Par Jean-Pierre Mbelu
Il serait plus facile de commenter l’histoire du Congo telle qu’elle a été racontée par ‘’les vainqueurs’’ et leurs ‘’alliés’’ que de procéder à sa réécriture à partir d’une pénible critique de l’histoire même des ‘’vainqueurs’’ telle qu’elle est dévoilée par les documents qu’ils déclassifient, par leurs propres analystes politiques et par leurs propres historiens. Une pareille relecture fait tomber, à un certain moment, des écailles des yeux ‘’fatigués d’apprendre’’. La diplômolâtrie ou simplement la paresse intellectuelle peuvent conduire à bannir du champ de la recherche congolaise la relecture et la réécriture de l’histoire collective du pays pour une lutte d’émancipation politique bien outillée. Le texte ci-après s’inscrit, malgré ses limites, dans la perspective de la réécriture de l’histoire congolaise à partir de la critique historique et des analyses politiques des points de vue des ‘’vainqueurs’’.
Il arrive que les patriotes congolais soient sommés de dire ce qu’ils ont fait de leur indépendance supposée acquise en 1960. Cette sommation est souvent fruit d’une idéologie dans le sens péjoratif du terme. C’est-à-dire d’un mythe politique selon lequel le Congo est devenu indépendant le 30 juin 1960. Pourtant, en fréquentant certains témoignages et documents historiques, il devient de plus en plus évident que le pays de Lumumba n’a jamais été indépendant. C’est-à-dire un pays libre ou libéré du joug des oppresseurs et capable s’orienter selon les principes qu’il édicte lui-même pour le bonheur collectif de ses masses populaires.
Cette hypothèse peut paraître a-historique et même révisionniste. Oui ; pour les diplômolâtres. C’est-à-dire pour tous ceux qui, Congolais ou étrangers ont arrêté d’apprendre après leurs diplômes et titres universitaires. Mais pour certaines minorités liées à l’information alternative et ‘’la formation continue’’, les preuves corroborant cette hypothèse semblent résister aux thèses apprises à l’école et à l’université. Elles peuvent stimuler la réécriture de l’histoire du Congo de Lumumba loin des salons et des universités de Londres, Bruxelles, Washington et Paris. Explicitons.
La doctrine du « Grand domaine »
Avant la proclamation de l’indépendance du Congo, l’empire US, à travers ses services secrets, avait déjà décidé d’occuper ce pays pour quelques décennies comme viennent de le prouver les documents déclassifiés du Département d’Etat Américain sur le Congo. Cette occupation obéissait à une doctrine enseignant l’accès unilatéral aux pays disposant des ressources stratégiques dont l’empire global (US) a besoin pour sa sécurité aux dépens du respect du droit international. Pour dire les choses autrement, cette doctrine irrationnelle ignore le droit d’autodétermination des peuples et le principe de souveraineté. Elle les combat militairement et économiquement en secret tout en les soutenant rhétoriquement. Tel est son mode opératoire. Il est difficile à déjouer quand les médias dominants et ‘’coupagistes’’ se limitent à mettre en exergue sa dimension rhétorique. Et qu’une certaine ‘’élite intellectuelle’’ qualifiée de ‘’clergé séculier’’ (par Noam Chomsky) leur emboîtent le pas.
Cette doctrine dont les racines remonte à celle (documentée et) ayant prôné la guerre pour l’extermination des Indiens[1] afin que ‘’l’empire global’’ se taille un espace vital au soleil a été ‘’revue et corrigée’’ par le diplomate US George Kennan à travers sa théorie du ‘’Grand Domaine’’ ou ‘’Grand Territoire’’[2]. Pour ce diplomate, l’expansion de ‘’l’empire global’’ doit se faire en considérant les idées prônant la promotion des droits de l’homme, de la participation citoyenne à la gestion de la chose publique et de la démocratie comme étant des objectifs illusoires. ‘’L’empire global’’ doit, au contraire, à tout moment, recourir à l’usage unilatéral de la force et à l’instrumentalisation des gouvernements dictatoriaux et répressifs pour atteindre ses objectifs réels : dominer le monde en faisant main basse sur les ressources stratégiques des pays tiers tout en affirmant officiellement qu’il veut sauver le monde[3], le rendre sûr.
