Par Jean-Pierre Mbelu
Mise en route
L’un de mes derniers articles[1] voulait, entre autres, comprendre pourquoi des compatriotes kongolais sont réticents chaque fois que quelques-uns, parmi entre eux, essaient d’en appeler aux assises de refondation pour lutter contre la perte du capital-confiance que la guerre perpétuelle imposée au pays et sa gestion ont, de près ou de loin, provoquée en vue de jeter collectivement les bases solides de la cohésion nationale et sociale. La peur que ces assises se transforment en un moment de partage du « gâteau » apparaît souvent comme l’une des raisons majeures de ces réticences.
En fait, en écoutant et en réécoutant l’une des interviews que Bob Kabamba, professeur de l’Université de Liège (et coordonnateur de l’écriture de « la Constitution »), a eue avec Christian Lusakueno, j’ai mieux compris l’une des origines assez récentes de la perception du « Kongo-gâteau ». Cela étant, est-ce vrai que l’unique façon de ne pas tomber dans cette perception du « Kongo-gâteau » serait de rejeter toute possibilité d’organisation des assises de refondation du pays ? Ne peuvent-elles pas être porteuses d’une perception alternative nécessaire à la réinvention de l’humain kongolais individuellement et collectivement afin qu’il participe efficacement à l’édification d’un pays plus beau qu’avant en rendant son Etat fort et ses institutions fortes ? Partir de Sun City, lieu-contexte où est née « la charte d’infiltration et d’occupation du Kongo dénommée meilleure constitution » et requestionner la marche historique du Kongo-Kinshasa, cela peut apporter quelques bribes de réponses aux préoccupations susmentionnées.
A Sun City, « les belligérants » avaient perçu le Kongo-Kinshasa comme « un gâteau »
Au fur et à mesure que les jours passent, le débat sur « la constitution » kongolaise perd en intensité. Comme d’habitude, « les communicateurs » courent derrière ce qu’ils considèrent comme étant des « questions d’actualité ». Pourtant, les éléments de l’ interview que Bob Kabamba a eue avec Christian Lusakueno en 2020 auraient pu apporter un peu plus d’eau au moulin de débatteurs. C’est vrai. Certains « communicateurs » ont ajouté cette interview à leurs vidéos sans la commenter. Pourtant, elle éclaire le contexte historique et la perception du pays qu’avaient « les belligérants » présents au dialogue dit « intercongolais » de Sun City.
A Sun City, le Kongo-Kinshasa ne fut pas perçu comme un pays, un « ditunga », mais plutôt comme un bien de consommation, comme une vache laitière dont « les belligérants » allaient profiter pour apaiser la goût pour la mort, pour la thanatophilie. Les salaires mirobolants perçus au cours de la période transitoire dite du « 1 plus 4 » peuvent en témoigner.
Oui. A Sun City, « les belligérants » avaient perçu le Kongo-Kinshasa comme « un gâteau ». Et comme le dit si bien Bob Kabamba, la répartition des postes (d'(ir)responsabilité) a été faite de façon que chacun puisse avoir une portion de ce « gâteau ». Le « Kongo-gâteau » devait être partagé de façon à répondre aux appétits voraces des « belligérants ». La partition du pays en plusieurs morceaux doit avoir obéi à cette même logique belliqueuse.
Donc, à Sun City, le Kongo-Kinshasa ne fut pas perçu comme un pays, un « ditunga », mais plutôt comme un bien de consommation, comme une vache laitière dont « les belligérants » allaient profiter pour apaiser la goût pour la mort, pour la thanatophilie. Les salaires mirobolants perçus au cours de la période transitoire dite du « 1 plus 4 » peuvent en témoigner.
A partir de Sun City, le pays n’est plus conçu comme une terre-mère à protéger, une patrie à aimer, un « ditunga » à rendre plus beau qu’avant. Non. Il est simplement devenu « un gâteau » dont « les belligérants », leurs clients et leurs parrains devraient tout simplement jouir.
(Or qui dit « ditunga » dit ce qui est construit, bâti et est à bâtir. Ce mot peut renvoyer au verbe lingala « kotonga » (bâtir, construire, fabriquer, coudre). Qui dit « ditunga » dit un pays bâti (et à bâtir) par « le diyi » (la Parole) partagé et les actions concertées, par un pacte social à respecté.)
La vision consumériste du « ditunga » s’est alors accompagnée, à partir de Sun City, de l’hédonisme et des anti-valeurs qui lui sont liées telles que la violence, la méchanceté et la haine.
Dans ce contexte consumériste, les « Faiseurs de paix »[2] ayant participé au partage du « gâteau » ont cru bien faire en cherchant à résoudre un problème politique là où des questions liées à la sécurité, à l’éthique reconstructive, à l’impunité et au droit (national et international) se posaient avec acuité.
