Par Jean-Pierre Mbelu
« C’est toi le criminel, ô Peuple, puisque c’est toi le Souverain. Tu es, il est vrai, le criminel inconscient et naïf. Tu votes et tu ne vois pas que tu es ta propre victime. »
L’usage des mots n’est jamais innocent. Il peut être révélateur de tout un contexte où l’éloge de l’impunité est la chose la mieux partagée sans qu’on en mesure les conséquences sur le court, moyen et long terme. L’impunité peut, à la longue, sonner le glas d’une nation.
C’est vrai les mots sont polysémiques. Néanmoins, cette polysémie ne constitue pas un handicap à l’étude de certains sens qu’ils peuvent prendre. En fait, cette polysémie est effectivement leur richesse. Elle permet de questionner certains de leurs usages en tenant compte de la culture et du contexte de leur emploi.
Au Kongo-Kinshasa, l’usage de certains mots et concepts donnent régulièrement à penser. Les mots « Mopawo », « Directeur », « Président », « Excellence », « Dignitaire », « frappeur », « shekouleur », « PDG », « Mokonzi », etc., n’ont pas toujours une signification convenue et univoque. Les contextes de leur usage permet de mieux les comprendre.
La domination de la culture néolibérale
Dans un contexte dominé par la culture néolibérale de l’avoir, du profit et de la compétitivité effrénée, « Mopawo », « Mokonzi », « Président », « Excellence », « Directeur », « Dignitaire », « PDG » renvoient aux Kongolais(es) occupant des positions dominantes « économico-financièrement ». Tel est leur dénominateur commun.
Des « frappeurs » et des »shekouleurs » peuvent, eux aussi devenir des « Mopawo », des « Présidents », des « Directeurs », des « Dignitaires », des « PDG », etc., et être accompagnés des applaudissements des fanatiques, des thuriféraires et autres tambourinaires.
Ces positions peuvent être occupées en fonction du travail abattu, des mérites ou des compétences reconnus. Elles peuvent être le fruit de la sueur du front, d’un curriculum vitae connu et/ou reconnu, de luttes socio-politiques menées, etc.
Ces positions dominantes peuvent être le produit de combines amicales ou clientélistes, de la corruption, du « parachutisme » ou des choix effectués au préalable par « les décideurs » (« les maîtres du monde sur le déclin ») avec la complicité des masses populaires assujetties, abêties et abâtardies.
Dans ce contexte, des « frappeurs » et des »shekouleurs » peuvent, eux aussi devenir des « Mopawo », des « Présidents », des « Directeurs », des « Dignitaires », des « PDG », etc., et être accompagnés des applaudissements des fanatiques, des thuriféraires et autres tambourinaires.
Qu’est-ce qui peut rendre un être humain »digne » ?
Ici, une approche utilitariste de la vie et « l’évangile de la prospérité » jouent un rôle important. La philosophie de « la chance eloko pamba » y intervient. Les « frappeurs » et les « shekouleurs » utilitaristes pour qui la fin justifie tous les moyens deviennent ainsi « les bénis de dieu » (du dieu Mammon bien sûr). Du haut de leurs positions dominantes, ils font rêver des jeunes et des adultes appauvris régulièrement convertis par la bêtise, la misère et l’ignorance en un précariat d’ applaudisseurs et de fanatiques.
Qu’est-ce qui peut rendre un être humain »digne » ? A mon avis, si c’est un »Muntu », c’est sa capacité et son courage dans la lutte pour la défense des marqueurs de l’humain susmentionnés. C’est-à-dire les valeurs promotrices de l’humanisme.
L’éthique et la morale se meurent. Les utopies positives appelant à l’avènement d’une « belle cité » où le bonheur collectif est partagé sur fond des valeurs d’équité, d’égalité, de liberté, de justice, de dignité, de solidarité, de compassion, d’empathie, de fraternité et de la parole donnée, désertent leurs rêves. Les minorités éveillées et critiques qui les portent sont qualifiées de »yuma » ( de naïves).
Applaudis, certains »frappeurs » et »shekouleurs » se sentent pousser des ailes. Et ils s’auto-proclament »Dignitaires » de tel ou tel coin du pays. Ils ont dit »dignitaires »… Voyons. Dans ce mot »dignitaire », il y a deux autres mots : digne et dignité. Qu’est-ce qui peut rendre un être humain »digne » ? A mon avis, si c’est un »Muntu », c’est sa capacité et son courage dans la lutte pour la défense des marqueurs de l’humain susmentionnés. C’est-à-dire les valeurs promotrices de l’humanisme. Si c’est un »véritable Muntu », un »Muntu mushuwashuwayi », il tient à la parole donnée et fait la différence entre »les bantu ba bende » (les humains d’autrui) et »les bintu » (les choses).
