lutte pour l’indépendance de mon pays, je n’ai jamais douté un seul instant du triomphe final de la cause sacrée à laquelle mes compagnons et moi avons consacré toute notre vie. » Et il dit comment cette lutte a été compromise par une alliance entre les impérialistes, les colonialistes et les fonctionnaires de l’ONU : « Mais ce que nous voulions pour notre Pays, son droit à une vie honorable, à une dignité sans tache, à une indépendance sans restrictions, le colonialisme belge et ses alliés occidentaux qui ont trouvé des soutiens directs et indirects, délibérés et non délibérés, parmi certains hauts-fonctionnaires des Nations Unies, cet organisme en qui nous avons placé toute notre confiance lorsque nous avons fait appel à son assistance, ne l’ont jamais voulu. » Cette alliance a eu recours à la corruption des compatriotes pour torpiller la vérité. Et face à cette évidence, Lumumba accepte le sort qui lui est réservée en relativisant sa personne et privilégie la cause pour laquelle il s’est battu. Il écrit : « Ils ont corrompu certains de nos compatriotes, ils en ont acheté d’autres, ils ont contribué à déformer la vérité et à souiller notre indépendance. Que pourrai-je dire d’autre ? Que mort, vivant, libre ou en prison sur ordre des colonialistes, ce n’est pas ma personne qui compte. C’est le Congo, c’est notre pauvre peuple dont on a transformé l’indépendance en une cage d’où l’on nous regarde du dehors tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. »
Tout en relativisant sa personne, Lumumba s’affirme comme « un homme digne » en refusant de demander la grâce de ses bourreaux. C’est comme si la préciosité de la cause défendue lui interdit de se rapetisser devant une meute de menteurs, de cyniques, de décivilisés et de leurs « nègres de service ». Il reste debout, égal à lui-même. Face à la mort prochaine, sa foi dans cette cause reste inébranlable. Il dit : « Ni brutalités, ni sévices, ni tortures ne m’ont jamais amené à demander la grâce car je préfère mourir la tête haute, la foi inébranlable et la confiance profonde dans la destinée de mon pays plutôt que vivre dans la soumission et le mépris des principes sacrés. »
En tuant Lumumba, les impérialistes, les colonialistes et leurs « nègres de service » ont trahi « les principes sacrés » d’humanisation. Ils se sont disqualifiés ; ils ont perdu toute autorité morale et ne peuvent, en « bons ensauvagés [10]», servir de référence pour les générations appelées à poursuivre la lutte et l’écriture de « l’histoire de gloire et de dignité » du Congo et de l’Afrique.
En tuant Lumumba, ils ont prouvé que ces principes ne guident pas « l’Etat profond [11]» de la finance et de services secrets qui les portent. Les générations appelées à poursuivre la lutte de Lumumba et leurs médias alternatifs devraient en prendre acte et apprendre à travailler en réseau et en équipes pour faciliter le passage de relais. Mais aussi, pour apprendre à mourir debout, la tête haute et le cœur fier au nom de la défense des « principes sacrés » et de l’évitement de l’ensauvagement dont l’impérialisme intelligent et les néocolonialistes de tout bord sont aujourd’hui les propagandistes. Ce n’est pas demain qu’ils vont renoncer à la décivilisation. Ils vont encore lâchement tuer « les intellectuels subversifs » au nom de la lutte contre « les terroristes » qu’ils fabriquent au quotidien.
Mbelu Babanya Kabudi