Par Jean-Pierre Mbelu
« L’affaire Serge Kubla-Muzito’’ peut être étudiée d’un point de vue historique. C’est-à-dire qu’une revisitation de l’histoire belgo-congolaise peut aider à comprendre de quoi cette ‘’affaire ‘’ est le nom. Elle peut être le nom du ‘’marché autorégulé’’ fondé sur une croyance en une croissance illimitée dans un monde aux ressources du sol et du sous-sol limitées. Cette croyance incrustée dans plusieurs cœurs et esprits a un corollaire : ‘’les petites mains’’ de la croissance illimitée doivent être soutenues et récompensées en nature ou en argent ; même si cela fait couler le sang et manque de transparence. A notre avis, la destruction de cette croyance peut être salutaire pour notre devenir collectif. ‘’La peur du gendarme’’ est déjà un début de solution. Mais elle demeure insuffisante. Il faut autre chose.
Depuis le mardi 24 février 2015, les médias belges ne cessent de revenir sur ‘’l’affaire Serge Kubla’’. Certains en donnent un bon petit résumé en faisant intervenir des acteurs congolais de terrain[1]. Le maire MR de Waterloo aurait trempé dans une affaire de corruption au profit d’une entreprise dénommée Duferco. Serge Kubla aurait remis 20.000 euros à l’épouse de l’ex-premier Ministre Congolais, Adophe Muzito. « Pourquoi ce transfert d’argent ? Dans l’état actuel de l’enquête, il semble que Duferco ait cherché à pénétrer le marché de la sidérurgie congolaise. Il n’y a pas réussi mais lorsqu’il lorgnait ce marché, le groupe aurait, pour avancer ses pions ou parce qu’on l’y avait aimablement invité, décidé de refinancer la société nationale congolaise de Loterie. Et ce refinancement aurait donné lieu à divers versements de fonds dont plusieurs intermédiaires se seraient chargés. C’est dans ce cadre que Serge Kubla, qui serait en aveux, serait intervenu. [2]»
De quoi est-il question dans cette affaire ? A nos yeux, d’une grosse entreprise cherchant à pénétrer un marché et de ses ‘’petites mains’’. Celles-ci peuvent s’appeler ‘’Serge Kubla’’, ‘’Muzito’’, ‘’Leburton’’ ou ‘’de Groote’’ aujourd’hui, demain, elles seront dénommées autrement. Elles sont interchangeables.
La question du fonctionnement réel du système néolibéral
Par-delà les individus impliqués dans cette affaire et du sort qui leur sera réservé, il nous semble qu’elle pose aussi la question du fonctionnement réel du ‘’marché autorégulé’’ fondé sur ‘’une croissance illimitée’’ dans un monde où ‘’les nouveaux cercles du pouvoir’’ sont en train de s’imposer en ‘’usurpateurs’’[3] du pouvoir légitime confié aux mandataires publics qu’ils corrompent en les transformant en leurs ‘’petites mains’’.
Dans ce contexte, la Belgique peut être située à la 15ème place des pays les plus corrompus du monde et le Congo-Kinshasa à la 154ème, ce qui importe est de se rendre compte que ces deux pays participent d’un même système néolibéral corrompu. La différence des places sur l’échelle de la corruption ne change presque pas grand-chose au mode de fonctionnement des ‘’affaires humaines’’, de l’essence de ce système et des piliers sur lequel il repose : le sang, le vol, la force brute ou la violence, la cupidité et le mépris de la vie humaine ; surtout de celle des faibles et des pauvres.
Le système néolibéral repose sur : le sang, le vol, la force brute ou la violence, la cupidité et le mépris de la vie humaine ; surtout de celle des faibles et des pauvres.
Il y a là un paradigme capitalo-sauvage ayant réussi à manger ‘’les cœurs et les esprits’’ au point d’y déloger celui ‘’humanisto-progessiste’’. En Belgique comme au Congo-Kinshasa, il est à la fois question du ‘’viol de l’imaginaire’’ et de l’invention d’un imaginaire alternatif. Soutenir qu’il n’y a pas moyen de faire les affaires autrement au Congo-Kinshasa qu’en passant par la corruption ne dédouane pas la Belgique d’être classée 15ème pays corrompu sur l’échiquier mondial.
Néanmoins, la Belgique a un certain avantage sur le Congo-Kinshasa. Il a des juges (d’instruction courageux) et un système judiciaire jouissant suffisamment de certaines marges de manœuvres par rapport aux ‘’nouveaux cercles de pouvoir’’. Elle garantit un minimum de liberté d’expression pouvant permettre à certains de ses fils et à certaines de ses filles de remettre en question ‘’les petites mains’’ du capital. Sur ce point nommé, elle peut être ‘’une chance’’ pour le Congo-Kinshasa. Celui-ci peut s’inspirer de son exemple et fouiller ses archives.
La Belgique, par certains de ses filles et fils, archive des ‘’sombres histoires de son histoire[4]’’. Ce faisant, elle peut permettre à ses juges d’y revenir et/ou de créer la jurisprudence. Prenons deux exemples.
