Par Mufoncol Tshiyoyo
« Le grand succès des ennemis de l’Afrique, c’est d’avoir corrompu les Africains eux-mêmes […] Les Africains devront se souvenir de cette leçon… Notre tort à nous, Africains, est d’avoir oublié que l’ennemi ne recule jamais sincèrement. Il ne comprend jamais. Il capitule, mais ne se convertit pas. Notre tort est d’avoir cru que l’ennemi avait perdu de sa combativité et de sa nocivité. »
– Frantz Fanon, « La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ? », in « Pour la Révolution africaine »
La guerre impose des choix
Sans vouloir trop paraître belliqueux ou naïf en faveur de la guerre – et conscients que, souvent, cette violence nous est imposée par des forces bien identifiées et identifiables –, on dit que « à quelque chose, malheur est bon ».
Aucune nation ne peut survivre dans l’histoire sans un noyau dur de volonté politique. Sans une conscience nette de ses ennemis et de ses intérêts vitaux. Dans le contexte actuel, marqué par la complicité avérée de l’élite politique congolaise, il apparaît plus que jamais urgent pour le peuple de restructurer sa résistance.
Mais peut-on réellement tirer du bien d’une guerre quand elle tue des innocents ? Elle laisse derrière elle des milliers de morts, des enfants orphelins, des femmes violées et des populations marquées par un ressentiment profond.
Pour ceux qui la conduisent, la guerre représente un triomphe, une affirmation de soi, une démonstration de supériorité. Mais qu’en est-il précisément pour les « victimes » qui en subissent les terribles conséquences ? Je mets victimes entre guillemets. Je pense que la permanence de la guerre exclut l’état permanent de victimisation.
Néanmoins, face aux tragédies, il devient impérieux de repenser la dynamique du conflit. Si la guerre est inéluctable tant que l’homme vivra, peut-on envisager de transformer ce « fléau » en un levier d’unification, de mobilisation et de renouveau ? Au lieu de se limiter à pleurer, dénoncer et accuser les autres. Ceux qui souffrent doivent apprendre à « capitaliser » sur cette violence – à lui donner un sens, à en extraire les germes d’une transformation sociétale. Finalement, c’est ce processus qui fait cruellement défaut au Congo, où les « dirigeants » n’ont pas su conférer à la guerre une fonction sociale constructive.
Par ailleurs, ce constat n’est pas isolé. Il trouve un écho profond dans la pensée d’Adam Ferguson, relayée par Emmanuel Todd dans La Défaite de l’Occident (2024). Selon Ferguson, les sociétés humaines ne se définissent jamais seules, mais toujours par rapport à d’autres groupes équivalents. Sans rivalité, sans confrontation, sans altérité réellement identifiée, la « société civile » elle-même perdrait forme et sens. Ce n’est donc pas la guerre qui est absurde en soi, mais le refus de lui donner une signification stratégique et fondatrice.
Un peuple ne devient acteur de l’histoire qu’en assumant le fait de faire face à d’autres forces – équivalentes ou hostiles – et en structurant sa cohésion autour de cette confrontation. Plus grave encore, l’élite compradore congolaise se contente de se plaindre de l’ennemi. Le Rwanda fait ceci. Le Rwanda fait cela. Mais sans jamais penser stratégiquement à cette rivalité. Elle révèle ainsi un manque de vision historique et une méconnaissance des règles élémentaires du rapport de force. Elle réclame la reconnaissance internationale, la compassion et le droit. En oubliant que la souveraineté ne se mendie pas. Elle se conquiert, souvent au prix du sang, par l’affirmation d’une puissance réelle.
Un État qui refuse de reconnaître ses rivaux comme des acteurs avec lesquels il faut compter cesse d’exister lui-même comme acteur. La Russie, à ce titre, offre un contre-modèle puissant ; elle pense en termes de souveraineté, de lignes rouges, d’équivalences. De plus, elle ne demande pas à être aimée du monde. La Russie de Poutine et de Lavrov s’affirme contre, pour exister en soi.
Cette posture, qu’on peut contester, a au moins le mérite de rappeler qu’aucune nation ne peut survivre dans l’histoire sans un noyau dur de volonté politique. Sans une conscience nette de ses ennemis et de ses intérêts vitaux. Dans le contexte actuel, marqué par la complicité avérée de l’élite politique congolaise – que beaucoup qualifient, à juste titre, d’« agent de trahison atteint de cancer » (Cabral) –, il apparaît plus que jamais urgent pour le peuple de restructurer sa résistance.
