Par Jean-Pierre Mbelu
Le Kongo-Kinshasa connaît depuis plusieurs années une guerre hybride. Il me semble que comprendre l’usage ou plutôt l’instrumentalisation des ethnies, des tribus, des religions, de la précarité dans les guerres hybrides au Kongo-Kinshasa et dans certains pays du monde est important. Des politiciens corrompus et plusieurs ONG y jouent le rôle des marionnettes.
Ce marionnettisme sert à dissimuler l’idéologie qui produit les guerres en général et les guerres hybrides en particulier.
Au Kongo-Kinshasa, la reproduction idéologique du modèle rapprochant du « dominant » semble être chez un nombre asse important d' »élites politiques et intellectuelles » une orientation et/ou une désorientation préférée. La minorité critique est souvent combattue et/ou trahie. Le mimétisme l’emporte souvent. Il s’accompagne toujours de la défaite de la raison et des querelles identitaires futiles.
Cette tendance est déjà présente au sein des « combattants pour la liberté » avant et après l’indépendance politique kongolaise. Elle a remis aux calendes grecques l’indépendance économique du pays. Il est possible d’envisager un certain changement de perspective. L’une des conditions serait une production collective de l’intelligence de « l’en-commun » pouvant conduire à une remise en question permanente du modèle idéologique dominant.
Faire un tour par le contexte historique (kongolais) ayant conduit aux martyrs de l’indépendance du 04 janvier 1959 peut provoquer un déclic chez « les élites politiques et intellectuels » soucieuses de la promotion d’un modèle idéologique différent.
Les élites kongolaises et l’idée de l’indépendance
Après ses études universitaires en Belgique, Thomas Kanza rentre au pays. Ayant un statut d’évolué, il se rend compte, à son retour au pays, qu’il n’a pas le même statut que le colon. Il vit cela comme étant un signe d’injustice et de discrimination. Que peut-il faire ? Rien du tout. Il est impuissant. « La frustration face à ce constant d’injustice et d’impuissance auprès des jeunes congolais instruits jouera un grand rôle dans rôle dans l’émergence dans l’émergence et le développement de l’idée de l’indépendance.[1]»
Au Kongo-Kinshasa, la reproduction idéologique du modèle rapprochant du « dominant » semble être chez un nombre asse important d' »élites politiques et intellectuelles » une orientation et/ou une désorientation préférée. La minorité critique est souvent combattue et/ou trahie. Le mimétisme l’emporte souvent.
Des jeunes étudiants catholiques vont s’emparer de cette idée. Il s’agit de Joseph Iléo, de Joseph Ngalula et de Joseph Malula. « Ensemble, ils fondent en 1956 le groupe « Conscience africaine » qui publie la même année un manifeste en faveur de l’indépendance. Le texte revendique la fin de la ségrégation raciale et le droit à la libre expression politique et culturelle.[2]» (p.412)
L’un d’eux, Joseph Malula, donnera, en 1958, une conférence à l’Exposition universelle de Bruxelles. Au cours de cette conférence, il partage la conviction selon laquelle son pays finira par être indépendant tout en souhaitant que cela arrive un peu plus tôt.
Ayant réussi à sortir de la prison où il se trouvait grâce aux pressions de ses compatriotes participant à la Table Ronde (politique) de Bruxelles, Lumumba fut aussi invité à visiter l’Exposition universelle de Bruxelles. Cette visite l’aida à revisiter l’idée qu’il avait de l’homme blanc et « en même temps, il est révolté par l’image peu valorisante que propose l’Expo du peuple congolais et profite de son séjour pour nouer des contacts avec le milieu anticolonialiste de Bruxelles. De retour au Congo, il fonde le 5 octobre 1958 le Mouvement National Congolais (MNC) dont il prend la tête, et qui prône un Congo libre et unifié.[3]»
Longtemps avant Lumumba, Kasa-vubu, avait crée, en 1950, l’Association des Bakongo dont l’objectif était « l’unification, la conservation et l’expansion de la langue Bakongo »[4] Cette association à but purement culturel opta, politiquement, en 1956, au travers de son « Manifeste », pour une version fédérale du Kongo.
