Par Jean-Pierre Mbelu
«Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». A. Gramsci
Mise en route
Le Kongo-Kinshasa n’est pas une île. Il est un grand pays au coeur de l’Afrique et sein d’un monde ayant connu un tournant important après la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de l’URSS en 1991. Pour certains artisans du mondialisme capitaliste, 1989 marquait « la fin de l’histoire » et le triomphe de leur idéologie aux quatre coins du monde.
Le passage du vieux monde au nouveau qui est en train de naître est marqué par de sérieuses pathologies du point de vue des relations internationales. Tel est le monde dans lequel se retrouve le Kongo-Kinshasa et que ses filles et ses fils ont intérêt à comprendre afin de mieux (re)conquérir la paix et la liberté pour lesquelles les héros de son indépendance politique ont sacrifié leur vie.
Depuis le début du XXIe siècle, l’émancipation lente mais sûre des « humiliés de l’histoire » du joug de « l’impérialisme intelligent »-à travers les BRICS- est en train d’inaugurer « le temps des humiliés[1] », d’un nouveau monde tiraillé entre le rejet du capitalisme dégradé et l’adhésion au socialisme et à la promotion du souverainisme. Comme l’indique si bien Bertrand Badie en sous-titrant son livre, le passage du vieux monde au nouveau qui est en train de naître est marqué par de sérieuses pathologies du point de vue des relations internationales.
Tel est le monde dans lequel se retrouve le Kongo-Kinshasa et que ses filles et ses fils ont intérêt à comprendre afin de mieux (re)conquérir la paix et la liberté pour lesquelles les héros de son indépendance politique ont sacrifié leur vie.
Dans ce monde, le travail de mémoire est indispensable à la mobilisation populaire et à l’épanouissement de l’intelligence individuelle et collective. La guerre raciste de basse intensité et de prédation imposée au Kongo-Kinshasa, dans ce monde, fait partie de ses pathologies. La diplomatie, la paix et la liberté en prennent de sérieux coups et « les guerres secrètes » contre certains pays sont soupçonnées d’être menées par »la politique et la justice internationales[2]. Tel serait l’un des secrets de leur durée.
Mémoire et le sens de la réalité
Croire qu’une guerre ayant duré plus ou moins trois décennies pourrait se terminer sans un nouvel ordre mondial (re)fondé sur la sécurité partagée et le respect de la charte de l’ONU piétinée par les artisans de « la fin de l’histoire », sans un renversement des rapports de force sur les terres kongolaises serait une grave erreur. Celle-ci pourrait relever de l’ignorance entendue comme non-compréhension du monde dans lequel on vit.
La guerre à laquelle participe Paul Kagame dans les Grands Lacs Africains est néocoloniale. Il est un « négrier des temps modernes ». Attendre de lui qu’il participe de son propre chef aux négociations « diplomatiques », orchestrées en sous-main par ses parrains, c’est refuser de tenir compte du principe de la réalité.
En effet, comme le relevait, en son temps, Antonio Gramsci, aujourd’hui encore, il est un fait que « le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Et dans ce clair-obscur, il est urgent que les Kongolais(es), dans leur immense majorité, retrouve le sens de la réalité. Comme le note Thérèse Delpech, « retrouver le sens de la réalité ne peut se faire sans un effort de mémoire, ne serait-ce que pour éviter de commettre, sans s’en apercevoir, de fatales erreurs déjà commises (…). [3]»
Rompre avec la sauvage indifférence dont le Kongo-Kinshasa souffre depuis 1885 passe par un sérieux travail de mémoire. Celle-ci nous « rappelle notamment que la paix et la liberté sont des acquis fragiles dont on ne peut jamais garantir la permanence [4]» ; qu’elles sont un peu plus au Kongo des « conquis » que « les combattants de la liberté » impliqués dans la lutte idéaliste pour l’indépendance politique et économique du Kongo-Kinshasa ont offerts à leurs compatriotes. Elles n’ont pas résisté aux assauts des sécessions katangaise et kasaïenne et au néocolonialisme…
La guerre à laquelle participe Paul Kagame dans les Grands Lacs Africains est néocoloniale. Il est un « négrier des temps modernes ». Attendre de lui qu’il participe de son propre chef aux négociations « diplomatiques », orchestrées en sous-main par ses parrains, c’est refuser de tenir compte du principe de la réalité.
Il est possible que passer par Luanda soit une stratégie adoptée pour pousser Kagame à épuiser les raisons farfelues auxquelles il ne cesse de recourir pour justifier « sa négritude de service ». Cela étant, il serait mieux de revisiter l’histoire. Car les parrains jouant dans les coulisses de l’histoire dans un monde où ils ont rendu les relations internationales pathologiques savent comment manipuler ceux qu’ils considèrent comme leurs vassaux dans les guerres qu’ils mènent par procuration. Souvent, ils conseillent les camps opposés en recourant à la politique du « diviser pour régner ». L’exemple de Laurent-Désiré Kabila devrait instruire ses compatriotes.
Laurent-Désiré Kabila et le pari des accords
Hier, lorsque Laurent-Désiré a cru qu’il pouvait les reconquérir en s’associant avec les proxies de « l’impérialisme intelligent », il l’ a payé de sa vie. La mémoire de la signature de certains accords avec ces fameux proxies devrait instruire ses compatriotes afin qu’ils comprennent le monde dans lequel il vive et échappent à l’ignorance.