Ces questions auraient pu trouver de bribes de réponses si certaines résolutions prises à Sun City avaient été tant soit peu respectées. Deux institutions dites « d’appui à la démocratie » et inscrites dans « la constitution de la Transition » n’ont pas pu être mises sur pied. Il s’agit de la Commission (Justice), Vérité et Réconciliation et de l’Observatoire national des droits de l’homme. (L’une des institutions ayant fonctionné selon les vues des « belligérants » et de leurs parrains fut la Haute Autorité des médias. Elle ne fit, souvent, que s’en prendre aux Kongolais et aux médias qui fustigèrent la présence des étrangers dans les institutions. Cette dénonciation fut décriée comme étant un discours xénophobe…)
N’ayant pas fait collectivement la Vérité sur la guerre raciste de prédation et de basse intensité à laquelle « les belligérants » kongolais et étrangers ont activement participé, les animateurs des institutions « gâteau » se sont introduits comme des vers dans le fruit Kongo et l’ont détruit de l’intérieur avec la complicité de leurs parrains. D’ailleurs, ces derniers ont été très complaisants dans le traitement de la question liée aux compétences des gestionnaires « transitoires » du pays. Pour cause. Ils avaient boutiqué un code minier et un code forestier à imposer aux « nouveaux prédateurs » par le biais des organismes financiers « dits » internationaux.
L’hédonisme consumériste et une vision tronquée de la patrie
Marqués profondément par l’hédonisme consumériste et par une vision tronquée de leur patrie assimilée à une vache laitière, les politicards kongolais évitent de relire collectivement l’histoire du pays afin de répondre aux questions escamotées. Pourquoi, après Sun City, la commission Vérité et Réconciliation n’a-t-elle pas été mise en place ? A qui ce manquement a-t-il profité ? Quelles ont été et quelles en sont encore actuellement les conséquences structurelles et institutionnelles ?
Relire l’histoire du pays à partir de la rencontre de Sun City est important pour les amnésiques kongolais. Ils saucissonnent la réalité kongolaise en de petits morceaux qui peuvent devenir difficilement compréhensibles dans une vue d’ensemble sur le temps long.
L’infiltration des institutions du pays par des « belligérants » kongolais et étrangers ne continue-t-elle pas d’être, jusqu’à ce jour, un ver rongeant « le fruit kongo » de l’intérieur ? Ce pays peut-il être bâti afin qu’il devienne plus beau qu’avant sans un minimum d’éthique reconstructive dans sa double dimension d’éthique de responsabilité et d’éthique de réconciliation ? La reconduction des clients des « belligérants » kongolais et étrangers dans les institutions « manquées » du pays ne continue-t-elle pas à affaiblir le capital-confiance interkongolais indispensable à la reconstruction d’un « ditunga » plus beau qu’avant ? Sur le temps long, cela n’est-il pas préjudiciable à la production d’un Etat fort ?
Relire l’histoire du pays à partir de la rencontre de Sun City est important pour les amnésiques kongolais. Ils saucissonnent la réalité kongolaise en de petits morceaux qui peuvent devenir difficilement compréhensibles dans une vue d’ensemble sur le temps long.
Les « belligérants » présents à Sun City, leurs clients et leurs parrains ont été (et sont encore), à quelques exceptions près, victimes, innocentes et/ou consentantes, de la manducation de leurs coeurs et de leurs esprits par la sorcellerie consumériste. Elle a opéré, sur ces coeurs et ces esprits, une prise handicapant leur capacité de penser autrement. Une réforme permanente -re-civilisatrice- de ces esprits et de ces coeurs est indispensable à leur ré-engagement pour bâtir, au coeur de l’Afrique, un pays plus beau qu’avant. En principe, cette réforme devrait s’enraciner dans une éthique reconstructive pouvant aider le pays à faire (la Justice et) la Vérité, collectivement, sur les tenants et les aboutissants de la guerre perpétuelle dont elle souffre et à laquelle « les belligérants » kongolais et étrangers ainsi que leurs parrains ont pris une part active.
Une petite conclusion
La réforme permanente des esprits et des coeurs ne devrait pas se limiter aux « belligérants ». Elle devrait participer de la réinvention de l’humain kongolais au niveau individuel et au niveau collectif.
Réformer les institutions sans réaliser la déprise sur les esprits et les coeurs kongolais envoûtés par la sorcellerie consumériste risque d’être un coup d’épée dans l’eau.
Réformer les institutions sans réaliser la déprise sur les esprits et les coeurs kongolais envoûtés par la sorcellerie consumériste risque d’être un coup d’épée dans l’eau. Un Etat fort et des institutions fortes, c’est bien. Des hommes et des femmes pétris de patriotisme et de souverainisme, de justice et d’équité, de la civilité et du civisme les animant, c’est mieux.
Longtemps après la Conférence Nationale Souveraine, des assises de refondation pourraient être porteuses d’un projet collectif de la réinvention de l’humain kongolais afin de fermer la parenthèse de Sun City et de sa vision du »Kongo-gâteau ».
Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
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[1] Et si la crise kongolaise était anthropologique ? – Ingeta [2] Lire J.-C. WILLAME, Les « Faiseurs de paix » au Congo. Gestion d’une crise internationale dans un pays sous tutelle, Bruxelles, Grip, 2007, 217 p. Il serait souhaitable de relire, en plus de Jean-Claude Willame, le livre de Charles Onana, Europe, crimes et censure au Congo. Les documents qui accusent, Paris, Duboiris, 2012, 319 p.