Déjà en 1956, l’ABAKO fut pour « l’émancipation immédiate » du pays. Lumumba lui emboîte le pas en 1958 en donnant une conférence devant un millier de ses compatriotes. « « Nous voulons l’indépendance pour 1960, dit Lumumba », à quoi la foule répond par des cris « Dipenda, dipenda », une récupération du mon indépendance en lingala. »[5] »
L’ABAKO obligée d’annuler un meeting
Avoir présent à l’esprit ce contexte aide à comprendre ce qui va arriver le 04 janvier 1959. En effet, « le 4 janvier 1959 à Léopoldville doit se tenir un meeting de l’ABAKO, plusieurs intervenants ont été prévus et Kasa-vubu a préparé une intervention pour expliquer ce qu’il attend de la déclaration gouvernementale belge sur l’avenir du Congo qui a été annoncée pour le 13 janvier.[6]» Bien que l’ABAKO ait pris soin d’avertir les autorités coloniales au sujet de la tenue de ce meeting, celles-ci estimèrent que cette rencontre devrait avoir un caractère privé et non public. « Les Belges, sans qu’ils aient eux-mêmes à le dire, obligent explicitement l’ABAKO à annuler le rassemblement si les responsables ne veulent pas avoir d’ennuis pour avoir organisé une manifestation sauvage.[7]»
Sages, les responsables de l’ABAKO acceptent de tenir leur meeting plus tard, le 18 janvier. Kasa-vubu prend son courage à deux mains et s’adresse à la foule réunie pour la circonstance pour lui annoncer le report. Elle réagit en insultant les maîtres du lieu et les responsables des institutions étatiques. Les esprits échauffés sont rejoints par les supporters de Vita Club qui venaient de perdre un match de football au Stade Roi Baudouin contre un autre club de la capitale, Mikado. Les supporters rejoignent la foule surchauffée et les émeutes éclatent.
Sages, les responsables de l’ABAKO acceptent de tenir leur meeting plus tard, le 18 janvier. Kasa-vubu prend son courage à deux mains et s’adresse à la foule réunie pour la circonstance pour lui annoncer le report. Elle réagit en insultant les maîtres du lieu et les responsables des institutions étatiques. Les esprits échauffés sont rejoints par les supporters de Vita Club qui venaient de perdre un match de football au Stade Roi Baudouin contre un autre club de la capitale, Mikado. Les supporters rejoignent la foule surchauffée et les émeutes éclatent. « Tout ce qui de près ou de loin est « belge » est systématiquement pillé. La police tire alors sur les manifestants : la Force publique aux ordre du général Janssens, est obligée d’intervenir. Il faudra près de quatre jours pour que la situation se calme (…). Le ras-le-bol congolais face aux colonisateurs vient de s’exprimer dans la violence et le sang.[8] » (p.415)
Donc, « les émeutes de Léopoldville ont réveillé le désir d’indépendance de tout un peuple, l’année 1959 sera marquée par des campagnes de désobéissance aux autorités coloniales, une partie de plus en plus grande de la population refuse de payer les impôts et boycotte les institutions coloniales, ce qui engendre des confrontations avec les forces de l’ordre, qui répriment dans le sang des révoltes de Matadi, de Mbanza Ngungu, Luozi, Lukulu, Jodoville…[9]»
Entretenir une mémoire vivante
Entretenir la mémoire vivante de ce contexte est très important pour la suite des événements au Kongo-Kinshasa. La question de l’égalité de statut entre « les évolués » kongolais et les colons devrait être étudiée et approfondie. ‘Une certaine catégorie d' »élites kongolaises » a eu le mimétisme comme fond de commerce : devenir comme l’autre, être le sosie de l’autre. Dès le départ, pour cette catégorie, la lutte pour l’émancipation politique kongolaise est faussée. Elle n’est pas celle du devenir soi dans l’appréhension de l’altérité. Cette catégorie est composée, en majeure partie, de corrompus de la Table Ronde politique de 1958[10]. Pour elle, le mimétisme suffit pourvu qu’elle ait sa tête en bas.
