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65 ans déjà : mémoire, maturité et « bisoïté ». Pour un Kongo-Kinshasa debout !

65 ans déjà : mémoire, maturité et « bisoïté ». Pour un Kongo-Kinshasa debout !

65 ans déjà : mémoire, maturité et « bisoïté ». Pour un Kongo-Kinshasa debout ! 640 360 Ingeta

Par Jean-Pierre Mbelu

« Tshishi tshidiadia lukunde, ntshidi munde mua lukunde. » – Proverbe Luba

Dans plus ou moins deux semaines, le Kongo-Kinshasa va totaliser 65 ans d’indépendance. Comment cette date va-t-elle être vécue et célébrée au pays ? Jusqu’à ce jour, rien n’est encore annoncé officiellement. Il se pourrait que cette journée se passe dans le recueillement et la méditation. Mais la méditation et le recueillement sur quoi ? Sur l’histoire du pays avant que s’imposent les paradigmes de néantisation et d’indignité qu’ont été la traite négrière et la colonisation ? Comment ce recueillement et cette méditation seront-elles organisées ? Individuellement ou collectivement ? Est-ce possible que des populations massifiées constituent un « nous », « une nation », sans que les espaces sociaux et matériels de l’organisation et de la transmission de leur mémoire collective ne soient collectivement organisés ?

A 65 ans, un pays est supposé avoir acquis suffisamment de maturité pour se départir du paternalisme et des autres théories infantilisantes. Il a acquis sa souveraineté et/ou aspire à la rendre plus efficiente. Sa mémoire collective organisée et transmise est supposée lui avoir permis de constituer un peuple souverain riche de ses traditions et de son ouverture critique à l’altérité. A 65 ans, le Kongo-Kinshasa pourra-t-il se regarder collectivement dans la glace et dire, la main sur le coeur, qu’il a compris les logiques du pouvoir néolibéral aliénant et néocolonial asservissant ? Un sérieux examen de conscience devrait être requis pour un (re)départ différent.

Le colonialisme économique asservissant

Dans quelques jours, le Kongo-Kinshasa va célébrer ses 65 ans d’indépendance (formelle). La date du 30 juin devrait, en principe, inciter tous les Kongolais et toutes les Kongolaises à examiner leur mémoire collective en reprenant, entre autres, la question posée par Lumumba à la Table Ronde de Bruxelles en 1958 : «Quel sera le contenu de l’indépendance ? » Plus de 65 après, est-ce possible de donner, collectivement, une réponse à cette question ? Pas de manière dispersée sur les réseaux sociaux. Non. Mais en organisant des  »tables palabriques » à la base de la société kongolaise. Ici et maintenant, la question de Lumumba pourrait être posée au présent : « Quel est le contenu que nous pouvons donner à notre indépendance aujourd’hui ? » Si pour des raisons de mémoire, une référence peut être faite à Lumumba, voici sa réponse  : « L’indépendance signifie que les Kongolais sont maîtres chez eux. ».

« Quel est le contenu que nous pouvons donner à notre indépendance aujourd’hui ? » Si pour des raisons de mémoire, une référence peut être faite à Lumumba, voici sa réponse : « L’indépendance signifie que les Kongolais sont maîtres chez eux. ». Est-ce vrai de soutenir que 65 ans après, les Kongolais sont réellement « maîtres chez eux »?

Est-ce vrai de soutenir que 65 ans après, les Kongolais sont réellement « maîtres chez eux »? La réponse à cette question n’est pas à simplifier. Elle passe par un examen approfondi des moments historiques au cours desquels cette « maîtrise » fut affirmée, fut neutralisée. Le recours aux nôtres ayant étudié la saine gestion traditionnelle du pouvoir au Kongo-Kinshasa et décrier les paradigmes de néantisation de ce pouvoir et du Muntu l’assumant et les paradigmes d’indignité ayant perpétré le militarisme, le mercantilisme et le matérialisme afin d’assujettir, de soumettre et d’abâtardir les Kongolais ; sans oublier la courageuse résistance et la résilience qui leur ont été opposées.

