Par Jean-Pierre Mbelu
«Etre aveuglé implique que l’on voit « mal », ce qui peut être corrigé ; mais être capturé implique que c’est la puissance de voir elle-même qui est affectée (…). La capture fait prise, et elle fait prise sur quelque chose qui importe, qui fait vivre et penser celui ou celle qui est capturé.» – PH. PIGNARRE et I. STENGERS
Au Kongo-Kinshasa, il y a une certaine tendance politicienne à exclure une catégorie de compatriotes de la sphère politique au nom de ce qu’elle exerce comme ministère : le pastorat. Cette exclusion n’ est pas toujours fondée sur une approche de la politique largement partagée au pays : un domaine réservé aux « politiciens ». (Un domaine pas toujours très correct au sens du « tshididi » [1], de « politique-ruse », de « politique roublardise et mensonge ».)
Souvent, après avoir soutenu que « tout pouvoir vient de Dieu », cette tendance politicienne estime qu’ il y a ce qui appartient à César et qui doit être donné à César et à Dieu ce qui est à lui. Sans nécessairement expliciter »ce qui est à César » et »ce qui est à Dieu » et en faisant comme si l’herméneutique et l’exégèse du verset évangélique en question avaient cesser de faire couler beaucoup d’encre.
Dire que les pasteurs ne doivent pas se mêler de la politique serait perdre de vue que la politique peut être lue comme un processus collectif d’échange de stratégies, de tactiques, de moyens et de paroles
Dire que les pasteurs ne doivent pas se mêler de la politique serait perdre de vue que la politique peut être lue comme un processus collectif d’échange de stratégies, de tactiques, de moyens et de paroles ; le lieu de la production des actions et des interactions dans le respect des différences et du conflit non meurtrier en vue de bâtir, le mieux que l’on peut, une cité du »bien-vivre » essayant de répondre en permanence aux questions »basiques », locales. Vue comme un processus collectif, la politique ne peut, d’emblée, exclure certains membres appelés à participer à l’édification de la cité.
Souvent, les pasteurs refusent de se plier à cette exclusion en s’inscrivant dans la tradition prophétique. Ce faisant, ils se mêlent de ce qui ne devrait pas les concerner, selon la tendance politicienne susmentionnée. Ils enseignent que des remises en questions peuvent être des lieux ouvrant la politique aux problématiques qui en étaient exclues. La question de la sorcellerie semble en être une.
Longtemps après le groupe Amos, un pasteur parle
Au Kongo-Kinshasa, un collectif réunissant fidèles et pasteurs, le groupe Amos, a participé activement à la remise en question de la politique de Mobutu avant sa chute. Il s’inscrivait effectivement dans la dynamique de l’engagement prophétique au nom de la libération et de l’émancipation des masses kongolaises asservies et assujetties.
Dernièrement, à Mbuji-Mayi, un pasteur a osé aller dans le même sens en décriant « les politiciens sorciers ». Un extrait de la vidéo contenant son message est édifiant. En voici plus ou moins la transcription : « Même dans le gouvernement kongolais, il y a des sorciers. Comment expliquer que les soldats au front, baza ne nzala, mais un ministre azo yiba plus de 600.000 dollars. Landa ngai. Kokanisa te que ba ndoki, misala na bango ya mabe ezalaka kaka na batu oyo ya pasi. Non. Même dans le gouvernement, même dans l’assemblée nationale, il y a des sorciers. Papa Fortunat, oyo mandat esilaki, ba députés ba voté loi nini oyo ezo sunga mboka ? (Pesa) Moko kaka ? Et ils gagnent 21000 dollars par mois. Après aye na ba tricots ya 2000 (FC), tozo landa ye na sima, azo kabola ba 2000(FC). Abanda kozua ba 21000 dollars. Tu ba kiti ya plastique mpo ba corrompre même ba pasteurs. Misala ya kindoki ezali na niveau top na Kongo. Moto epanza yango. Même baye bazali ko exercer yango bapanzana. Dernièrement, un ministre des finances, c’est prouvé que ayibi (…). Tal ngai awa. Soki ndeko nayo azalaka ministre, yebisa ye : « Bino boza bandoki ya Kongo. Bino bozo loka Kongo. » »
Des politiciens sorciers