Sous le ciel ‘’belgo-congolais’’, Serge Kubla et Adolphe Muzito n’ont rien inventé
La zaïrianisation des entreprises congolaises entreprises par Mobutu en 1973 a exproprié plusieurs PME et couvert les grandes entreprises belges opérant au Zaïre. Une étude menée sur la question a pu mettre en cause ‘’une diplomatie parallèle’’ entretenue (entre autres) par le Premier ministre belge de l’époque, Edmond Leburton (PSB), et le Président zaïrois. Dans le traitement de cette question, le vice-Premier ministre, Leo Tindemans avait accusé Edmond Leburton de faire cavalier seul. « Au-delà de l’inimitié qui sépare les deux hommes et leurs partis respectifs, écrivent Vincent Delannoy et Olivier Willocx, l’appréciation du vice-Premier est exacte : Leburton entretient avec Mobutu des relations ambiguës, au point de créer le malaise au sein de son propre parti. [5]»
A quoi menait cette ‘’diplomatie parallèle’’ ? A l’augmentation de l’aide économique de la Belgique au Zaïre suivie de plusieurs ‘’opérations-retour’’ en termes d’argent, de ‘’cadeaux’’, d’achats d’immeubles (belges) par Mobutu, de créations d’emplois pour soutenir ses ‘’éléphants blancs’’, etc.Disons donc que sous le ciel ‘’belgo-congolais’’, Serge Kubla et Adolphe Muzito n’ont rien inventé.
Prenons un deuxième exemple présenté par Eric Toussait (du CADTM Belgique) dans un petit livre[6] postfacé par Jean Ziegler. Un Belge, Jacques de Groote, directeur exécutif du FMI de 1973 à 1994 a offert ses services à Mobutu malgré le fait que celui-ci et son clan avaient érigé la corruption en système de gouvernement. Cela ne lui importait peu dans la mesure où Mobutu était ‘’une créature US’’ et que la Banque mondiale et le FMI étaient des instruments de la politique et de la géostratégie américaine au cours de la guerre froide. « De ce fait, écrit Eric Toussaint, le FMI et la Banque mondiale, au sein desquels de Groote occupait un poste de haut responsable, se sont rendus complices des exactions contre les droits humains, économiques, sociaux et culturels que le régime de Mobutu a commises dans la mesure où ils continuaient à assister ce système dictatorial qui , pourtant, n’a pas honoré tous ses engagements financiers, loin s’en faut.[7] » Pour dire les choses simplement, par ses services rendus à Mobutu, Jacques de Groote a contribué à l’augmentation de ‘’la dette odieuse’’ du Zaïre. Il y a pire. De mars 1966 à mai 1969, il a assumé la charge de conseiller économique de facto de Mobutu et de la Banque nationale du Congo. Il a dû faciliter le transfert de la dette contractée par la Belgique auprès de la Banque mondiale au cours des années 1950 sur le compte du Congo-Kinshasa.
La croyance en la croissance illimitée dans un monde aux ressources limitées est une illusion entretenue par un petit nombre (le 1%) oeuvrant au sein d’un système favorisant l’esclavage pour un plus grand nombre.
Ces deux exemples ajoutés au cas de Serge Kubla et Adolphe Muzito renvoient à la lutte que mènent ‘’les petites mains’’ du capital pour le triomphe des valeurs marchandes au détriment des droits et libertés fondamentales. Ils renvoient aussi à aux idées et aux croyances d’une sorte ‘’corporatocratie’’ soucieuse de créer et d’entretenir ‘’un empire mondial’’ fondé sur « un concept devenu parole d’évangile : l’idée que toute croissance économique est bénéfique à l’humanité et que plus cette croissance est grande, plus les bienfaits sont répandus. [8]»
Ce n’est pas tout. « Cette croyance possède aussi un corollaire : ceux qui entretiennent le feu de la croissance doivent être félicités et récompensés, tandis que ceux qui vivent en marge sont disponibles pour l’exploitation. [9]» En fait, cette croissance profite à un petit nombre et à ‘’ses petites mains’’. Ils sont tous guidés par ‘’la cupidité’’ favorisant la corruption. La croyance en la croissance illimitée dans un monde aux ressources limitées est une illusion entretenue par un petit nombre (le 1%) oeuvrant au sein d’un système favorisant l’esclavage pour un plus grand nombre.
« La peur du gendarme » ne suffit pas
Le cas de Serge Kubla, de Jacques de Groote, d’Adolphe Muzito et de tous les autres ‘’petites mains’’ de ‘’la corporatocratie’’ (composée de banques, de multinationales et de gouvernements) ou de ‘’nouveaux cercles de pouvoir’’ renvoient à une question plus délicate de changement de paradigme dans les cœurs et les esprits ‘’mangés’’ par ‘’la sorcellerie capitaliste ou néolibérale’’.
‘’La peur du gendarme’’ telle qu’elle fonctionne en Belgique avec l’aide des cours et des tribunaux constitue un pas important du point de vue de la lutte contre la corruption. La justice instrumentalisée du Congo-Kinshasa en est encore très loin. Cela d’autant plus que ce pays est ‘’un Etat raté’’, sous occupation et sous tutelle de l’ONU. Les lois s’y achètent. Dans le reportage de la RTL susmentionné, le professeur Omasombo y fait allusion en parlant du rapport entre les convictions et les appétits.
Néanmoins, le pas judiciaire belge nous semble insuffisant. Le débat démocratique peut y apporter un plus. En sus, nous estimons que les institutions judiciaires et politiques devraient travailler main dans la main avec les institutions culturelles et sociales pour rééduquer les cœurs et les esprits afin de rendre possible la création d’un imaginaire alternatif épris du triomphe des valeurs humanistes et de la promotion de principes d’interdépendance fondés sur la solidarité et la coopération.
A ce point nommé, les archives peuvent être d’un précieux secours. Elles peuvent permettent de revisiter l’histoire, de penser avec ‘’les anciens’’ et de chercher à conjoindre la connaissance historique et la conscience d’un devenir collectif plus humain. Des alliances entre les peuples du monde en lutte que ‘’la corporatocratie’’ (du 1%) tient à esclavagiser pourraient sauver l’humanité de la dérive du ‘’tout marché’’.