Il y a deux ans, lors de son passage à Kinshasa, le Pape François, a prononcé un discours applaudi frénétiquement. Que disait-il, entre autres , le 31 décembre 2023? Il disait ceci : «En parlant de frein au développement et de retour au passé, il est tragique que ces lieux, et plus généralement le continent africain, souffrent encore de diverses formes d’exploitation. Après le colonialisme politique, un « colonialisme économique » tout aussi asservissant s’est déchaîné. Ce pays, largement pillé, ne parvient donc pas à profiter suffisamment de ses immenses ressources: on en est arrivé au paradoxe que les fruits de sa terre le rendent « étranger » à ses habitants. Le poison de la cupidité a ensanglanté ses diamants. C’est un drame devant lequel le monde économiquement plus avancé ferme souvent les yeux, les oreilles et la bouche. »

Le constat applaudi est que « le colonialisme économique » s’est substitué au « colonialisme politique » et que l’un est aussi asservissant que l’autre. Qu’il est aliénant pour « les maîtres de leurs terres ».

Relisant le Pape, il y a lieu de soutenir que « le colonialisme économique » coexiste avec le néocolonialisme politique. Les Kongolais ayant applaudi ce discours en 2023 peuvent-ils, deux ans après, affirmer que le pays a rompu économiquement avec les logiques coloniales et politiquement avec les logiques néocoloniales ? Depuis 2023, les Kongolais sont -ils devenus réellement « maîtres » chez eux ?

Comprendre en profondeur le système et le travail de mémoire

Pour répondre à ces questions, la compréhension en profondeur du système d’avilissement, d’aliénation, d’assujettissement et de soumission s’étant substitué à l’organisation tradicratique[2] de la cité indépendante est indispensable. Ici, « comprendre, ce n’est pas justifier ; comprendre, c’est mettre au jour des logiques de pouvoir, les discours qui légitiment l’illégitime, les violences rendues invisibles. »

Un travail de mémoire devrait, en principe, permettre aux Africains et aux Kongolais d’être attentifs à ces théories suicidaires afin de les déconstruire et de produire des discours souverainistes unifiant les diversités en promouvant l’intersubjectivité critique et/ou l’intelligence collective.

Un travail de mémoire est nécessaire à cette compréhension. Ce travail a été, est fait et continue d’être fait. La croyance ethnocentrique en la supériorité raciale a justifié la colonisation. Les théoriciens du racialisme estimaient que la colonisation était nécessaire pour sortir les indigènes de la barbarie et en faire des humains libres, débarrassés des chaînes de leurs cultures barbares.

Souvent, l’évocation de ces théories gomme le fait qu’elles ont été contredites au coeur même de l’Occident ethnocentriste. Un exemple. M. Camille Pelletan avait contredit Jules Ferry après la tenue de son discours sur « les fondements de la politique coloniale » à l’Assemblée nationale française le 28 juillet 1885 estimant que les races supérieures auraient des droits à l’endroit des races inférieures. « Sur ce point, l’honorable M. Camille Pelletan raille beaucoup, avec l’esprit et la finesse qui lui sont propres ; il raille, il condamne, et il dit : « Qu’est-ce que c’est que cette civilisation qu’on impose à coups de canon ? Qu’est-ce, sinon une autre forme de barbarie ? Est-ce ces populations de race inférieure n’ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu’elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré ; vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas. Voilà, messieurs, la thèse ; je n’hésite pas à dire que ce n’est pas de la politique, cela, ni de l’histoire : c’est de la métaphysique politique…[3]»

Ce texte est tiré d’un livre analysant, entre autres, la guerre par procuration menée contre le Kongo-Kinshasa par le biais des proxies dans les années 1990. Pierre Péan remonte jusqu’à la Conférence de Berlin pour en saisir « la métaphysique ». La France, l’Angleterre, Léopold II et l’Allemagne en proie à une concurrence exacerbée s’arrangent pour que l’exploitation des  » pays barbares » les départagent sans le consentement de ces derniers. La « métapolitique » vient à leur secours.