Penser la guerre pour exister
Une occupation ne se subit pas. Elle se déconstruit. Likambo oyo eza likambo ya mabele, likambo ya makila. Des villes peuvent tomber : Goma, Bukavu, Kamanyola. Peut-être demain, Kinshasa. Les armées étrangères peuvent envahir le territoire. Pourtant, la véritable bataille ne réside pas uniquement dans la conquête physique, mais dans la capacité d’un peuple à réagir face à l’occupation. Un peuple conquis qui reste immobile et désorganisé offre à l’occupant le luxe d’instaurer une emprise durable. N’est-ce pas ce que le Congo endure depuis 1996, pris dans un cycle infernal d’occupation et d’exploitation ?
La tragédie réside non seulement dans les pertes humaines et matérielles, mais également dans la paralysie collective qui permet à la domination étrangère de s’enraciner. Pour autant, la guerre, loin d’être purement une malédiction, peut devenir un puissant catalyseur de transformation. Elle a parfois révélé de véritables leaders : des individus capables de transformer l’humiliation en levier de résistance.
La tragédie réside non seulement dans les pertes humaines et matérielles, mais également dans la paralysie collective qui permet à la domination étrangère de s’enraciner. Pour autant, la guerre, loin d’être purement une malédiction, peut devenir un puissant catalyseur de transformation. Elle a parfois révélé de véritables leaders : des individus capables de transformer l’humiliation en levier de résistance. Et la souffrance partagée en ciment pour une unité nationale. Parce que l’unification ne se décrète pas. Elle se construit patiemment en puisant dans l’expérience commune de la lutte et dans l’espoir d’un meilleur avenir.
Comme le rappelle avec justesse Philippe Moreau Defarges dans Relations internationales, tome 1 : « Des souvenirs communs, même vécus par les uns comme des victoires, par d’autres comme des défaites, participent à la constitution d’un environnement culturel et moral commun, facteur d’unité. » (Moreau Defarges, 2011 : 10)
Une guerre peut, si elle est abordée intelligemment, devenir un vecteur de renouveau collectif. Pourtant, la fracture psychologique qu’elle inflige est aussi redoutable que ses impacts physiques. Une occupation n’est pas uniquement une réalité militaire ; elle s’insinue profondément dans la psyché d’un peuple. Parfois, l’agresseur parvient à briser non seulement la résistance physique, mais encore la volonté de lutter, instaurant ainsi une forme insidieuse d’occupation mentale.
Le drame est que cette guerre psychologique est déjà bien entamée. Si l’occupant conquiert les terres, mais qu’il envahit aussi les esprits, alors il gagne une guerre plus silencieuse, celle de l’imaginaire collectif. Il ne s’agit donc pas seulement de rébellion armée pour rendre le territoire ingouvernable pour l’ennemi, mais également une question de reconquête psychologique.
Il est devenu essentiel d’adopter des stratégies qui vont au-delà du simple combat. Ceci pourrait comprendre :
– Des actions de sabotage et de désobéissance civile : implanter des réseaux capables de perturber les infrastructures de l’ennemi sans risquer de trop lourdes représailles.
– L’éducation populaire : éveiller les esprits, diffuser un récit puissant et unificateur qui réinstalle la fierté et l’assurance chez les générations actuelles et à venir.
– Renforcer les symboles fédérateurs : à l’instar de la dent de Lumumba, ces symboles ne doivent pas demeurer des vestiges statiques, mais se transformer en leviers d’action et de revendication collective.
Face à l’occupation, l’essence même de la résistance repose sur une logique double : reconquérir le territoire, oui, mais avant tout reconstruire une identité collective qui rendra chaque tentative de domination vaine. L’humilité, l’introspection et la réconciliation doivent constituer les bases solides pour orchestrer une réponse durable et coordonnée. Et, comme dans tout combat, exploiter les failles de l’adversaire reste une arme stratégique majeure — car c’est souvent dans son excès de confiance qu’un occupant révèle ses points de faiblesse.
