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La tradicratie ouverte et le pouvoir créateur de la Parole, de la « Diyi »

La tradicratie ouverte et le pouvoir créateur de la Parole, de la « Diyi »

La tradicratie ouverte et le pouvoir créateur de la Parole, de la « Diyi » 1600 900 Ingeta

Par Jean-Pierre Mbelu

« Diyi dimpe mbulanda, nansha kumpele kantu » (Proverbe Luba)

Au cours de la campagne électorale pour les élections de 2023 au Kongo-Kinshasa, plusieurs candidats ont eu recours à la « Parole », à la « Diyi » pour inciter les électeurs à pouvoir les voter. Là où les électeurs ne prêtaient pas attention aux discours de la campagne et faisaient beaucoup de bruit, les candidats les invitaient à l’écoute mutuelle. Recourant aux langues nationales kongolaises, ils disaient : « Toyokana » (lingala), « Tumvuanganayi » (tshiluba) , « Tuwizananu » (kikongo) et « Tusikilisana » (swahili).

En principe, l’invitation à l’écoute mutuelle entre les futurs gouvernants et les gouvernés ne devrait pas se limiter à la période de la campagne électorale. Elle devrait être permanente ou plutôt régulière. Cela dans la mesure où la politique en tant qu’art de bâtir ensemble la cité passe par la parole échangée, créatrice des liens et des actions nécessaires à cette fin. La place de choix accordée à la palabre africaine dans la gestion traditionnelle du pouvoir s’inscrit dans cette dynamique.

Dans les cultures africaines reconnaissant la valeur créatrice de la « Parole », de la  »Diyi », celle-ci est indispensable à la reliance, à la production du lien de parenté, d’amitié, de fraternité et de solidarité.

La parole bienveillante et la « kantu »

En effet, « la bonne parole », « la parole bienveillante » créé ces différents liens même si elle n’est pas accompagnée de quelque bien que ce soit, de quelque « kantu ». D’où le proverbe luba stipulant : « Diyi dimpe mbulanda, nansha kumpele kantu ». « La bonne parole », « la parole bienveillante », « la parole gracieuse » échangée a une certaine prépondérance sur l’échange des « bintu », des «biens».

« La bonne parole », « la parole bienveillante », « la parole gracieuse » échangée a une certaine prépondérance sur l’échange des « bintu », des «biens».

Même si, dans cette même culture, le lien de parenté ou de fraternité s’harmonise lorsqu’il y a une « kantu » chez l’aîné et chez le benjamin. « Kua mukulu kantu, kua muakunyi kantu, nanku bulanda bua disanga », dit-on. Cela étant, « la parole bienveillante», la « diyi dimpe » a un peu plus de valeur que la « kantu », « le petit rien » dans la mesure où elle crée le lien rendant l’échange et le partage possibles.

En sus, « les biens ne parlent pas ». Ce sont des « bintu kabiakudi ». Se parler ou s’écouter mutuellement en recourant à la « Diyi dimpe » institue la réciprocité et est un signe de reconnaissance de l’autre, de son altérité. Une écoute mutuelle et authentique provoque une certaine résonance chez les partenaires dialogaux rendant leur interaction possible. Elle peut être un atout pour un règlement pacifique du conflit. D’ailleurs, pour faire face à un ennemi commun, pour créer une interaction entre eux, leurs sujets masculins et féminins, certains chefs traditionnels recouraient à la « Diyi ». Après leur rassemblement, ils disaient : « Ditunga, diyi » et la foule répondait : « Diyi dimue ». Ils reprenaient : « Muamba balume » et la foule répondait : « Mmuamba bakaji » . Ils poursuivaient : « Muamba bakaji » et la foule : « Mmuamba balume ». (Pays, une seule Parole. Que ce que disent les hommes soit ce que disent les femmes et vice versa.) Il y avait là comme «un pacte » signé entre les différentes parties en présence pour une action collective efficace.

Cette pratique semble se perdre ? Pourquoi ? Comment expliquer que l’invitation à l’écoute mutuelle au Kongo-Kinshasa ne puisse pas survivre longtemps après la campagne électorale ?

Est-ce possible de bâtir un pays plus beau qu’avant, un « ditunga dimpe »(un beau pays), un « ditunga dilenga » (un meilleur pays) en rompant avec la tradition kongolaise et africaine de la gestion du pouvoir par la parole plurielle et échangée régulièrement et créant à la base de la société des « tutunga » ( pays en miniature, des collectifs citoyens) fonctionnant sur fond du principe de subsidiarité ?

Tenter de répondre le mieux possible à ces questions est la préoccupation majeure de « la tradicratie ouverte ». Elle exprime la possibilité de rationaliser la gestion traditionnelle du pouvoir politique en Afrique et plus particulièrement au Kongo-Kinshasa tout en se laissant féconder par les apports de l’autre, du différent, de celui qui vient d’ailleurs. Elle est à la fois une herméneutique des traditions afro-kongolaises vivantes et une remise en question profonde de la gestion contemporaine de la chose commune.

Passer de la « société fermée » à la « société ouverte »

Pendant plusieurs siècles, l’Afrique en générale et le Kongo-Kinshasa en particulier ont été marqués par les paradigmes négatifs de néantisation et de l’indignité : la traite négrière et la colonisation. Les indépendances politiques africaines sont restées, pour plusieurs pays africains, formelles. Le néocolonialisme et son soft power remettent l’indépendance réelle de ces pays aux calendes grecques.