Des politiciens sorciers. Qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir signifier ? Habituellement, au Kongo-Kinshasa, les sorciers sont supposés appartenir aux milieux défavorisés, appauvris, précarisés, aux milieux des »batu ya pasi » (des gens qui souffrent, qui tirent le diable par la queue). A quoi sont-ils reconnus ? A leurs oeuvres maléfiques( misala na bango ya mabe). Or, constate ce pasteur, même au gouvernement, même à l’assemblée nationale, il y a des politiciens dont les oeuvres sont maléfiques. Ils détournement l’argent,beaucoup d’argent, pendant que les militaires au front ont faim. En d’autres termes, ces politiciens participent du « mal être », du « mal vivre », du »mal vivre-ensemble » dans la mesure où ils volent l’argent qui devrait être utilisé afin que la guerre, à l’Est du pays, prenne fin et que le bonheur collectif partagé soit, tant soit peu, au rendez-vous. Donc, le dénominateur commun entre « les batu ya pasi » et certains politiciens kongolais, ce sont les oeuvres maléfiques préjudiciables pour »le bien-vire-ensemble’. Désormais, parler des sorciers ne devrait pas se rapporter tout simplement aux »bato ya pasi ». Cela devrait aussi viser les « bato du pouvoir« .
Détourner ou voler de l’argent dans un pays en guerre perpétuelle ou s’accorder des salaires mirobolants pour un travail nul sont des signes de « kindoki », de la perte de la capacité de pensée, d’une pensée orientée vers soi et vers autrui.
Les dénoncer ne suffit pas et croire qu’un feu descendra du ciel pour « ko panza bango », pour les détruire, c’est céder à la colère et à la facilité. ( Encore faudrait-ils que les preuves de leurs détournements et vols soient apportés!) Apprendre que leurs oeuvres maléfiques font partie d’un « système sorcier », « un flux mouvant et réorganisateur » dénommé « capitalisme » ou « néolibéralisme » (néocolonial), c’est effectuer un pas en plus.
Dans ce « système sorcier », les politiciens décriés jouent le rôle de « petites mains ». De ce point de vue, ils sont mangés par « la sorcellerie capitaliste ». Qu’est-ce cela veut bien dire ? « C’est-à-dire affirmer que c’est leur capacité même à penser et à sentir qui a été la proie de l’opération de capture. Etre aveuglé implique que l’on voit »mal », ce qui peut être corrigé ; mais être capturé implique que c’est la puissance de voir elle-même qui est affecté (…). La capture fait prise et elle fait prise sur quelque chose qui importe, qui fait vivre et penser celui ou celle qui est capturé.[2]»
Détourner ou voler de l’argent dans un pays en guerre perpétuelle ou s’accorder des salaires mirobolants pour un travail nul sont des signes de « kindoki », de la perte de la capacité de pensée, d’une pensée orientée vers soi et vers autrui. C’est l’expression d’un moi devenu captif d’un système vivant (aussi) de la dette odieuse des pays où il veut imposer don hégémonie économique et culturel.
Pour cause. L’argent détourné ou volé crée un vide dans les caisses de l’Etat-raté. Cela le pousse à s’endetter auprès des institutions financières internationales pour compenser le vide créé par le vol et le détournement. Cet argent n’ayant pas été mis au service de »la res publica », du peuple, constitue, pour le pays, une dette odieuse. Une dette n’ayant pas profité au bien de toute la cité mais à quelques individus au nom de leurs fictions politiques et de leur « négritude de service ». Et les pays entraînés dans les dettes odieuses par »les petites mains sorcières » du capital finissent par être mis sous tutelle[3].
Des tactiques d’envoûtement et des lieux de contre-capture
Les « politiciens sorciers » travaillent a étendre la prise néolibérale et néocoloniale sur leurs compatriotes qu’ils considèrent comme étant leurs proies. Ils leur imposent, au quotidiens, des « alternatives infernales »(est-ce que yo moto okobongisa mboka oyo, eza tour na biso, eza corruption te, eza encouragement, etc.) les corrompent et leur proposent une approche politique particratite et exclusionniste. Ils organisent, de loin ou de près, pour eux, des séances de prière et de concerts religieux afin de les transformer en zombies ; c’est-à-dire en des gens incapables de penser, de sentir, de vivre, d’exister comme des humains éveillés à ce qu’ils ont de spécifique (par rapport aux animaux, par exemple).
