Par Jean-Pierre Mbelu
« L’histoire n’appartient pas à ceux qui la réécrivent. Elle appartient à ceux qui l’ont vécue. La vérité ne peut pas être enterrée éternellement sous la propagande. » – G. DUFF
Dans un livre-interview intitulé « Deux heures de lucidité » Noam Chomsky classifie « les prophètes » parmi « les intellectuels subversifs ». A la question de savoir ce qu’il entend par intellectuel, Noam Chomsky répond : « Il s’agit moins d’une catégorie de personnes que d’une attitude : celle qui consiste à s’informer, à réfléchir sérieusement sur les affaires humaines, et à bien articuler sa compréhension et sa perspicacité. » Et à son avis, correspondre à cet idéal ne dépend pas nécessairement de l’instruction scolaire.
Partageant cette approche, je suis de plus en plus d’avis que le Kongo-Kinshasa a ses prophètes de notre temps et ses élites intellectuelles qui ne sont pas toujours écoutés et reconnus officiellement. Heureusement, les remises en question de la marche de la société kongolaise auxquelles ils se livrent et leurs propositions pour un pays uni, fraternel et solidaire plaident en leur faveur.
Après Munzihiriwa, Bujiriri
En effet, la guerre raciste de prédation et de basse intensité imposée au pays a créé une adversité poussant les meilleurs d’entre les Kongolais à se lever, à parler, à décrier les conditions infra-humaines dans lesquelles leurs compatriotes sont plongés à leurs risques et périls. Souvent, ces prophètes de notre temps établissent les responsabilités des uns et des autres.
Plus de deux décennies après Mgr Munzihirwa, voilà que se lève un autre « intellectuel subversif », Pasteur Bujiriri, qui, lui aussi, pendant que les terroristes du M23/AFC occupent la ville de Bukavu, refuse de se cacher et accepte de rester aux côtés de ses brebis.
« Le 30 janvier 1996, Mgr Munzihirwa alerte (…) celui qu’il pense pouvoir comprendre ce qui se trame au Congo et capable de l’aider à freiner le danger : l’ancien président américain Jimmy Carter. » (C. ONANA, Ces tueurs tutsi. Au coeur de la tragédie congolais, Paris, Duboiris, 2009, p.108). Dans sa lettre au président américain, partant des sources sûres, il mettait à nu le plan diabolique orchestré par l’armée patriotique rwandaise -la planification de la disparition des personnes dans le parc de l’Akagera- et indiquait la responsabilité des Etats-Unis du point de vue de l’apport financier et militaire à cette armée de Paul Kagame. Cet « intellectuel subversif » va être assassiné après avoir choisi de ne de rester aux côtés de ses brebis.
Plus de deux décennies après, voilà que se lève un autre « intellectuel subversif », Pasteur Bujiriri, qui, lui aussi, pendant que les terroristes du M23/AFC occupent la ville de Bukavu, refuse de se cacher et accepte de rester aux côtés de ses brebis. S’adressant à l’un des responsables du mouvement au cours d’un culte dominical, il lui dit : « J’ ai appris que tu es parmi les autorités qui sont venues faire leurs affaires. En tout cas, sincèrement votre mouvement effraie. Je suis arrivé à l’aveugle (…) mais tout le monde m’a conseillé de rester où j’étais mais je me suis dit NON, je vais mourir avec mes brebis. Sur votre première liste des condamnés à mort, je fus 14e, et la 2e liste j’étais classé 54e… »
Cet « intellectuel subversif » avoue que le mouvement effraie. Prenant la parole, il maîtrise son effroi et dit certaines vérités. Il pose certaines questions fondamentales. Il dit son étonnement en remarquant que l’un des chefs du mouvement est à la fois son fils, rebelle, fidèle de son église et pasteur. Voici ce qu’il dit exactement : « Celui-ci est mon fils aussi un rebelle, fidèle de mon église, en plus il est pasteur Ça ne vous étonne pas, tous ces gens sont chrétiens parce que le discours de son père le révèle que c’est un homme de Dieu. Je ne savais pas que vous allez venir c’est pourquoi malgré ma maladie, je me suis obligé de venir les saluer. Tu auras peut-être honte d’avouer que tu es fidèle mais moi je l’avoue. Bienvenue dans ton église. »
Le M23/AFC pose plusieurs problèmes
Ce mouvement pose plusieurs problèmes à la fois. Est-ce possible d’être fidèle à l’évangile du Maître de la vie et de semer la mort et la désolation ? Que deviennent dans ce contexte les dix commandements dont celui qui stipule : « Tu ne tueras pas » ?
Lorsque le pasteur Bujiriri pose la question de savoir pourquoi il est sur la liste des condamnés à mort, il se livre à un rapide examen de conscience à partir des dix commandements.