Celle-ci disqualifie les peuples différents en les qualifiant de « barbares' », en leur déniant « les droits »(humains) et en choisissant la violence diabolique comme « moyen civilisateur ». La « métapolitique » est un torpillage de la politique et de l’histoire des peuples, comme le souligne si bien l’honorable Camille Pelletan. En d’autres termes, l’idéologie « métapolitique » accompagne, souvent subrepticement, les théories de bonnes intentions prônant  »la respect des droits humain », la promotion de « la démocratie », « l’aide au développement », « le co-développement », « le commerce gagnant-gagnant », etc. sans tenir compte de la prise d’initiative et de l’invitation des « barbares ». Pierre Péan écrit et reprend la remise en question de « la métapolitique » en 2010. Dix ans plus tard, en 2020, Pierre-Antoine Plaquevent, en publiant son livre intitulé « Soros et la société ouverte », suivi de « La société ouverte contre la France » esquisse une critique de la « métapolitique du globalisme ».

Il y a comme une constance. Depuis la Conférence de Berlin, « la métapolitique » éclabousse la politique et l’histoire et constitue une menace et pour  »les populations inférieures » et pour « les civilisateurs ». Quelle affaire ?

Donc, aujourd’hui encore, l’idéologie globaliste est un discours « métapolitique » détruisant les cultures et les traditions des peuples . « L’argumentaire de la société ouverte doit permettre de détruire le socle des constantes anthropologiques qui nous constituent, mais au nom des droits de l’Homme et de la compassion universelle. Derrière le masque des bonnes intentions humanitaires et philanthropiques, on distingue néanmoins chez Soros un misanthrope animé par une haine viscérale de l’humanité (…).[4]»

Donc, « la métaphysique de la politique », « la métapolitique » est, en principe, ce qui est tapi derrière tous les théories des bonnes intentions servies à l’Afrique et au Kongo-Kinshasa depuis 1885 sans qu’elles permettent aux Africains et aux Kongolais de s’assumer comme « maîtres » de leur destinée, comme des « peuples souverains ». Un travail de mémoire devrait, en principe, permettre aux Africains et aux Kongolais d’être attentifs à ces théories suicidaires afin de les déconstruire et de produire des discours souverainistes unifiant les diversités en promouvant l’intersubjectivité critique et/ou l’intelligence collective.

Travail de mémoire contre l’amnésie collective

Au sujet du travail de mémoire, il y a une lutte acharnée à mener contre l’amnésie. L’un de nous, Mufoncol Tshiyoyo, nous dit comment procéder. Répondant à un commentateur de l’un de ses articles soutenant qu’« au Congo c’est L’amnésie collective qui nous empêche de nous souvenir de nos erreurs passées ou récentes. Voilà pourquoi nous retombons souvent dans les mêmes erreurs. »

Nous avons des douleurs, des défaites, des victoires même, mais nous ne les archivons pas. De plus, nous ne les transformons pas en stratégie, en récit, en conscience historique transmise. Le système le sait. Il veut que chaque génération recommence à zéro. Or, un peuple sans mémoire est un peuple programmable. Un peuple qui se souvient devient dangereux. Parce qu’il ne se laisse plus séduire deux fois par le même mensonge. Alors oui, le Congo souffre d’amnésie. Mais, nous avons le devoir, non seulement de nous souvenir, mais de faire mémoire, de l’organiser, de la transmettre. L’oubli n’est pas une fatalité. C’est une stratégie de l’ennemi. Et la mémoire est une forme de résistance.

A ce compatriote, Tshiyoyo donne une réponse d’une sagesse inégalée. Il lui dit ceci :
« L’amnésie collective est un poison lent. Elle efface les leçons. Elle brouille les repères, et rend chaque trahison possible encore et encore. Mais je dirais ceci : ce n’est pas seulement l’oubli qui nous tue, c’est aussi l’absence d’une mémoire organisée. Nous avons des douleurs, des défaites, des victoires même, mais nous ne les archivons pas. De plus, nous ne les transformons pas en stratégie, en récit, en conscience historique transmise. Le système le sait. Il veut que chaque génération recommence à zéro. Or, un peuple sans mémoire est un peuple programmable. Un peuple qui se souvient devient dangereux. Parce qu’il ne se laisse plus séduire deux fois par le même mensonge. Alors oui, le Congo souffre d’amnésie. Mais, nous avons le devoir, non seulement de nous souvenir, mais de faire mémoire, de l’organiser, de la transmettre. L’oubli n’est pas une fatalité. C’est une stratégie de l’ennemi. Et la mémoire est une forme de résistance. »

« Mémoire organisée », « mémoire archivée », « mémoire transmise » et reconvertie en conscience historique, « mémoire avertie », « mémoire résistante » contre le système colonial, néocolonial et néolibéral, telle est la mémoire vivante que les Africains et les Kongolais ont besoin de réanimer pour qu’ils récupèrent leur initiative historique, qu’ils s’assument comme des véritables démiurges de leur propre destinée. Une mémoire courageuse et résistante est une stratégie dont les peuples qui se veulent souverains ont besoin pour coopérer et assurer leur indépendance intégrale.