Dénoncer ce processus sorcier est insuffisant. Créer, fabriquer les lieux de la déprise et veiller à sa protection, c’est mieux.
Ils tiennent à réaliser une prise sur leur principe vital. Dénoncer ce processus sorcier est insuffisant. Créer, fabriquer les lieux de la déprise et veiller à sa protection, c’est mieux. Donc, ces lieux où l’on partage et s’engage dans des trajets d’apprentissage au sujet de procédures que les politiciens utilisent pour poursuivre leur besogne ; de leurs tactiques d’envoûtements, de leur distribution des T-shirts, des pagnes, des chaises en plastique. De leur confiscation des moyens de vie et de survie collectifs avec, de temps en temps, des garanties de protections »étatiques ». Contrecarrer ces pratiques, les mettre à nu, c’est commencer à nuire au « système sorcier » et à ses « petites mais ». Or, c’est cela que certains pasteurs osent. D’où les tentatives de leur exclusion.
Et cette exclusion d’un processus collectif pose des problèmes sérieux. Qui en décide ? Au nom de quel principe collectivement partagé ? Au nom de quel héritage politique ? Et pourquoi ? Pourquoi la rationalisation des sphères de la vie doit-elle l’emporter sur leur réelle interférence et interconnexion ?
Tenez. Les chrétiens souffrant de l’accaparement des moyens de vie et de survie en parlent à leurs pasteurs. Qu’est-ce que ces derniers devraient faire ? Se taire ou les armer contre les procédures facilitant leur envoûtement à l’approche des »élections-pièges-à-cons » ou bien longtemps avant ? Le problème est que des pasteurs-prophètes ont des fidèles. Ils peuvent fidéliser et produire, fabriquer, avec leurs fidèles, des opérations de contre-capture et travailler à les protéger sur le court, moyen et long terme.
Néanmoins, la tentation de la récupération est permanente et l’évangile de la prospérité a ses disciples. La vulnérabilité humaine invite à une révision permanente de certaines certitudes et des idées pragmatiques mises en échec. Non pas pour se recroqueviller sur ces échecs, mais pour apprendre à toujours penser ensemble, à poser des questions qui dérangent, à douter des évidences, à produire de l’intelligence collective capitalisant des leçons pouvant en être tirées et en réapprenant des pratiques historiques ayant porté leurs fruits.
Ici, revenir au groupe Amos serait intéressant. Qu’est-ce qui a fait sa force ? Entre autres, son enracinement dans la Parole de Vie. Mais aussi l’interstice créé entre les pasteurs et les fidèles et les connexions établies avec les autres mouvements de la société civile kongolaise. Pourquoi ce groupe n’a-t-il pas survécu au temps qui passe ? Certains de ses animateurs auraient été impuissantés avec la collaboration des »petites mains » du néolibéralisme néocolonialisant.
Une question pour conclure
Comment créer, fabriquer des collectifs citoyens (populaires) interconnectés, lieux de désenvoûtement de »la sorcellerie » politicienne kongolaise, capables de se protéger sur le court, moyen et long terme et de remettre en politique, à temps et à contretemps, les problématiques qui en sont exclues en vue d’un »bien-vivre » ensemble fondé sur la résistance à la bêtise et le débat public permanent ?
Tel est l’un des défis auxquels les pasteurs-prophètes et leurs fidèles devraient être attentifs. Des collectifs interconnectés, vivant de leur hétérogénéité et en faisant leur richesse et promouvant un leadership d’équipe. Des collectifs »pragmatiques », c’est-à-dire attentifs aux conséquences et aux effets de la capture néolibérale (et néocoloniale) et travaillant à s’en protéger.
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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[1] Lire J.-P. MBELU, Ingeta. Dictionnaire congolais pour une insurrection des consciences. Paris, Congo Lobi Lelo, p. 208.
[2] PH. PIGNARRE et I. STENGERS, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005, p. 62.
[3] Lire E. TOUSSAINT, le système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.