La théorie de George Kennan date des années 1947-1948. Ses devanciers ont, depuis 1900 et plus tard avec le Plan Marshall, travaillé à la colonisation de l’Europe et surtout de certains de ses pays les plus influents. Quand, en 1960, l’indépendance du Congo est formellement proclamée, elle l’est par la bouche d’un représentant d’un pays qui n’a pas les mains libres vis-à-vis de ‘’l’empire global’’. Certains de ses hommes politiques les plus en vue sont membres des services secrets de cet ‘’empire’’. A ce point nommé, il serait important, pour les curieux, de lire ‘’Aux orgines du carcan européen (1900-1960). La France sous l’influence allemande et américaine’’ (Paris, Delga 2014) de l’historienne française Annie Lacroix-Riz et d’écouter les témoins du documentaire intitulé ‘’on croit mourir pour la Patrie, on meurt pour les industriels’’[4].
Ce livre et ce documentaire ont l’avantage de remettre en question, à partir des documents bien sourcés et des témoins vivants, nos lieux communs sur le bien-fondé de ‘’la philanthropie de l’empire’’ et de sa mission de répandre la bonne nouvelle de la libération des peuples opprimés en répandant la démocratie et les droits de l’homme.
Relire et réécrire l’histoire du Congo demeure un préalable important à la fondation de l’Etat congolais
En 1960, avant que l’indépendance du Congo soit proclamée, ce pays était déjà passé sous le giron US pour quelques décennies. Les documents US déclassifiés dernièrement sur le Congo sont clairs là-dessus[5]. Ils attestent que ‘’the CIA’s programs of the 1960s distorted Congolese politics for decades to come.’’ Un historien américain soutenait déjà en 1962 que “bien avant son coup d’Etat, Mobutu avait été, pendant tout le mois d’août 1960, l’hôte nocturne de l’ambassade des Etats-Unis, jusqu’au jour où il disposa d’assez d’argent pour assurer la paie de l’armée et renverser le gouvernement (Lumumba).’’ Et les documents susmentionnés soutiennent que le chef de la CIA au Congo, Lawrence Devlin, avaient mis des moyens financiers à la disposition de Mobutu afin qu’il puisse réaliser la mission qui lui avait été confiée.
Faisons un simple calcul. Le Congo est proclamé indépendant le 30 juin 1960. Trois mois après, Mobutu, avec l’aide de la CIA, renverse un gouvernement démocratique issu du suffrage universel. Après ce coup d’Etat, il sera coaché par les USA pour le compte des gouvernements qu’ils contrôlaient en Occident jusqu’à la guerre de l’AFDL en 1996-1997 ; une guerre de basse intensité et de prédation orchestrée par ‘’l’impérialisme intelligent’’.
Disons, donc, que de 1960 à 1997 (et jusqu’à ce jour), le Congo n’a presque pas été indépendant. Et même au cours de deux mois où le complot de la CIA n’était pas encore révélé au grand jour, trois grandes hypothèques pesaient sur le Congo de Lumumba : le gouvernement ne disposait ni de l’armée, ni de l’administration ; les sécessions katangaise et kasaïenne, soutenues par ‘’les maîtres du diviser pour régner’’, étaient en cours.
Relire l’histoire du Congo à partir de celle de ses ‘’maîtres’’ peut, à la longue, permettre de mieux approfondir leur mode opératoire pour un travail politique, social, culturel, économique et spirituel nécessaire à l’émancipation politique et à l’acquisition de la vraie indépendance du pays de Patrice Lumumba. Relire et réécrire cette histoire demeure un préalable important à la fondation de l’Etat congolais ou plutôt au passage de l’Etat colonial actuel à l’Etat national ou plurinational futur. La tâche est énorme. Elle exige un grand investissement intellectuel et humain. A notre humble avis, elle ne serait qu’à ses premiers et timides balbutiements. S’y investir peut être un antidote contre ‘’le vol de l’histoire’’ et la répétition de celle des ‘’vainqueurs’’ au Congo. [6] (à suivre)
Mbelu Babanya Kabudi