Le partage de l’Afrique à la conférence de Berlin, la déstructuration et la déstabilisation des Etats africains indépendants, la déculturation, le mépris valeurs tribales et ethniques ne peuvent pas être compris sans cet arrière-fond de l’expansion de l’impérialisme, de sa stratégie capitaliste au service des « individus souverains », membres de grandes familles euro-anglo-américaines.

Au cours de la traite négrière et de la colonisation, l’hégémonie culturelle dominante a classifié les sociétés africaines dans la catégorie de sociétés « fermées »[1]. Leurs valeurs culturelles ont été disqualifiées et considérées comme étant incapables de contribuer à leur émancipation politique et au bonheur collectif partagé.

A l’école et à l’université, cette hégémonie culturelle a exercé, un sérieux formatage des coeurs et des esprits. Les organisations sociétales telles que la tribu et l’ethnie, leur mode de fonctionnement religieux, social et politique, leurs coutumes, leurs lois et leurs tabous hérités des ancêtres ont été l’objet de mépris et de moquerie.

L’un des philosophes, héritier de la théorie de « la société ouverte », Karl Popper, tout en reconnaissant l’attrait que ces organisations socio-politiques exerçaient sur leurs membres en promouvant les liens de parenté, la vie commune, la solidarité dans l’exercice des travaux collectifs, les joies et les peines partagées, estimait qu’elles pouvaient être un handicap à l’épanouissement de la liberté individuelle. Donc, ces « sociétés fermées » devaient effectuer leur passage vers la « société ouverte »[2] au sein de laquelle les individus libres, non soumis aux tabous et aux lois, peuvent faire ce qu’ils veulent. Seul l’impérialisme pouvait être à même de contribuer à ce passage.

Partageant les idées soutenues par les ténors de la théorie des « individus souverains », Karl Popper s’inscrivait dans la perspective de l’expansion de l’impérialisme contre les Etats-nations. Le Commonwealth, par exemple, fut et est encore le modèle de la « société ouverte ».

Le partage de l’Afrique à la conférence de Berlin, la déstructuration et la déstabilisation des Etats africains indépendants, la déculturation, le mépris valeurs tribales et ethniques ne peuvent pas être compris sans cet arrière-fond de l’expansion de l’impérialisme, de sa stratégie capitaliste au service des « individus souverains », membres de grandes familles euro-anglo-américaines.

Cette oeuvre des mondialistes a contribué à la désacralisation des pouvoirs politiques traditionnels en remplaçant les véritables chefs des terres par des « kapita médaillés » au service de l’empire, à la création de plusieurs partis politiques et à l’explosion du marionnettisme et du larbinisme.

Transformer l’impossible en possible

En Afrique en général et au Kongo-Kinshasa en particulier, les figures de la résistance à ce mondialisme ont été tués et/ou assassinés[3]. Cela a désorienté plusieurs politiciens et les a poussés à coaliser avec les fondés du pouvoir du Capital en jouant le rôle de ses « petites mains ». Depuis lors, dans plusieurs pays, la politique s’en transformée en « tshididi », en cet art de mentir, de ruser avec les populations à travers une propagande servant à sauvegarder les intérêts de l’empire, à constituer un entre soi, une petite clique d’oligarques prédateurs privilégiant les intérêts individuels.

La tradicratie ouverte est une contribution au devenir souverain des Etats-nations africains et kongolais dans le rejet du mondialisme, dans l’ouverture à l’hybridation (créolisante) et au multilatéralisme polycentrique et polyphonique.

Dans ce contexte, organiser une écoute mutuelle régulière devient quasi impossible. Transformer cet impossible en possible, tel est le défi que lance « la tradicratie ouverte ». Elle n’est pas une théorie idéalisant le passé africain et kongolais. Elle s’adonne à un travail de mémoire, d’une mémoire vivante et vigilante, soucieuse de participer à la constitution d’une conscience historique en sauvant de l’oubli les valeurs promotrices de la vie, du lien responsabilisant et du bien-vivre-individuel et collectif à partir des communautés populaires à la base de nos sociétés.

Elle est une contribution au devenir souverain des Etats-nations africains et kongolais dans le rejet du mondialisme, dans l’ouverture à l’hybridation (créolisante) et au multilatéralisme polycentrique et polyphonique.

 

Babanya Kabudi

[1]  Lire Comment les Britanniques ont inventé George Soros – Réseau International . Cet article inspire une bonne partie de notre texte.

[2] Lire S. ERBS, V. BARBIE et O. LAURENT, Les réseaux soros à la conquête de l’Afrique. Les réseaux d’influence à la conquête du monde, Versailles, VA Editions, 2017. Certains politiciens kongolais ayant battu campagne en 2023 sont cités dans ce livre. Ils feraient partis des réseaux d’influence mondialistes. Plusieurs compatriotes ne le savent pas. Lire aussi P.-A. PPLAQUEVENT Soros et la société ouverte. Métapolitique du globalisme, Paris, Couleurs & racines, 2020.

[3] Lire S. BOUAMAMA, Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara, Paris, La Découverte, 2014.

 

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