Par Jean-Pierre Mbelu
« Le problème n’est pas que vous n’ayez pas été éduqué. Le problème est que vous avez été éduqué juste assez pour croire ce qu’on vous a enseigné, mais pas assez pour remettre en cause tout ce qu’on vous a dit. »
– Edgar Morin
Mise en route
Depuis quelques mois, des universités sortent des terres kongolaises. D’autres sont reconstruites et dotées des bancs. Des écoles sont construites. Les bancs y sont distribués. L’objectif serait que les universités, les instituts supérieurs et les écoles, sur toute l’étendue du territoire national, accueillent les étudiants et les élèves dans les meilleures conditions. Apparemment, la question de l’éducation et de la formation des enfants et des jeunes serait au coeur des préoccupations des gouvernants actuels.
Le pays, à travers ses gouvernants, manifeste-t-il réellement le désir d’avoir des élites intellectuelles, politiques, scientifiques et des intellectuels organiques dignes de ce nom ? Que fait-il de ceux qui peuvent déjà y être répertoriés ? Dans quelles conditions travaillent-ils ? Finalement, quelles peuvent-être les conditions de possibilité d’un emploi à meilleur escient des élites kongolaises dignes de ce nom ?
En effet, dans un pays marqué par des paradigmes de néantisation et d’indignité qu’ont été la traite négrière, la colonisation et la néocolonisation, la relève peut être la résultante de la renaissance de l’école, de la famille et de l’université. Pourquoi ? Ces paradigmes de néantisation et d’indignité ont ignoré et/ou disqualifié les savoirs et les cultures des peuples humiliés, exploités, asservis, assujettis et abâtardis par les fondés de pouvoir et les petites mains du Capital prédateur et dépossédant. Cette disqualification des savoirs, des cultures et des spiritualités indigènes s’est accompagnée de la production des savoirs et des cultures au service de l’hégémonie dominante. Le processus de néantisation et d’indignité a touché à la fois les corps, les coeurs et les esprits. L’oraliture[1] participant de l’humanisation du Muntu en a pâti. Néanmoins, elle a pu aussi le sauver de la totale dégénérescence en choisissant le bosquet initiatique comme refuge et en magnifiant « les anciens ». La pharmacopée, les spiritualités traditionnelles[2], « les savoirs de la nuit », etc. , ont pu y trouver un refuge plus ou moins sûr.
Dans un pays en guerre perpétuelle comme le Kongo-Kinshasa, où quelques écoles, instituts supérieurs et université ont existé , quel peut être l’ apport réel de ceux qui sont en train d’être ajoutés ? Pourquoi les jeunes, les hommes et les femmes éduqués et formés dans ces écoles , ces instituts supérieurs et ces universités ne semblent pas, majoritairement être capables de participer patriotiquement à l’édification d’un « nous » riche de sa diversité pour un « bien-vivre-ensemble », pour « une bonne vie collective » ? En ajouter d’autres en améliorant les conditions d’accueil impliquera-t-il nécessairement la formation des élites à la hauteur des enjeux auxquels le pays est confronté depuis bientôt plus de soixante ans ? Le pays, à travers ses gouvernants, manifeste-t-il réellement le désir d’avoir des élites intellectuelles, politiques, scientifiques et des intellectuels organiques dignes de ce nom ? Que fait-il de ceux qui peuvent déjà y être répertoriés ? Dans quelles conditions travaillent-ils ? Finalement, quelles peuvent-être les conditions de possibilité d’un emploi à meilleur escient des élites kongolaises dignes de ce nom ? Telles sont les questions auxquelles cet essai va tâcher de répondre en esquissant quelques hypothèses.
Réduire le niveau et la qualité de l’éducation
Dans une Afrique où, depuis la traite négrière, « les maîtres du monde et ceux qui leur obéissent »[3] cherchent à fabriquer le consentement pour contrôler les populations massifiées. Leurs coeurs et leurs esprits sont devenus des lieux où se mènent les guerres les plus atroces.