Résister, ce n’est pas réagir, c’est concevoir
Résister, ce n’est pas simplement répondre à une attaque. Ce n’est pas courir après l’ennemi à chaque incursion, ni dénoncer bruyamment chaque humiliation. Résister, c’est penser avant l’ennemi. C’est concevoir une autre réalité que celle qu’il veut nous imposer. Les peuples dominés réagissent. Les peuples souverains conçoivent. Là est toute la différence. Tant que la résistance congolaise se bornera à réagir — aux massacres, aux trahisons, aux accords signés sans le peuple — elle restera enfermée dans le temps de l’adversaire. Elle sera toujours en retard. Toujours en position de faiblesse.
Tant que la résistance congolaise se bornera à réagir — aux massacres, aux trahisons, aux accords signés sans le peuple — elle restera enfermée dans le temps de l’adversaire. Elle sera toujours en retard. Toujours en position de faiblesse. Concevoir, c’est reprendre l’initiative. C’est décider du terrain, de la méthode, du calendrier. C’est construire une vision claire de ce que nous voulons faire du Congo.
Concevoir, c’est reprendre l’initiative. C’est décider du terrain, de la méthode, du calendrier. C’est construire une vision claire de ce que nous voulons faire du Congo. Non pas contre le Rwanda, ni contre les puissances étrangères, mais pour nous-mêmes. Ce n’est pas seulement une réponse à l’occupation. C’est une affirmation de notre dignité.
Dans son article « The Purge of the Deep State and the Road to Dictatorship », Chris Hedges cite Joseph Roth : « Il deviendra clair pour vous maintenant que nous nous dirigeons vers une grande catastrophe. Les barbares ont pris le pouvoir. Ne vous y trompez pas. L’enfer règne. » Roth savait que la défaite était imminente. Pourtant, il insistait : « Il faut écrire, même quand on s’aperçoit que l’imprimé ne peut plus rien améliorer. » Résister devient alors un impératif moral. Un acte d’existence face au néant.
La résistance ne naît pas spontanément, elle se construit socialement. L’histoire nous enseigne que des résistances dispersées se révèlent vulnérables face à des appareils répressifs massifs. Ainsi, comment résister sans sombrer dans l’isolement ou l’inefficacité ? La réponse ne réside pas dans un affrontement direct unique, mais dans la création d’alternatives dynamiques. Créer des réseaux souples et résilients, capables de s’adapter et de contourner les structures dominantes.
Les Vietnamiens, sous la direction éclairée de Ho Chi Minh et du général Giap, ont montré qu’une résistance bien organisée pouvait triompher de puissances supérieures. Ils ont su transformer la guerre en levier de libération, mobilisant non seulement des combattants, mais toute une société autour de la cause nationale : Likambo ya mabele. La résistance devient alors synergie entre engagement militaire, soutien populaire et structuration politique.
Roth nous rappelle aussi que résister, c’est refuser que le langage soit annexé par le pouvoir. Dans un monde saturé de propagande, où les mots se vident de leur sens, redonnons à la vérité une force qui dépasse le cercle des convaincus. Résister, ce n’est pas uniquement s’opposer. C’est créer une nouvelle manière de dire, d’agir, d’organiser. Réveiller les imaginaires. Redonner du souffle à la parole.
Résister, c’est aussi réinventer les formes de transmission. Pour que la parole ne soit pas simplement entendue, mais devienne une force transformatrice. C’est rebâtir ce qui a été détruit. Reconquérir l’espace symbolique que l’oppresseur tente d’effacer. Oui, la guerre impose un choix : subir ou transformer. L’histoire le montre. Les peuples qui survivent ne sont pas ceux qui attendent. Mais ceux qui agissent — même dans l’ombre — pour préparer le jour d’après.
Organiser la résistance
Likambo oyo eza likambo ya mabele, likambo ya makila. Organisons la permanence de la résistance autour de la dent de Lumumba. Nous devons nous la réapproprier pour que le Congo demeure une âme pour son peuple. Comment structurer cette résistance de manière durable et efficace ? Une revendication symbolique et un véritable processus de mobilisation stratégique.
Comme l’histoire n’attend pas, le temps est venu de choisir entre agir et disparaître. Continuer à laisser faire, c’est condamner le pays à une servitude sans fin.
A. Créer des cellules locales de résistance
Chaque ville, chaque village doit devenir un noyau actif de mobilisation. Il s’agit d’organiser des réseaux clandestins capables de coordonner l’action et de transmettre les informations essentielles.
