Par Jean-Pierre Mbelu
« Quand l’argent cesse d’être le moyen par lequel les hommes traitent les uns avec les autres, les hommes deviennent les instruments les uns des autres. Du sang, des fouets, des fusils- ou des dollars. Faites votre choix-il n’en existe pas d’autre. » – A. RAND
Mise en route
Au vu de certains membres de la classe politique kongolaise actuelle, il y a lieu de se poser quelques questions : « Comment ont-ils fait pour passer d’un régime à un autre -certains- depuis l’indépendance jusqu’à ce jour ? Qu’est-ce qui justifie cette longévité ? Quel a été leur secret ? En examinant les différents régimes que le pays a connus, quel peut être leur apport à la fois individuel et collectif aux changements sociétaux en profondeur? Pourquoi les masses kongolaises appauvries, dominées et exploitées sont-elles toujours à la remorque de ces politicards ? »
Il se pourrait que leur « magie » ait quelque chose à avoir avec leur rapport au temps du pouvoir-os et à l’argent. Pour eux, « time is money ». En marge du temps entendu comme « chronos », ils en ignorent superbement les autres modalités facilitant la convivialité et la solidarité. Déconstruire cette approche « décivilisatrice » du temps est nécessaire à la compréhension de cette « magie » et à la nécessité d’entrevoir un à-venir différent.
Pour eux, « time is money »
Il y a, au Kongo-Kinshasa, quelque chose d’assez insolite dans le milieu politicard : des politicards ayant connu et travaillé avec (presque) tous les régimes que le pays a connus. Ils ne sont ni de gauche, ni de droite, ni du centre. Ils n’ont pas réussi à créer un espace mental réservé à la souveraineté réelle du pays. Manger à tous les râteliers est leur particularité. Qualifiés, pour plusieurs d’entre eux, de grands politiciens, d’hommes d’Etat, de « leurs excellences », etc., ils sont, objectivement parlant, incapables de dire en quoi ils ont aidé réellement le pays à aller de l’avant tout au long de leur carrière politicarde.
Il y a, au Kongo-Kinshasa, quelque chose d’assez insolite dans le milieu politicard : des politicards ayant connu et travaillé avec (presque) tous les régimes que le pays a connus. Ils ne sont ni de gauche, ni de droite, ni du centre. Ils n’ont pas réussi à créer un espace mental réservé à la souveraineté réelle du pays. Manger à tous les râteliers est leur particularité.
Curieusement, ils ont derrière eux des masses des compatriotes abêties qui les applaudissent et sont toujours prêtes à en découdre avec quiconque remettrait « leur excellence » en question. Ces compatriotes peuvent dénuder, insulter, tabasser, blesser et même tuer leurs congénères s’étant risqué à dire de ces « excellences » qu’elles sont, pour plusieurs d’entre elles, des « oligarques ploutocrates » au service du système néocolonial et néolibéral plongeant la majorité silencieuse dans le précariat et la régression anthropologique.
Curieusement, ces « excellences » semblent n’avoir rien appris et/ou compris que la politique tout comme la culture sont une question du temps long. Que leurs actions politicardes passées peuvent avoir des effets néfastes sur leur engagement politicard présent et futur. Opportunistes, ils caressent « les chefs » dans le sens de leurs poils et leur reconduction « aux affaires » n’apporte au pays aucun changement substantiel. Le temps long de leur pouvoir-os est celui de la ponction des dollars. Pour eux, le temps, c’est l’argent . « Time is money » se disent-ils tout au long de leur aventure politicarde. « Sujets entravés », ils entretiennent un rapport calculateur avec le temps. « Chronititeurs », ils entretiennent leur rapport au temps en fonction des biens qu’ils accumulent. Ils ont horreur de toute conduite dont le rapport au temps est non quantifiable. Ce faisant, ils écartent de leur conduite quotidienne « la méditation nécessaire à la lucidité »[1]. Ils ont opté pour « l’interdit de penser ». Ils se disent « réalistes » et « pragmatiques » et rejettent toute pensée critique (et/ou philosophique). (Aux dernières nouvelles, les facultés de philosophie sont de plus en plus désertées par les jeunes kongolais.) Ils perdent de vue, au nom du mantra selon lequel « time is money », que « penser est devoir pour tous ceux qui entendent assumer leur responsabilité simplement humaine. [2]»
« Petites mains du capital », ces politicards ayant choisi « l’interdit de penser » ont perdu toute capacité de se rendre compte que « l’exploitation de l’homme par l’homme a pris la place des échanges resserrant les liens de la convivialité. Pervertie par la cupidité, la monnaie, de moyen qu’elle était « conformément à son essence propre » est devenue une fin en soi. » Ainsi donnent-ils raison à Ayn Rand lorsqu’il écrit ce qui suit : «Quand l’argent cesse d’être le moyen par lequel les hommes traitent les uns avec les autres, les hommes deviennent les instruments les uns des autres. Du sang, des fouets, des fusils- ou des dollars. Faites votre choix-il n’en existe pas d’autre. [3]» Donc, même lorsqu’il leur arrive d’en appeler à la convivialité, à la cohésion sociale et à la cohésion nationale, ils conservent des liens avec un système dont le fonctionnement à leurs dépens facilite leur accumulation de l’avoir.