Equité et justice sociale sont des piliers d’une société soucieuse d’éduquer et de former patriotiquement ses enfants et sa jeunesse. Le choix des enseignants et des formateurs devrait être soumis au respect de certaines règles déontologiques et à la sanction en cas de non-respect. Tout ceci n’est pas uniquement lié au nombre d’écoles, d’instituts supérieurs et d’universités. Non. C’est d’abord et avant tout une question d’orientation philosophico-éthique et politique de la société, d’une organisation collective responsabilisante. Quelles écoles, quels instituts supérieurs et quels universités voulons-nous construire ? Pour quels types d’hommes et de femmes à éduquer et à former ? Pour quelle finalité précise ? Ces questions et leurs réponses devraient précéder les projets de construction des bâtiments pour les jeunes kongolais.
Au Kongo-Kinshasa, la guerre néocoloniale pour la balkanisation du pays et la dépossession de ses terres s’est menée et se mène encore au niveau des coeurs et des esprits. Ceux qui l’ont orchestrée ont commencé par déshumaniser les Kongolais en les réduisant au rang des êtres sans valeur, buveurs de bière, corrompus et coureurs de jupons. Cette déshumanisation s’inscrit dans un long processus initié par les mondialistes ayant programmé l’obsolescence de l’homme et tenant à le rendre, dans sa diversité, apathique.
Ils ont compris que, comme l’écrivait Günther Anders, « pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut surtout pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes archaïques comme celles d’Hitler sont nettement dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif en réduisant de manière drastique le niveau et la qualité de l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations matérielles, médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste… que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements abrutissants, flattant toujours l’émotionnel, l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon avec un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de s’interroger, penser, réfléchir. »
Au Kongo-Kinshasa, il y a eu, atrocement, une combinaison des méthodes d’Hitler avec celles détruisant la qualité de l’éducation et de la formation universitaire. Les coeurs et les esprits y ont été mis à l’envers. Ils ont été plongés dans une crise anthropologique dont plusieurs peinent à pouvoir se relever. Les remettre à l’endroit est une urgence après qu’ils aient été agressées par les paradigmes de néantisation et d’indignité. L’école et l’université, promouvant l’interdisciplinarité, ont cette responsabilité.
Si, la construction des écoles, la réfection des anciens instituts supérieurs et de certaines universités ainsi que la construction des nouvelles constituent un pas important dans la reconnaissance de l’importance de l’éducation et de la formation au Kongo-Kinshasa, certaines conditions sont encore loin d’être remplies pour en faire des véritables lieux d’intellectualité. Les membres du personnel académique et administratif sont mal payés. Les frais académiques élevés ne permettent pas à la majorité des familles kongolaises paupérisées d’envoyer leurs enfants à l’institut supérieur ou à l’université. « Le système de cotés »sexuellement transmissibles » chosifie les filles, décourage certaines étudiantes, encourage la paresse et anéantit le goût de la science et de l’éthique. Ayant appris à tout obtenir moyennant l’argent -documents administratifs, cotes des travaux pratiques et des examens ; l’étudiante s’habitue à la corruption et s’accommode des promotions non méritées.[4] »
Cette corruption s’accompagne de la discrimination et de l’ entretien de la médiocrité. « En favorisant « les enfants d’abord », c’est-à-dire les enfants, les copines des professeurs et des assistants qui n’hésitent pas à négocier dans tous les cours la réussite de leurs protégés même les plus médiocres, on tue l’université en en faisant un repaire de la corruption, de la médiocrité et du déclin moral. [5]» Ici, un problème d’exemplarité se pose. Car, « les valeurs éthiques auxquelles les jeunes sont initiés trouvent en effet leur force et leur crédibilité lorsqu’elles sont prêchées par l’exemple et appliquées par les adultes et responsables ayant la charge de l’éducation.[6] »