Le pasteur Bujiriri est sur la liste des condamnés à mort par le mouvement. Et il se pose plusieurs questions : « Je me posais de questions pourquoi on va me tuer, toi tu connais mon honnêteté, ma fidélité, je ne suis pas voleur, ni impudique ni adultère. » N’ayant pas peur de la mort, il ajoute en s’adressant à « son fils », responsable du mouvement : « Je vais mourir pour aller au Ciel. Je suis content comme tu es là, tu peux me tuer toi-même. » Face à « son fils », le pasteur Bujiriri est prêt à subir le même sort que « le nabi » du premier testament. « En fait, il (nabi) désigne l’intellectuel. Ceux qu’on appelait des prophètes se livraient à des analyses politiques, soutient Noam Chomsky, et prononçaient des jugements moraux. A l’époque de la Bible, ils étaient haïs. On les jetait en prison ou on les envoyait dans les déserts parce qu’ils étaient des dissidents. » Ils pouvaient même être tués. Pour rappel, il y a ces paroles de Jésus à un légiste : « Malheureux, vous bâtissez des tombeaux des prophètes alors que ce sont vos pères qui les ont tués. »
Lorsque le pasteur Bujiriri pose la question de savoir pourquoi il est sur la liste des condamnés à mort, il se livre à un rapide examen de conscience à partir des dix commandements. Et comme de ce point de vue là, il estime être fidèle, il croit fermement que s’il est tué, il va aller au Ciel. Sa foi devient une force face aux chrétiens rebelles ayant renié la leur. C’est d’un. De deux, sa fonction prophétique l’expose à tout moment à la mort. Pourquoi ? La mort lui est consécutive comme le soutient Jésus, le « grand prophète », dont le sort fut le même. Mais pourquoi des chrétiens peuvent-ils donner la mort ? Ceux et celles qu’ils tuent ont-ils nécessairement quelque chose à se reprocher ?
La référence aux Dix Paroles
La référence du pasteur au décalogue est une piste à creuser pour répondre à ces différentes questions. Ce texte est un ensemble de préceptes éthiques et moraux pouvant aider les croyants à créer de l’espace pour une vie paisible et fraternelle, pour un bien-vivre ensemble Pour ce faire, il indique des limites à ne pas dépasser pour éviter de tomber dans la démesure.
« L’intellectuel subversif » est face aux chrétiens pervertis. Ils sont tombés dans l’idolâtrie. A Bukavu comme à Kinshasa. Il le dit sans ambages tout en formulant un souhait : « Là, je souhaite que vous aimiez les hommes, la population, tous vous et le gouvernement à Kinshasa, si vous nous aimez vous n’allez pas détourner les derniers publics pour vos besoins personnels mais c’est pour la population. »
Au début de ces Dix Paroles, il y a deux versets importants à relever : « Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. Tu ne te feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. » (Exode 20, 3-4) Ces Dix Paroles constituent « la boussole éthique » d’un peuple libéré de l’esclavage. Or, au Kongo-Kinshasa, des guerres dites de libération se multiplient. Cette fois-ci, menée par procuration par des chrétiens kongolais, la guerre d’agression passe à côté du décalogue.
Le pasteur Bujiriri le souligne lorsqu’il dit ceci : « La souffrance de la population est énorme, vous êtes la 4e vague de la libération, je ne sais pas si c’est vous qui êtes venus avec la réelle libération ; néanmoins la situation reste la même, aucun changement. Malheureusement, ». Et il ajoute : « Vous les Congolais, vous aimez plus les minerais plus que les hommes, » Tout est dit. « L’intellectuel subversif » est face aux chrétiens pervertis. Ils sont tombés dans l’idolâtrie. A Bukavu comme à Kinshasa. Il le dit sans ambages tout en formulant un souhait : « Là, je souhaite que vous aimiez les hommes, la population, tous vous et le gouvernement à Kinshasa, si vous nous aimez vous n’allez pas détourner les derniers publics pour vos besoins personnels mais c’est pour la population. »
Sera-t-il entendu ou tué ? L’avenir nous le dira. Néanmoins, il aura joué son rôle de prophète. En s’adressant directement à l’un des responsables du mouvement M23/AFC, il s’est comporté comme le prophète Nathan face au roi David (2 Samuel 12).
Une petite conclusion
Son sermon prophétique pose profondément la question de la pratique de la foi chrétienne au Kongo-Kinshasa. Pourquoi, au lieu de produire du bon fruit, de l’intelligence de la bienveillance et de l’amour, produit-elle le mauvais fruit de l’idolâtrie du pouvoir, de l’or et de l’argent, de la violence et de la méchanceté ? L’évangile de la prospérité a-t-il fini par remplace celui de l’amour fraternel à la suite de celui qui a dit : « Il n’y a pas de meilleur amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »
Le sermon prophétique du pasteur Bujiriri a eu l’avantage de rendre visible la coïncidence paradoxale entre la confession de foi des chrétiens rebelles et leur perte de « la boussole éthique » telle qu’elle est présentée dans le décalogue. Il a mis le doigt sur le péché de l’idolâtrie et du manque d’amour fraternel.
Pourquoi, dans un pays majoritairement chrétien comme le Kongo-Kinshasa, les forces de la mort cherchent-elles à l’emporter sur les forces de la vie ?
Dieu merci. Du « petit reste » kongolais surgissent quelques « intellectuels subversifs », combattants jusqu’à la mort et/ou n’ayant pas peur de la mort. Ils ont un rôle refondateur du pays et de la religion à jouer.
S’inscrivent dans cette dynamique, le sermon prophétique du pasteur Bujiriri a eu l’avantage de rendre visible la coïncidence paradoxale entre la confession de foi des chrétiens rebelles et leur perte de « la boussole éthique » telle qu’elle est présentée dans le décalogue. Il a mis le doigt sur le péché de l’idolâtrie et du manque d’amour fraternel. En principe, il appelle à la conversion. Mais les chrétiens rebelles ayant violé le droit humanitaire international, ayant commis des crimes économiques, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité devraient répondre de leurs forfaits devant les instances judiciaires nationales et internationales. L’éthique reconstructive du pays passe (aussi) par-là.
Babanya Kabudi