Ils créent et entretiennent des monstres
Ces politicards créent, soutiennent et entretiennent des monstres. Ceux-ci en font voir de toutes les couleurs à leurs compatriotes qui sont, malheureusement, majoritairement, leurs fanatiques et leurs thuriféraires. Ces monstres finissent à un certain moment par dévorer certains parmi eux et imposent à leurs ouailles le précariat. Et le pays stagne.
Ces politicards créent, soutiennent et entretiennent des monstres. Ceux-ci en font voir de toutes les couleurs à leurs compatriotes qui sont, malheureusement, majoritairement, leurs fanatiques et leurs thuriféraires. Ces monstres finissent à un certain moment par dévorer certains parmi eux et imposent à leurs ouailles le précariat. Et le pays stagne.
Leur nombrilisme et leur chasse aux dollars enfoncent le pays dans un processus de « décivilisation » à long terme. Leurs fanatiques et thuriféraires zombifiés finissent par ressembler aux monstres qu’ils produisent en permanence. Dans ce contexte, banaliser la vie devient un sport national.
En fait, adeptes de la culture hégémonique dominante, ces politicards, en ne produisant rien de « civilisateur » pour le pays. Ils insufflent, subrepticement, en bons jouisseurs mammonistes, l’esprit hédoniste, l’intelligence du rien consumériste, de la méchanceté, de la haine, de la violence et de la mort aux masses fanatisées. Celles-ci en viennent à banaliser la vie et toutes les valeurs du « bomoto » (dont la vérité, la justice et la solidarité).
Paradoxalement, il peut arriver que plusieurs d’entre eux tombent victimes de cet hédonisme dont ils sont les propagandistes conscients et/ou inconscients. Mais comme ils n’ont pas la notion du temps long de la politique et du pouvoir réel, ils peuvent facilement sombrer dans la victimisation ou dans la bouc-émissérisation.
Si les politicards décriés ont un rapport perverti au temps et à l’altérité, c’est entre autres, parce qu’ils réduisent le temps à son approche mesurable de la techno-science telle qu’elle est enseignée par la culture hégémonique dominante. Le temps est pour eux, « la succession sans liens de moments égaux. » Ils ne semblent pas avoir la notion du temps entendu comme « kaïros », c’est-à-dire « le temps opportun. Le temps de se taire et le temps de parler. Le temps de recevoir et le temps de donner. Bref, c’est le temps de l’initiative risquée que l’on a de bonnes raisons d’espérer heureuse. [4]» Leur rapport perverti au temps corrompt leur capacité de payer leur dette sociale à travers les trois opérations consistant à recevoir, à donner et à rendre.
« Chronotiteurs », ils ont renoncé au temps « schôlè' ». C’est-à-dire (selon le grec ancien) « le temps de ne rien faire. C’est le temps d’être, de méditer, de laisser monter en nous ce qui était resté caché, secret. C’est le temps de la vérité vécue, de la disponibilité, de l’accueil de l’inattendu, du surprenant. » Dit « otium » en latin, le « schôlè » se démarque de « negotium » qui est synonyme de négoce. « Le négociant est quelqu’un qui n’a pas de loisirs (…) : c’est quelqu’un pour qui « le temps, c’est l’argent ».[5]»
La prise des coeurs et des esprits et « re-civilisation »
Si la perversion du rapport au temps relève, chez les politicards kongolais, de la prise effectué sur leurs esprits et leurs coeurs par la culture hégémonique néolibérale et néocoloniale dominante « décivilisatrice », la « re-civilisation » peut être le fruit d’une relecture plurielle de la tradition kongolaise et africaine. La tradicratie ouverte est une des pistes exploitables.
En attendant, il est possible de tirer profit du minimum d’ouverture de l’espace public kongolais pour engager des luttes collectives émancipatrices de la domination des oligarques ploutocrates ayant converti pendant une soixantaine d’années le temps en argent. Questionner collectivement leur réduction du temps à « la succession sans liens de moments égaux » permettrait, entre autres, de mettre au coeur de ces luttes une texture introduisant des liens entre le passé négrier et colonial, le présent néocolonial et néolibéral et de préparer un à-venir différent de celui qu’ils veulent continuer à imposer au plus grand nombre. Une telle texture pourrait rendre la mémoire kongolaise vivante et conduire à l’évaluation de ces négriers des temps présents en fonction de leur apport réel au « bien-vivre » individuel et collectif.
Conclusion : un apport quasi-nul et des moments de méditations collectives
A première vue, cet apport est quasi-nul. Alors, comment organiser une éthique de la résistance et de la dissidence de façon à créer des rapports de force qui poussent ces politicards et autres oligarques ploutocrates « à dégager » dans un pays où les masses zombifiées chantent toujours leurs louanges ?
Des moments de méditations collectives organisées par les collectifs citoyens et/ou les communautés citoyennes de base peuvent devenir des trajets d’apprentissage en commun rendant possible « le moment favorable », « le kaïros », pour « le dégagement ». Elles peuvent rendre courageusement l’impossible possible. A condition que ces moments de méditations collectives produisent réellement une masse critique, une culture et une politique émancipatrices sur le temps long. Une masse critique libre à l’égard de la désincarnation numérique, méfiante à l’endroit des changements en profondeur qui adviendraient à la vitesse de quelques cliques sur un appareil téléphonique portable et consciente du fait que « les grands changements sont moléculaires, imperceptibles » (L. Canfora). D’où l’importance, pour les passeurs de relais, du temps long de la politique et du pouvoir ainsi que celui de la popularisation de la culture tradicratique émancipatrice.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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