Cette jeunesse désabusée, lorsqu’elle termine ses études universitaires, est majoritairement livrée au chômage. « Un présent éprouvant et un avenir bouché, tel semble être le lot de la jeunesse universitaire congolaise. A l’école secondaire les maux sont à peu près les mêmes. L’accès au système scolaire est freiné par la pauvreté des familles. Les structures d’orientation étant quasi-inexistantes, la plupart des jeunes choisissent à tout hasard des études qu’ils abandonnent rapidement. A l’école, beaucoup perdent le goût de l’effort et apprennent à négocier leurs cotes et leurs bulletins. [7]»
Dans ce contexte, lieux d’initiation aux valeurs éthiques, morales et patriotiques, l’école et l’université ont besoin des services publics pouvant les prendre en charge. Elles ont besoin d’un système socio-politique fondé, entre autres, sur l’égalité des chances et sur une justice sociale rendant les familles capables de participer à l’éducation et à la formation de leurs progénitures. Equité et justice sociale sont des piliers d’une société soucieuse d’éduquer et de former patriotiquement ses enfants et sa jeunesse. Le choix des enseignants et des formateurs devrait être soumis au respect de certaines règles déontologiques et à la sanction en cas de non-respect. Tout ceci n’est pas uniquement lié au nombre d’écoles, d’instituts supérieurs et d’universités. Non. C’est d’abord et avant tout une question d’orientation philosophico-éthique et politique de la société, d’une organisation collective responsabilisante. Quelles écoles, quels instituts supérieurs et quels universités voulons-nous construire ? Pour quels types d’hommes et de femmes à éduquer et à former ? Pour quelle finalité précise ? Ces questions et leurs réponses devraient précéder les projets de construction des bâtiments pour les jeunes kongolais.
Universités, renaissance du pays et contenus des savoirs
Depuis quelques années, au Kongo-Kinshasa, des universités sortent des terres. Des écoles sont construites. Des bancs sont distribués. Pas une université sans banc. Pas une école sans banc. Avoir des écoles, des instituts supérieurs et des universités sur la majeure partie du pays est un projet louable. Un pays ayant besoin de se refonder et de se (re)inventer, comme le Kongo-Kinshasa, a besoin de l’éducation et de la formation de ses enfants et de ses jeunes. Pourquoi ?
Inciter la jeunesse et le Muntu kongolais à renaître à la transcendance des valeurs de dignité, de courage, de résilience, de résistance, de justice, de paix et de travail en vue de devenir courageusement, individuellement et collectivement des « démiurges » de notre propre destinée devrait être la priorité des priorités . Faire cette option, c’est rompre avec l’enseignement de l’ignorance conduisant les jeunes à croire que le triomphe des valeurs advient sans effort, sans sacrifice.
Parce que, les questions que soulèvent l’école, l’institut supérieur et l’université sont d’abord et avant tout sociétales. Elles dépassent leur cadre restreint.
Depuis les années 1960, le pays souffre cruellement du manque d’une bonne intelligence sociale, d’une capacité d’organisation collective de façon à agir ensemble pour préserver ses intérêts vitaux. « Cette misère intellectuelle est en même temps une misère éthique. [8]» Le pays a renoncé, dans le chef de plusieurs de ses filles et fils, à la production d’une solidarité et de la responsabilité collective pour édifier un « nous » dont tout le monde peut prendre soin. Et la place de « l’éthique reconstructive » y est encore très marginale. Cette misère éthique est profondément spirituelle. « C’est celle du manque des références ultimes communautaires qui nous convertiraient à une foi en une vigoureuse une transcendance capables de faire de nous des êtres vraiment créateurs d’une destinée nouvelle.[9] » Inciter la jeunesse et le Muntu kongolais à renaître à la transcendance des valeurs de dignité, de courage, de résilience, de résistance, de justice, de paix et de travail en vue de devenir courageusement, individuellement et collectivement des « démiurges » de notre propre destinée devrait être la priorité des priorités . Faire cette option, c’est rompre avec l’enseignement de l’ignorance conduisant les jeunes à croire que le triomphe des valeurs advient sans effort, sans sacrifice. Et les aider à comprendre que la valeur est « ce au nom de quoi un sujet peut décider, quand les circonstances l’exigent, de sacrifier tout ou partie de ses intérêts, voire, dans certaines conditions, sa vie elle-même.[10] » Il le fait parce que cela confère un sens à sa vie.