Mémoire vivante et éthique de la co-humanisation

Et une mémoire vivante a besoin des espaces sociaux et matériels organisés pour sa perpétuelle transmission. Elle a besoin de l’autre. D’un autre qui ne soit pas réduit au même. D’un autre dont le jeu de langage ouvert aux autres jeux supposés barbares peut conduire à la production d’un tiers jeu, d’un tiers langage hybride, promouvant l’éthique de la co-humanisation dans le respect des interdis d’homicide, de mensonge et d’inceste. Cette co-humanisation, cette bomotoïsation devrait s’originer dans des collectifs citoyens à la base de la société kongolaise, soucieux de bâtir un « nous » et de co-bâtir un pays plus beau qu’avant, avant de s’étendre au niveau national, africain et international. Elle devra reprendre en compte la charte de l’ONU et s’inscrire dans la dynamique d’une quête permanente d’un ordre juridique mondial contraignant.

Lutter contre ces « ego » kongolais surdimensionnés, contre la particratie, contre le culte de quelques personnalités faisant partie de l’oligarchie prédatrice du pays – ces bishi détruisant le lukunde du pays de l’intérieur – en refondant « le nous » kongolais sur le principe de la souveraineté et les valeurs de l’amour, de la sagesse, de la vérité, de la justice et de la solidarité, cela est bon pour la réinvention d’un Kongo différent.

A ce point nommé, la théorie philosophique de « la bisoïté » développée par le philosophe kongolais Tshiamalenga Ntumba s’inspirant du tournant linguistique dont les philosophes tels que Wittgenstein et Jürgen Habermas sont des figures de proue. Se rappeler que l’hymne national kongolais[5] magnifie le « biso », le « beto », le « twetu » et le chanter consciemment en se disant qu’il y a un « nous » à produire individuellement et collectivement impliquerait une lutte perpétuelle contre « les individus souverains » au service de l’ethnocentrisme et du globalisme misanthrope.

Lutter contre ces « ego » kongolais surdimensionnés, contre la particratie, contre le culte de quelques personnalités faisant partie de l’oligarchie prédatrice du pays – ces bishi détruisant le lukunde du pays de l’intérieur – en refondant « le nous » kongolais sur le principe de la souveraineté et les valeurs de l’amour, de la sagesse, de la vérité, de la justice et de la solidarité, cela est bon pour la réinvention d’un Kongo différent. Cette réinvention a aussi besoin d’un partenariat géopolitique, géostratégique et géoéconomique pluriel, de la technologie, de forces de défense et d’auto-défense capables de renverser les rapports de force là où la violence diabolique doit être reconvertie en violence symbolique dans le respect du conflit non-meurtrier. Et les meilleures forces de défense et d’auto-défense sont celles d’un « nous » riche de son enracinement culturelle et tradicratique, de sa diversité, de sa mémoire organisée en conscience collective historique, résistante et résiliente. Il y va de la réalisation du désir d’un bonheur collectif partagé dans un Kongo-Kinshasa debout !

 

Babanya Kabudi


[1] Le ver qui ronge, qui mange, qui détruit le haricot est à l’intérieur du haricot.

[2] Lire J.-P. MBELU, Toyokana. Eloge de la parole partagée & de la tradicratie, Paris, Congo Lobi Lelo, 2025.

[3] P. PEAN, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010, p. 133.

>[4] P.-A. PLAQUEVENT, Soros et la société ouverte. Métapolitique du globalisme. Suivi de la société ouverte contre la France, Paris, Culture & Racines, 2020, p. 462.

[5] Lire J.-P. MBELU, Terre promise. Néocolonisation & souveraineté : le cas du Kongo-Kinshasa, Congo Lobi Lelo, p. 122-136.

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