B. Établir une base idéologique forte
La résistance doit être portée par une pensée structurée et un message clair, susceptible d’unir les générations et de transcender les divisions. L’éducation politique et historique joue un rôle central pour prévenir toute manipulation ou désinformation. Prenons l’exemple de la lutte pour la dignité, la liberté et la souveraineté de la Russie. Poutine et les Lavrov ne s’attaquent pas qu’aux autres, mais développent une rhétorique qui puise dans l’histoire et les peuples russes. Alors que nous avons, pour commencer, les Lumumba.
C. Transformer la mémoire en action
La dent de Lumumba que la Belgique a longtemps conservée chez elle ne doit pas se réduire à un symbole historique, mais devenir un moteur de revendications concrètes. La mémoire collective doit s’ancrer dans des actions réelles redonnant aux Congolais leur souveraineté.
D. Se réapproprier l’économie et les ressources
Nous devons bâtir des initiatives locales d’autosuffisance économique et de reconquête des richesses nationales, afin de rompre avec une dépendance qui alimente l’occupation.
E. Mobiliser la diaspora et les forces extérieures
Les Congolais vivant à l’étranger doivent être impliqués dans cette lutte. Ils peuvent jouer un rôle crucial en plaidant, en finançant et en diffusant des informations essentielles.
Comme l’histoire n’attend pas, le temps est venu de choisir entre agir et disparaître. Continuer à laisser faire, c’est condamner le pays à une servitude sans fin. Le Congo a été gouverné sans être inquiété. Comme le montre son histoire depuis 1996. Aujourd’hui, il appartient au peuple de s’unir, de résister et de transformer son destin.
En conclusion : Ecrire pour ne pas disparaître
Le Congo est à un tournant. Il peut continuer d’implorer, d’attendre, de dénoncer dans le vide. Ou il peut décider de se lever, de penser, de résister. Non pas dans l’improvisation, mais dans la stratégie. Non pas pour survivre, mais pour exister. Irrévocablement, le temps des illusions est révolu. L’ennemi est là, et il ne partira pas parce qu’on le supplie. Il reculera uniquement face à un peuple debout, organisé, lucide, structuré. L’avenir n’appartient pas aux plaintes. Cependant, aux volontés.
Le Congo est à un tournant. Il peut continuer d’implorer, d’attendre, de dénoncer dans le vide. Ou il peut décider de se lever, de penser, de résister. Non pas dans l’improvisation, mais dans la stratégie. Non pas pour survivre, mais pour exister.
Nous ne pouvons plus faire semblant de croire que le Congo est gouverné. Le pays est tenu, pillé, négocié, effacé. Pourtant, il vit encore. En lui subsiste une mémoire, une langue, une douleur et une force : celle de se relever malgré tout.
Résister, ce n’est plus une option. C’est une exigence. Mais une résistance sans imagination, sans projet, sans rigueur, n’est qu’un cri dans l’ombre. Il faut désormais penser une résistance totale : militaire, psychologique, culturelle, économique, symbolique. Une résistance qui reconquiert l’espace. Mais surtout le langage, le récit, le sens.
De plus, nous n’avons pas à plaire. Nous n’avons plus à convaincre les puissants de notre humanité. Nous avons à redevenir souverains, c’est tout. Si ce texte doit servir à quelque chose, ce n’est pas à flatter une colère. C’est à réveiller une volonté. Celle d’un peuple qui, peut-être, ne sait plus comment faire, mais qui sent au fond de lui que ne rien faire, c’est déjà mourir. Alors, écrivons, construisons, pensons, levons-nous. Non, pour revendiquer le droit d’exister. Mais pour exister, enfin, sans permission.
« Je préfère mourir la tête haute, la foi inébranlable et la confiance profonde dans la destinée de mon pays, plutôt que vivre dans la soumission et le mépris des principes sacrés. L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L’Afrique écrira sa propre histoire [le Burkina, le Mali et le Niger]… elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. (Patrice Emery Lumumba, dernière lettre à sa femme)
Likambo oyo eza likambo ya mabele, likambo ya mabele eza likambo ya makila.
Mufoncol Tshiyoyo, M.T., un homme tout à fait libre.
(Lp) « D »