Lumumba et ses compagnons de lutte avaient compris cela. Les Wazalendo et plusieurs compatriotes kongolais engagés courageusement dans la guerre raciste de basse intensité et de prédation livrée contre le pays l’ont compris. Cela devrait être rendu possible par une éducation et une formation s’inscrivant dans une tradition des luttes libératrices et émancipatrices menées par les Pères et les Mères de l’indépendance et de la souveraineté du pays. Elles devraient être les fers de lance de la refondation et de la (re)invention du pays. Que ça soit à l’école, à l’institut supérieur, à l’université ou dans les collectifs citoyens organisés à la base de la société kongolaise. Car il y va de l’écriture et/ou de la réécriture de l’histoire et de l’Afrique et du Kongo. Il y va de leur renaissance.
Ecrivant à sa femme, Pauline quelques jours avant son assassinat, Lumumba disait : « L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. »
L’échec de la décolonisation du pays et de plusieurs pays africains pose, encore aujourd’hui, la question de l’écriture et de la réécriture de l’histoire. L’école et l’université devraient, par la création de leurs facultés et la conception des contenus des savoirs à enseigne et les recherches scientifiques à mener, participer de l’écriture et de la réécriture de cette histoire. De ce point de vue, un travail louable s’est fait. Il se poursuit.
Cheikh Anta Diop a initié une voie géniale au devenir individuel et collectif en « incarnant l’honneur de penser » « les sciences sociales et humaines dont la place et le rôle ne peuvent être méconnus dans le processus de transformation des sociétés africaines [11]», surtout là où, comme au Kongo-Kinshasa, un certain économicisme pousse les gouvernants à livrer la jeunesse à l’employabilité sans l’avoir initiée aux humanités, au bomoto.
Théophile Obenga, Mabika Kalanda, Mubabinge Bilolo, Fweley Diangitukwa, Kabongo Malu, Joseph Ki-Zerbo, Kentey Pini-Pini Nsasay, Kalamba Nsapo, etc., s’inscrivent dans cette dynamique d’éveil et de réveil de la conscience historique africaine et kongolaise. Cette histoire écrite et/ou réécrite est-elle enseignée dans les écoles et les universités kongolaises ? En écoutant les débats organisés par plusieurs jeunes universitaires kongolais et certains de leurs « professeurs docteurs », il y a lieu de répondre négativement à cette question. (Il y a plus d’une vingtaine d’années, une enquête sur le contenu des cours a été organisée à aux Facultés Catholiques de Kinshasa, l’actuelle Université Catholique du Congo. La place réservée à l’Afrique ne dépassait pas 6% des cours à la Faculté de Philosophie. J’étais en deuxième licence et avais participé à l’enquête.)
Pourtant, enseigner cette histoire écrite et/ou réécrite participerait des projets structurants de l’imaginaire de la jeunesse et de l’humain kongolais appelés à bâtir un pays plus beau qu’avant. Enseigner cette histoire écrite et/ou réécrite est indispensable au déformatage des coeurs et des esprits envoûtés par « la sorcellerie capitaliste » et son hédonisme consumériste en vue de les reformater pour qu’ils se disposent à poursuivre les luttes libératrices et émancipatrices initiées par les Pères et les Mères de notre indépendance politique formelle.