Lorsque Laurent-Désiré a cru qu’il pouvait les reconquérir en s’associant avec les proxies de « l’impérialisme intelligent », il l’ a payé de sa vie. La mémoire de la signature de certains accords avec ces fameux proxies devrait instruire ses compatriotes afin qu’ils comprennent le monde dans lequel il vive et échappent à l’ignorance.
Lorsqu’il a rompu avec Museveni et Kagame en 1998, Laurent-Désiré Kabila a immédiatement été exposé à deux fronts : le front de la guerre et celui des pressions politiques faites par les parrains du Rwanda et de l’Ouganda. « En 1999, menacé par les troupes rwandais à Mbuji-Mayi, dans la province du Kasaï Oriental, capitale du diamant, Kabila accepte de signer les accords de Lusaka qui entérinent la rébellion soutenue par Kigali et Kampala et reconnaissent aux rebelles qui pillent le payx le statut de forces démocratiques. Placés à égalité avec les forces intérieures et la société civile, ceux-ci engagent un dialogue en vue d’une transition démocratique, visant à terme à évincer Kabila. Les parrains de l’accord (…) qui avaient poussé Kabila à prendre le pouvoir, ne lui reconnaissent plus une parcelle de légitimité. [5]» Comment procéder pour s’en débarrasser ? Ils lui mettent de la pression pour qu’il n’ait d’autre choix que de signer un accord impossible à mettre en pratique. Ce n’ était pas sa visée. « Le pari des promoteurs de l’accord est simple : l’addition des mouvements rebelles et des partis politiques opposés à Kabila doit aboutir à mettre le Mzee en minorité. [6]»
Le même scénario se répète à Arusha. « Cet accord inique laisse de surcroît deviner la volonté des parrains : il faudra accepter le partage du pays, notamment la sécession de l’Est. [7]» Derrière ces manoeuvres préparant un coup d’Etat diplomatique sont tapis, depuis la chute du mur de Berlin, les artisans du redécoupage de l’Afrique des Grands Lacs et de l’Afrique centrale. En examinant les résolutions prises au « dialogue intercongolais » de Lusaka, Colette Braeckman estimait qu’elles était fondées sur des bases hasardeuses. Et pour elle, l’implication de la communauté internationale était si faible qu’elle équivalait à son approbation de la guerre [8].
Finalement, elle en vient à émettre cette hypothèse : « En réalité, on peut se demander si l’objectif caché des accords de Lusaka, si difficiles à mettre en oeuvre, n’était pas, outre l’éviction de Kabila, de prolonger le plus longtemps possible la partition du pays. Jusqu’à la rendre irréversible…Pour cela, il importait de faire traîner le processus politique, voire de le faire échouer, et de faire porter à Kabila la responsabilité du blocage. [9]»
Relisant rétrospectivement les accords de Lusaka conclus en juillet 1999, Colette Braeckman en vient à comprendre l’enjeu majeur : « Ouvrir la voie à un projet régional passant par la mise sous tutelle de cet immense pays au bénéfice de ses voisins, qui entendaient assurer leur développement en exploitant ses ressources. » Cela, tout en demeurant les proxies des globalistes . Pour ces derniers, Laurent-Désiré Kabila était « un verrou » à faire sauter. Ils le feront sauter le 16 janvier 2001.
Conclusion
Relire l’histoire aide à rendre la mémoire collective vivante. Celle-ci éveille la conscience historique et la conscience nationale nécessaires à la courageuse résistance dont les peuples (conscients) ont besoin pour éviter les erreurs du passé et bâtir patiemment leur souveraineté. Elle peut aider à résister contre les pathologies dont souffrent les relations internationales en alimentant un courageux patriotisme et un engagement collectif pour la défense des terres-mères.
Relire l’histoire aide à rendre la mémoire collective vivante. Celle-ci éveille la conscience historique et la conscience nationale nécessaires à la courageuse résistance dont les peuples (conscients) ont besoin pour éviter les erreurs du passé et bâtir patiemment leur souveraineté.
Internet joue un rôle important dans l’entretien de la mémoire collective vivante. De plus en plus de compatriotes kongolais s’en servent pour rompre avec l’ignorance en revisitant des vidéos archivées. Le souhait serait qu’ils n’oublient pas les livres. Le Kongo-Kinshasa a une chance exceptionnelle : la guerre dont il souffre est très bien documentée.
Dans un monde où les relations internationales sont devenues pathologiques, nouer des alliances géopolitiques et géostratégiques (re)fondées sur la sécurité partagée, le respect de la chartes de l’ONU et une approche de l’à-venir du monde comme étant un destin commun avec les civilisations et les peuples ayant compris cela peut se révéler salutaire.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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[1] B. BADIE, Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Paris, Odile Jacob, 2014. [2] Lire F. HARTMANN, Paix et châtiment. Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales, Paris, Flammarion, 2007. [3] T. DELPECH, L’ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Paris, Grasset, 2005, p.75. [4] Ibidem, p.76. [5] P. PEAN, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010, p.397. [6] Ibidem, p. 398. [7] Ibidem. [8] C. BRAECKMAN, Les nouveaux prédateurs. Politique des puissances en Afrique centrale, Paris, Fayard, 2003, p. 91. [9] Ibidem, p. 92.