Par Jean-Pierre Mbelu
« L’histoire nous apprend que nous ne savons pas apprendre de l’histoire. » – M. Jean
Mise en route
Il y a déjà 64 ans que les Kongolais(es) parlent de leur indépendance. Pourtant, le Kongo-Kinshasa, en guerre perpétuelle, est soumis aux forces néocoloniales. Est-ce possible d’être à la fois indépendants et néocolonisés ? Qu’est-ce qui pourrait justifier l’acceptation majoritaire de cette contradiction ? Il me semble que le pays souffre de »sa foi dans la magie des mots ». Plusieurs compatriotes croient que les mots produisent automatiquement ce qu’ils signifient sans qu’ils prennent le temps d’en questionner collectivement et historiquement le sens. Lumumba, lui, avait osé faire cela. Son assassinat a entraîné une désorientation dont le pays souffre jusqu’à ce jour.
Que signifie l’indépendance ?
Demain, c’est le 30 juin 2024. En comptant les années, plusieurs compatriotes diront qu’il y a 64 ans que le Kongo-Kinshasa a accédé à » son indépendance » sans se soucier du sens de ce mot. (Sens entendu comme signification et orientation.)
Lumumba nous apprend que questionner les mots et l’expérience historique de leur incarnation, acquérir du discernement et de la lucidité pour s’y adonner est indispensable à l’éveil courageux des consciences pouvant conduire aux choix des voies dignes du sens noble des mots utilisés.
Lumumba, lui, à la Table Ronde de Bruxelles, avait posé cette question : « Que signifie l’indépendance ? » Lumumba avait donné cette réponse judicieuse : « Les Kongolais sont désormais maîtres chez eux ». La justice, le droit, l’unité et la paix étaient pour lui des principes constituant la matrice organisationnelle de cette »maîtrise ». Il en allait de même pour le nationalisme économique. Telle était la voie sur laquelle il voulait engager et orienter le pays. Ce rêve n’a pas pu se transformer en réalité à cause de son assassinat le 16 janvier 1961 et de la désorientation qu’il a induit (par la suite).
Que pouvons-nous apprendre de Lumumba ? Il nous apprend que questionner les mots et l’expérience historique de leur incarnation, acquérir du discernement et de la lucidité pour s’y adonner est indispensable à l’éveil courageux des consciences pouvant conduire aux choix des voies dignes du sens noble des mots utilisés.
Etait-ce possible d’en arriver, après lui, là sans déconstruire (les mots et) les mécanismes qu’il dénonçait: oppression, corruption, asservissement, assujettissement, exploitation, abâtardissement, colonialisme, impérialisme, etc. ? Non. Pas du tout. Bien que ces mots et ces mécanismes se cachent aujourd’hui dans certains éléments du langage qu’utilisent le monde politicard et les médias mainstream, leurs effets se font encore sentir comme hier. Donc, le Kongo-Kinshasa peine à rompre avec les paradigmes de néantisation et d’indignité. L’accumulation des années n’implique pas automatiquement un changement lucide de paradigme, des choix rationnels et raisonnables des voies conduisant à la maîtrise collective du destin du pays. Donc, soutenir qu’il y a 64 ans que le Kongo-Kinshasa est indépendant sans qu’un terme soit mis aux mécanismes d’exploitation du pays, d’assujettissement de ses habitants, de leur abâtardissement, de leur néocolonisation est une bêtise. Même si l’indépendance est beaucoup plus un processus qu’un fait acquis une fois pour toutes, ses meilleurs marqueurs devraient être visibles.
L’indépendance est un processus
Oui. L’indépendance est un processus. Elle ne se donne pas. Elle s’arrache. Elle se construit. Elle se bâtit sur le court, moyen et long terme. Pour mieux se bâtir, elle a besoin que les dignes filles et fils du pays apprennent à marquer des pauses pour questionner collectivement l’histoire. Répéter des fêtes sans ces moments d’arrêt collectifs peut être un signe d’irresponsabilité. S’arrêter et se poser ensemble ces questions simples : « D’où venons-nous ? Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? Seuls ou avec les autres ? Avec qui ? Pour quoi faire ensemble ? »
L’indépendance est un processus. Elle ne se donne pas. Elle s’arrache. Elle se construit. Elle se bâtit sur le court, moyen et long terme. Pour mieux se bâtir, elle a besoin que les dignes filles et fils du pays apprennent à marquer des pauses pour questionner collectivement l’histoire.