Cette écriture et/ou cette réécriture de l’histoire délivre de la haine de soi induit par le complexe d’infériorité propagée par les théories racialistes ayant contribué à la réification de l’humain kongolais et africain, à la néantisation de leur dignité et de leur identité. Elle est nécessaire à la renaissance d’une nouvelle élite kongolaise pouvant renverser les rapports de force face aux « élites intellectuelles et politiques » fatiguées, étourdies, portant « des masques blancs »[12] et ayant trahi leur vocation : « celle d’éclairer le chemin de notre indépendance en rompant avec le complexe d’infériorité et l’instinct de l’imitation servile du Blanc, coeur même de la psychologie de l’évolué. [13]»
L’écriture et/ou la réécriture de l’histoire du Kongo et de l’Afrique aurait organisé la rupture avec « les élites mobutisées » avant d’être « kabilisées », esclaves du ventre et « formatées pour plier l’échine devant les tentations clinquantes de l’Argent, leur dieu. Devant l’argent, elles sont prêtes à tout, même à renier l’intelligence, l’éthique et la spiritualité. [14]»
Rompre avec elles est un devoir, une responsabilité patriotique. Pour quoi faire ? « Pour renouer avec une tradition profonde qui a sauvé l’honneur de l’intelligence et du savoir.[15] » Il s’agit « de la tradition des intellectuels de la résistance et de la dissidence, de la révolte et de la résilience, dont le courage et la substance créatrice montrent la voie à suivre, la voie du sacrifice créatif, capable libérer de nouvelles possibilités d’être et de vivre. Lumumba appartient à cette tradition, depuis l’aube de nos indépendances ; V.Y. Mudimbe a incarné cette race du courage au temps du mobutisme ; Aubert Mukendi l’a représentée en pleine effervescence du kabilisme. [16]» L’école et l’université devraient être les lieux où se conçoivent et s’enseignent cette rupture et ce renouement avec une tradition des luttes libératrices et émancipatrices.
Ecrire et/ou réécrire l’histoire est une production de la pensée. D’une pensée sensible et plurielle ayant recours à l’inventivité, à la créativité et à l’imagination. D’une pensée encourageant la recherche et critiquant la colonisation du monde de la vie par la techno-science.
A ce point nommé, le Kongo-Kinshasa peut être fier de compter parmi ses filles et ses fils, Ngalula Mubenga et Jean Bele. L’une a apporté une touche originale à la fabrication des batteries électriques et l’autre a mis sur le marché son téléphone Okapi et sa voiture électrique. Une question : « Les recherches scientifiques et technologiques menées par Ngalula Mubenga et Jean Bele sont-elles valorisées sur le marché kongolais et enseignées dans les écoles et les universités kongolaises ? » Les enseigner et les valoriser, c’est apporter, à la jeunesse kongolaise, les preuves de la participation du Kongo et de l’Afrique au rendez-vous mondial du donner et du recevoir. Il y a là des apports des identités locales (plurielles) à « la civilisation de l’universel ».
Des chercheurs et des universitaires kongolais dans un monde en plein basculement
Dans un monde en plein basculement, participer philosophiquement, éthiquement, politiquement et spirituellement au rendez-vous du donner et du recevoir est d’une importance capitale. Les noms des compatriotes susmentionnés attestent que, dans une large mesure, des minorités kongolaises éveillées ont compris qu’elles doivent se battre pour être à la hauteur des enjeux nationaux, africains et mondiaux. Universitaires et/ou enseignants à l’université, ils représentent cette crème intellectuelle dont le pays peut être fier.
Dans un monde en plein basculement, il est de plus en plus urgent de comprendre le rôle que jouent les penseurs, les inventeurs et les ingénieurs. Des pays qui en disposent en grand nombre ont tendance à devenir de plus en plus puissants.