Dès les lendemains de l’indépendance politique du pays, des kongolais soucieux d’être les sosies du colon et/ou ses nègres de service se démarquent de leurs compatriotes dont les critiques virulents à l’endroit du capitalisme dégradant privilégient une option nationaliste, garantie d’une probable indépendance économique du pays.
Cependant, pour les critiques kongolais du capitalisme dégradant, une conscience de soi est quand même née. La frustration causée par la discrimination du colon et l’impuissance éprouvée par le colonisé ont créé, pour ces « élites » et ces leaders politiques kongolais, « un extérieur constitutif » d’un « nous » épris du désir d’indépendance immédiate.
Entretenir une mémoire vivante, c’est chercher à répondre à la question de savoir comment préserver ce « nous » et son « extérieur constitutif » du danger du mimétisme sur le temps long. Telle devrait être la préoccupation majeure des tous les résistants-résilients soucieux de bâtir un pays plus beau qu’avant. Malheureusement, « les mimémistes » kongolais ont, dès le départ, pris une orientation suicidaire pour le pays.
D’ailleurs, lorsque « l’extérieur constituant un eux » va étudier et comprendre les revendications des « élites » kongolaises, il va lâcher du lest et confisquer l’indépendance économique du pays. Comme « les élites » kongolaises corrompues voulaient accéder au statut d’évolués, le « eux » économique a trouvé un stratagème pour maintenir le Kongo sous sa coupe réglée.. C’est-à-dire que « les milieux financiers ont cru (…) qu’il suffirait de donner à quelques Congolais des titres de ministre ou de parlementaire, des grands cordons, des autos de luxe, de gros traitements, des maisons somptueuses dans la cité européenne pour arrêter définitivement le mouvement d’émancipation qui menaçait leurs intérêts.[11]»
Depuis lors, le Kongo-Kinshasa peine à sortir de l’auberge. L’option pour le mimétisme a détourné une bonne partie de « l’élite politique et intellectuelle » kongolaise de l’étude du système ayant entretenu l’esclavagisme humiliant contre lequel une autre partie de cette « élite » ayant choisi le nationalisme comme orientation politique se battait. Qualifiée de « communiste », cette autre partie de « l’élite » kongolaise sera combattue et trahie par certains de ses compatriotes ayant, eux aussi, lutté pour l’indépendance politique kongolaise. Donc, dès les lendemains de l’indépendance politique du pays, des kongolais soucieux d’être les sosies du colon et/ou ses nègres de service se démarquent de leurs compatriotes dont les critiques virulents à l’endroit du capitalisme dégradant privilégient une option nationaliste, garantie d’une probable indépendance économique du pays.
Il serait tentant de soutenir que la lutte pour l’indépendance n’a pas produit des liens idéologiques solides dans le chef de « tous les combattants de la liberté » afin d’émanciper le pays de l’idéologie qui l’avait dégradé. Il y a là comme un raté originaire dont le pays souffre jusqu’à ce jour. Le devenir soi et nous est en danger. Il risque d’être toujours en danger tant qu’une idéologie attachée à la production de « l’en-commun » ne viendrait pas, « agonistiquement », remettre en question le néolibéralisme , support systémique du »partenariat public-privé », au Kongo-Kinshasa.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
—
[1] A. LIBERT, Les sombres histoires de l’histoire de la Belgique, Paris, La Boîte à Pandore, 2014, p. 412.[2] Ibidem.
[3] Ibidem, p. 413.
[4] Ibidem.
[5] Ibidem, p. 413-414.
[6] Ibidem, p. 414.
[7] Ibidem.
[8] Ibidem, p. 415.
[9] A. J. LE CLERCQ, Histoire cruelle mais vraie du Congo belge, Paris, Jourdan, 2020, p. 163.
[10] Lire « L’indépendance » du Congo-Kinshasa et l’achat des « intellectuels ». Il y a 60 ans déjà ! – Ingeta
[11] J. CHOME, L’ascension de Mobutu. Du sergent Joseph-Désiré au général Sese Seko, Bruxelles, Complexes, 1974, p.24.