Marquer des moments d’arrêt collectifs est nécessaire pour chercher une compréhension plus ou moins commune et/ou partagée du monde dans lequel se déroule le processus de l’indépendance du pays. L’ignorance, à ce sujet, peut être nocive.
En fait, l’ignorance est (aussi) la non-compréhension du monde dans lequel on vit et cela malgré les diplômes accumulés. Il est possible de s’en sortir par la production de l’intelligence collective par-delà la particratie. La production de l’intelligence collective guérit de la bêtise.
Savoir par exemple que le contrôle et l’assujettissement des coeurs et des esprits des habitants des pays riches en matières premières stratégiques que chassent les multi et les transnationales relève de la sécurité nationale de certains pays où elles ont usurpé le pouvoir politique est nécessaire à la mutualisation des efforts à l’interne pour résister aux guerres hybrides qu’ils fomentent. Faire de ce savoir la chose la mieux partagée passe, en effet, par la production de l’intelligence collective à partir des communautés citoyennes de base, des écoles et des universités. Partager ce savoir, c’est faire d’une pierre plusieurs coups : c’est armer les coeurs et les esprits afin qu’ils soient prêts à la résistance, c’est créer la cohésion nationale, c’est engager le pays sur la voie du patriotisme.
Savoir que les multi et les transnationales réussissent à mettre à genoux les pays où leurs cinquièmes colonnes sont efficaces et que celles-ci sont composées de certaines institutions dites internationales, des élites compradores et de certaines agences d’intelligence jouant officiellement le rôle des ONGs et partager ce savoir, c’est participer à guérir des pans entiers des populations kongolaises de la naïveté et de la mendicité les poussant à chanter les louanges des »bienfaiteurs », c’est les inciter à exiger des redditions des comptes de la caste d’ oligarques ploutocrates infiltrés dans les institutions du pays en vue de protéger le bien commun et la communauté des biens dont le pays a besoin pour son indépendance réelle.
Donc, soutenir que l’indépendance est un processus implique que les mécanismes citoyens de son avènement effectif soient connus et partagés par le plus grand nombre de Kongolais(es).
Dans cet ordre d’idées, questionner les mots et les concepts, évaluer les idées et les objectifs poursuivis réellement par »les héritiers de Lumumba » et ceux des »néocolonialistes » depuis 64 ans, étudier parallèlement les deux hymnes nationaux chantés depuis le 30 juin 1960 jusqu’à ce jour, telle pourrait être la matière à examiner au sein des »assemblées citoyennes » constituées spontanément afin d’avancer de manière avertie vers la 65 ème année.
Après l’assassinat de Lumumba et de ses compagnons, les Kongolais ont chanté : « Zaïrois dans la paix retrouvée, peuple uni, nous sommes zaïrois, en avant fier et plein de dignité, peuple grand, peuple libre à jamais. »
Où en est le peuple kongolais ? A-t-il réellement retrouvé la paix ? Est-il réellement uni par-delà les partis politiques, les tribus, les clans et les ethnies, les religions et les philosophies ? Est-il fier de vivre dans un pays sans de réelles infrastructures de base ? D’où tire-t-il encore sa dignité ? A-t-il réussi, pendant 64 ans à opérer des choix libres pour son bien être collectif ? S’est-il finalement mis debout après la chute du Maréchal et en entonnant « Debout kongolais » ? Pourquoi est-il encore à genoux ?
Une petite conclusion
Des questions. Plus de questions que des réponses. Les réponses devraient être collectives. Il est temps de transcender les luttes partisanes par le biais de la production de l’intelligence collective. Il y va de la vraie indépendance et de la véritable souveraineté du pays. Produire de l’intelligence collective pourrait faire en sorte que la production des millions de francs kongolais serve la cause du bien commun, de la communauté des biens et de la communion fraternelle.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961