Au regard de la marche du pays, certaines questions peuvent se poser : « Les politiques kongolais savent-ils que ces compatriotes et bien d’autres du même acabit existent ? Ont-ils recours à leur expertise pour le déformatage et le reformatage des coeurs et des esprits ? Pour la production d’un nouvel imaginaire kongolais ? Le Kongo-Kinshasa peut-il honorer ses hommes et femmes de culture scientifique ? Pourquoi les hommes et les femmes politiques kongolais ont-ils tendance à réduire la culture congolaise à la musique ?»
Dans un monde en plein basculement, il est de plus en plus urgent de comprendre le rôle que jouent les penseurs, les inventeurs et les ingénieurs. Des pays qui en disposent en grand nombre ont tendance à devenir de plus en plus puissants. Il est aussi urgent de comprendre comment « le Sud réinvente le monde »[17] en lisant et en écoutant régulièrement les philosophes, les géopolitologues, les politologues et les géostratèges kongolais et africains Oui. On peut ne pas être d’accord avec eux sur certaines questions. Ils ont cependant l’avantage d’exister. Mufoncol Tshiyoyo, Patrick Mbeko, Mulumba Kabuayi, Charles Onana, Boniface Musavuli, Jean Goubald Kalala, etc., font des analyses, écrivent des articles et des livres d’une qualité scientifique indéniable. En inventant « la grille de lecture » qu’il propose au cours de ses émissions télévisuelles, Mulumba Kabuayi met à la disposition de la jeunesse et du public kongolais un nombre impressionnant de livres et d’articles pouvant leur permettre de saisir tant soit peu la marche actuelle du monde afin de lutter en connaissance de cause. Mais, pourquoi les politiques kongolais donnent-ils l’impression d’être distants vis-à-vis de ces compatriotes ayant trouvé qu’il y a un certain « honneur à penser » ?
Aujourd’hui, des compatriotes parlent des « causes profondes » de « la crise kongolaise » en ignorant les livres écrits là-dessus par la crème intellectuelle kongolaise. Citons-en deux à titre illustratif : J.-P. BADIDIKE (éd.), Guerre et droits de l’homme en République Démocratique du Congo. Regard du Groupe Justice et Libération, Paris, L’Harmattan, 2009 et J. KANKUENDA MBAYA et F. MUKOKA NSENDA (sous la direction de), La République Démocratique du Congo face au complot de balkanisation et d’implosion, Kinshasa, Icredes, 2013.
Le Kongo-Kinshasa aurait-il intériorisé, dans le chef de ses gouvernants, la déshumanisation de ses filles et de ses fils au point de leur construire des écoles, des instituts supérieurs et des universités tout en refusant d’en faire « un bon usage » après ? Surtout lorsqu’ils font montre d’un certain esprit critique et d’un faible pour « l’harmonie conflictuelle » ? Concevoir un pays comme « un gâteau », comme »une mangeoire » implique-t-il d’éloigner les amoureux de la sagesse et de la contrariété ?
Des questions que soulèvent « la mise à l’index » des universitaires et des élites intellectuelles kongolais attachés à la production des contenus des savoirs et de la pensée plurielle dans un monde en train de basculer. Alors, faut-il poursuivre la construction des écoles, des instituts supérieurs et des universités sans laboratoires, sans bibliothèques, sans centres de recherche, sans une vision philosophique, historique et politico-sociale collective, partagée ? Une question qui donne à penser…Construire et équiper, petit à petit. Oui. C’est possible…Construire et valoriser la crème intellectuelle, c’est mieux.
Universités et le Kongo-Kinshasa de demain
Le Kongo-Kinshasa a une « terre promise »[18]. Il possède tout ce qu’il faut pour que ses filles et fils créent un « bien-vivre-ensemble » authentique. Ce pays a chance énorme. Plusieurs de ses filles et fils ont étudié au pays et à l’étranger. Ils ont expérimenté leur identité comme étant « un enracinement dynamique ». Ils ont compris que l’identité est à la fois action, interaction et responsabilité. Il en va de même des minorités éveillées ayant évolué au pays. Ils ont développé une pensée critique à l’endroit des paradigmes négatifs dont ce pays fut victime. Ils ont besoin d’une « éthique reconstructive » pour aller de l’avant.