Cet »humain digne » se dignifie en obéissant à certains »interdits » pouvant lui permettre de créer des espaces où l’altérité est respectée. Pour lui et ses semblables, ces »interdits » sont des limites à ne pas franchir pour éviter de sombrer dans la démesure et promouvoir la confiance indispensable à l’épanouissement d’autrui ainsi qu’à celui du bonheur collectif partagé.
La sorcellerie capitaliste
Une certaine culture bantu-luba limite ces interdits à quatre : »Ne pas voler » (tshiibi), »ne pas ramasser les biens d’autrui (et ne pas les rendre) (tshiangudi), »ne pas envoûter autrui » en étant sorcier (tshipatuki tshilowi) et »ne pas commettre l’adultère » (tshiangatshi mukaji wa bende : ne pas prendre la femme d’autrui).
»La sorcellerie capitaliste » a mangé les coeurs et les esprits. Elle a plongé la région des Grands Lacs africains dans une guerre de tous contre tous, visible et invisible.
Enfreindre ces »interdits », sauf en cas d’extrême nécessité et/ou en obéissant à certaines coutumes, pouvait conduire à l’organisation de la palabre pour que les fautifs puissent être conseillés au vu et au su de tout le monde (Tshikuyi tutshikulule musenga, disait-on, muntu muena tshilema tumubelele mu bantu) en vue de refaire l’harmonie du groupe. Donc, l’humain n’était pas du tout idéalisé. L’existence des »anarchistes » (les ntombueji) était marginale. Ils avaient peur d’être exclus de la collectivité.
D’autres cultures (humaines et) bantu ont leurs »interdits ». Tous sont formulés négativement pour exprimer les limites à ne pas franchir pour sauvegarder la vie en commun dans la paix et la confiance mutuelle. Dans ce contexte, devenir ou être dignitaire est une reconnaissance d’un »humain digne et dignifié » par lui-même et par la communauté l’élevant à ce rang. C’est une reconnaissance publique couronnant »les mérites » d’une vie. Cela n’est pas le fait de quelques courtisans jeunes et/ou adultes précarisés et corrompus.
Le triomphe du capitalisme financiarisé et ensauvagé au Kongo-Kinshasa a violenté ces »interdits » et a versé dans l’hybris. Il a promu la culture de la cupidité, du viol, du vol et de la mort. »La sorcellerie capitaliste » a mangé les coeurs et les esprits. Elle a plongé la région des Grands Lacs africains dans une guerre de tous contre tous, visible et invisible.
Rien n’est pire que l’impunité…
Au Kongo-Kinshasa, la guerre raciste de basse intensité menée par les anglo-saxons à travers leurs sous-traitants interposés a produit un réseau d’élite transnational de prédation semant la mort et la désolation. Elever des mercenaires et des « nouveaux prédateurs » ayant participé , de près ou de loin, à cette guerre, sans passer par une Commission Vérité, Justice et Réconciliation ou par des « assises de la refondation », c’est se moquer de la culture bantu, de l’histoire et des victimes de cette tragédie. C’est carrément faire l’éloge de l’impunité.
Au Kongo-Kinshasa, la guerre raciste de basse intensité menée par les anglo-saxons à travers leurs sous-traitants interposés a produit un réseau d’élite transnational de prédation semant la mort et la désolation. Elever des mercenaires et des « nouveaux prédateurs » ayant participé , de près ou de loin, à cette guerre, sans passer par une Commission Vérité, Justice et Réconciliation ou par des « assises de la refondation », c’est se moquer de la culture bantu, de l’histoire et des victimes de cette tragédie.
Il me semble que « l’impunité ne conduit qu’à l’aggravation de la criminalité et la détérioration morale, elle n’est jamais une solution. » Oui. « Rien n’est pire que l’impunité pour la santé morale d’une nation ou d’un homme. C’est en fait de le détruire de l’intérieur », comme dirait Karine Bechet-Goloko.
Revenir au Rapport Mapping, aux enquêtes sur l’assassinat de Kamwina Nsapo, de Floribert Chebeya, de Thérèse Kapangala, de Rossi Mukendi, à celles contenues dans Panama Pepers et Congo Hold-Up dissuaderaient ces compatriotes amnésiques, par action ou par omission, décidés à fabriquer des « dignitaires de pacotille » au pays du Lumumba. (Lui, vient, à juste titre d’être « dignifié » par l’Algérie.(L’Algérie attribue une distinction honorifique à P.E Lumumba pour son combat contre la colonisation | Politico.cd ) Oui. A juste titre.)
Il appartient aux minorités éveillées et critiques de faire échec à ces tentatives maladroites. Elles torpillent l’histoire du pays et font de la déstructuration culturelle dont il est victime une voie pouvant, à terme, le condamner à être un véritable repère de bandits, de mercenaires et de criminels.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961