Là où les conditions de possibilité de l’avènement des familles, des écoles et des universités viables traînent à être réunies, les libertés ouvertes à autrui peuvent créer des collectifs citoyens unifiant universitaires, paysans, jeunes désoeuvrés, mamans maraîchères, élites intellectuelles et politiques à la hauteur des enjeux (du moment) afin qu’elles participent, ensemble, de l’édification d’un « nous » capable de transmuter leurs ressemblances et leurs différences en une richesse partagée pour « une vie collective bonne ».
Néanmoins, critiques des paradigmes de néantisation et d’indignité, ces minorités enracinées et dynamiques, tout en se posant ces questions chères à José Mpundu- qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où en sommes-nous ? Où allons-nous?-, ne peuvent pas se contenter de la remise en question acerbe de « la servitude initiale ». Elles savent que « la servitude initiale doit être reconnue ; elle ne doit pas être attribuée uniquement à des forces extérieures ; la liberté est complète quand elle sait que rien ne saurait l’écraser du dehors, qu’elle peut se récupérer sur le destin, que celui-ci est elle-même en tant qu’elle se renonce et se décharge de ses pouvoirs. [19]» De ces pouvoirs d’inventivité, de créativité et d’imagination l’aidant à transformer le destin en une destinée assumée de manière responsable. Dans l’accueil des limites, des obligations et des devoirs que cela induit à l’endroit de soi-même et d’autrui. D’où le devoir de vigilance et d’apprentissage continu. « C’est d’avoir rien n’appris et d’être encore à la répétition de la renonciation à soi qui doit être sans cesse dévoilé, manifesté. C’est la tradition de mort et de l’aliénation qu’il y a à percevoir et à combattre. [20]» L’école et l’université devraient être impliquées dans cette lutte pour la conquête des libertés vivantes et désaliénées. Elles peuvent marquer leurs limites. D’où l’importance de pouvoir inventer, créer et imaginer d’autres lieux de la production du savoir et de l’intelligence collective.
En effet, des libertés accueillant leurs limites, assumant leurs obligations et leurs devoirs s’ouvrent à autrui afin de s’efforcer à créer un « nous » à soigner ensemble. Elles promeuvent « une éthique de soin » du « nous ». Un « nous » advenant dans un processus dynamique de l’engagement individuel et collectif pour bâtir un pays plus beau qu’avant. Elles battent en brèche une anthropologie magnifiant l’individualisme, l’idolâtrie économiciste du travail gommant son approche comme action et l’hédonisme consumériste. Pourquoi ? « L’idolâtrie du travail, de la croissance oublie que l’action est ouverture aux autres, fondation d’une communauté qui n’est pas seulement de transaction, mais une communauté avec des autrui, marquée par l’échange symbolique. L’action vise à instaurer une communauté d’hommes définis comme pairs, unis par le lien social qui s’établit au-delà de l’utilité économique de chacun dans une prodigalité sans cesse recommencée. [21]» Ici, la tradition du « bosquet initiatique » a bien des choses à transmettre à l’école et à l’université modernes.
Là où les conditions de possibilité de l’avènement des familles, des écoles et des universités viables traînent à être réunies, les libertés ouvertes à autrui peuvent créer des collectifs citoyens unifiant universitaires, paysans, jeunes désoeuvrés, mamans maraîchères, élites intellectuelles et politiques à la hauteur des enjeux (du moment) afin qu’elles participent, ensemble, de l’édification d’un « nous » capable de transmuter leurs ressemblances et leurs différences en une richesse partagée pour « une vie collective bonne ». Donc, en plus de l’école, de l’institut supérieur et de l’université, ces collectifs citoyens à la base de la société deviennent à la fois des lieux de la production de l’intelligence collective et de l’édification du « nous » à partir de la base en appliquant le principe de subsidiarité dans un système tradicratique ouvert[22].
En principe, des intellectuels organiques éduqués et formés à l’école et à l’université devraient avoir cela comme objectif majeur : participer à l’édification d’un pays plus beau qu’avant à partir de la base. Que pourrait fondamentalement signifier un pays plus beau qu’avant ? C’est un pays reçu du »Ciel » et où ses filles et ses fils sont maîtres et se prennent en charge, dans le respect de la transcendance des valeurs. Ceci est un héritage des luttes des aïeux dont Lumumba et Tshisekedi wa Mulumba Dans son discours à Ibadan le 22 mars 1959, Lumumba disait : « Le Créateur nous a donné cette portion de la terre qu’est-le continent africain : elle nous appartient et nous en sommes les seuls maîtres. » A la Table Ronde politique de Bruxelles, en 1958, il abondait dans le même sens en répondant à la question sur la signification de l’indépendance du Kongo. L’indépendance, disait-il, ce que les Kongolais deviennent maîtres chez eux.
Et Tshisekedi wa Mulumba, dans plusieurs de ses meetings, invitait ses compatriotes à devenir collectivement responsables de leur destinée en leur disant : « Prenez-vous en charge». Il leur demandait aussi d’accorder la priorité au »peuple d’abord ».
Inscrire l’école, l’institut supérieur , l’université et la famille dans la dynamique des luttes libératrices et émancipatrices de l’Afrique et du Kongo, c’est les organiser et les orienter de façon à éduquer et à former des filles et des fils du pays afin qu’ils puissent être des »souverains maîtres », »se prenant en charge » et priorisant dans toutes leurs entreprises »le peuple d’abord », »le souverain primaire » dans un système »solidariste » et tradicratique ouvert. A tout moment, les collectifs citoyens autonomisés à la base de la société kongolaise pourraient être aux aguets pour éveiller les consciences sur l’urgence de la mise en oeuvre de cette organisation et de cette orientation tout en y travaillant avec des intellectuels organiques.
J.-P. Mbelu
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[1]Lire P. CHAMOISEAU, Le conteur, la nuit et le panier, Paris, Seuil, 2021.
[2]L’Université Catholique du Congo possède une magnifique revue sur les spiritualités africaines intitulée »Cahiers des religions africaines ». Elle publie souvent des articles d’une très grande qualité.
[3]Lire J. ZIEGLER, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Paris, Fayard, 2002.
[4]PH. MUKENDI TSHIMUANGA, RD Congo. Entre crise et renaissance. Comment réinventer l’espoir ?, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 2005.
[5]Ibidem.
[6]Ibidem.
[7]Ibidem, p. 205-206.
[8]KA MANA, La R.D. Congo est à inventer. Entretien avec Freddy Mulumba Kabuayi, Kinshasa, Le Potentiel, 2008, p. 35.
[9]Ibidem, p.36.
[10]J.-C. MICHEA, L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Paris, Climats, 2006, p. 26.
[11]J.-M. ELA, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, Paris, L’Harmattan, 1989, p.11.
[12]Lire F. FANON, Peau noire, maques blancs, Paris, Seuil, 1952.
[13]KA MANA,O. C., p. 42.
[14]Ibidem, p. 45.
[15] Ibidem.
[16]Ibidem.
[17]Lire B. BADIE, Quand le Sud réinvente le monde. Essaie sur la puissance de la faiblesse, Paris, La découverte, 2018.
[18]Lire J.-P. MBELU, Terre promise. Néocolonisation & souveraineté : le cas du Kongo-Kinshasa, Paris, Congo Lobi Lelo, 2023.
[19]F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu. Authenticité Africaine et philosophie, Paris, Présence Africaine, 1977, p/154.
[20]Ibidem, p. 155.
[21]Ibidem, p.210.
[22]Lire J.P. MBELU, Toyokana. Eloge de la parole partagée & de la tradicratie, Paris, Lobi Lelo, 2025.