Par Jean-Pierre Mbelu
« Une supériorité trop affirmée et répertoriée n’est pas un avantage, bien au contraire : elle contraint le faible à chercher d’autres recours qui prennent le fort au dépourvu. »
– B. BADIE
En étudiant la philosophie aux humanités et à l’université, l’une de ses définitions a retenu mon attention : « La philosophie est un éternel questionnement sur le pourquoi des choses. »
Il y en qui la définissent à partir de son étymologie comme étant « l’amour de la sagesse ». La sagesse étant perçue comme « l’art de vivre, l’art de se laisser enseigner par la vie pour bien vivre. [1]» Poser des questions que soulève l’art de vivre (individuellement et collectivement) peut provoquer des débats citoyens pouvant participer de l’invention et/ou de la réinvention de l’art du bien-vivre-ensemble. Même s’il y a des compatriotes que cela énerve.
Des accords après tant d’autres
Un « accord de paix » est en train d’être conclu entre le Kongo-Kinshasa et le Rwanda. Un autre, sur le commerce, est aussi en cours entre les USA et le Kongo-Kinshasa. Rappeler que ce ne seront pas les premiers « accords » conclus entre ces pays devrait être une lapalissade. Il semble que ce n’est pas le cas. L’amnésie, le rejet du livre et le triomphe de l’immédiatisme brouillent les cartes. D’où l’importance de petits rappels.
Rappeler ces faits ne signifie pas qu’on est contre la paix au coeur de l’Afrique. C’est simplement provoquer la réflexion et soulever certaines questions. Pourquoi tous ces accords signés avec les uns et les autres n’ont pas apporté une paix perpétuelle au Kongo-Kinshasa ? Qu’est-ce qu’est la guerre ? N’est-elle pas fondamentalement un racket lorsqu’elle ne sert pas la cause de la souveraineté d’un pays, de son indépendance et de son intégrité territoriale ?
Au début de la guerre raciste de prédation et de basse intensité imposée au Kongo-Kinshasa, quand Laurent-Désiré Kabila et les proxies rwandais et ougandais avançaient vers Kinshasa, des entreprises trans et multinationales occidentales signaient des accords miniers avec lui[2]. Plusieurs de ces entreprises sont répertoriées dans l’annexe du livre co-publié par Alain Denault, Delphine Abadie et William Sacher[3]. Pour sa part, Pierre Péan[4] a étudié plusieurs accords conclus entre le Rwanda et le Kongo-Kinshasa ayant été mis au service du « talk and fight » et de l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila.
Rappeler ces faits ne signifie pas qu’on est contre la paix au coeur de l’Afrique. C’est simplement provoquer la réflexion et soulever certaines questions. Pourquoi tous ces accords signés avec les uns et les autres n’ont pas apporté une paix perpétuelle au Kongo-Kinshasa ? Qu’est-ce qu’est la guerre ? N’est-elle pas fondamentalement un racket lorsqu’elle ne sert pas la cause de la souveraineté d’un pays, de son indépendance et de son intégrité territoriale ? Une stratégie de l’hégémonie du capitalisme du désastre habitué à provoquer des chocs[5] sur le temps long pour conquérir les marchés des matières premières stratégiques en utilisant des fondés du pouvoir ?
Ces questions énervent sérieusement certains compatriotes. Ils en viennent à croire que ceux et celles qui les posent sont stupides. Qu’ils sont des mercenaires au service de Kagame ou de tel ou tel autre pays du Sud mondial.
Des questions pour une paix bien comprise
Et certaines de leurs questions donnent à penser. Un exemple : « Que voulez-vous ? Laisser le Rwanda voler nos minerais et nous tuer ou les vendre à X pays et lui demander de nous garantir la sécurité ? » Ce dilemme évacue la question du pourquoi et bien d’autres. Pourquoi êtes-vous incapables de garantir votre propre sécurité ? Pourquoi y a-t-il la guerre au Kongo-Kinshasa ? Depuis quand cette guerre a-t-elle commencé ? Quels sont ses objectifs ? Qui l’ont orchestrée ? Pourquoi ? Quelle garantie avons-vous que ceux qui l’ont orchestrée vont accepter que la paix règne au Kongo ?
On peut s’entendre dire : « Que nous sachions qui a orchestrée cette guerre ou pas, l’essentiel est que nous puissions avoir la paix. » Comme si poser des questions ne faisait pas partie de la recherche de la paix. D’une paix bien comprise.
A force de poser ces questions, on peut s’entendre dire : « Que nous sachions qui a orchestrée cette guerre ou pas, l’essentiel est que nous puissions avoir la paix. » Comme si poser des questions ne faisait pas partie de la recherche de la paix. D’une paix bien comprise.
L’impression est que, souvent, les questions dérangent. Pourtant, elles devraient provoquer la pensée, inciter à aller au-delà des réponses faciles, rapides et arrangées pour « une paix des cimetières ». Elles ont le malheur de risquer de renvoyer à l’histoire et à son étude. Cela prend beaucoup de temps. Il faut aller vite…Mais, où ?
A force de vouloir aller vite, des compatriotes épris de paix et à n’importe quel prix n’ont plus le temps de lire et de se ressourcer. Non pas nécessairement pour changer le cours de l’histoire. Mais pour mener un débat collectif info-formé sans céder à la défaite de la raison.
Le pouvoir a changé aux USA
L’un de mes proches avec qui j’ai régulièrement des débats houleux sur ces questions soutient que le passage du pouvoir des démocrates au républicains aux USA va profondément changer la donne. C’est possible. Mais à quel prix ? Pour quel bénéfice et pour qui en dernière analyse ?
Il me semble important que les chercheurs, les analystes politiques et les élites intellectuelles kongolaises essaient d’intégrer dans leur lecture de la politique du pays, de l’Afrique et du monde la question de « l’Etat profond ». Des livres existent.
Ce passage de pouvoir ne semble pas l’avoir repris des mains de « la corporatocratie », de véritables « centres du pouvoir », de « l’Etat profond »; des concepts que le débat kongolais ignore superbement.
Or, depuis plusieurs années, « les centres de pouvoir résident dans les pays riches où ils forment un réseau. Les Etats les plus puissants -le G3, le G8-, les grandes multinationales, les banques et les institutions internationales sont tous liés par des alliances et des intérêts communs. On peut dire que la plupart des économies sont, ou tendent vers, des oligopoles : un petit nombre d’entités extrêmement puissantes et tyranniques dominent certains secteurs et dépendent d’Etats puissants, tout en les dominant.[6]» Et Noam Chomsky ajoute : « C’est la transformation majeure de ces vingt-cinq dernières années : beaucoup des grandes décisions politiques ont consisté à transférer le pouvoir du secteur public au secteur privé.[7]»
Susan George étudie cette question de manière suffisamment détaillée en montrant comment les entreprises transnationales ont procédé pour usurper le pouvoir politique[8]. Valérie Bugault l’approfondit sous les angles géopolitique, économique, juridique et monétaire en y trouvant les raisons cachées du désordre mondial[9].
Il me semble important que les chercheurs, les analystes politiques et les élites intellectuelles kongolaises essaient d’intégrer dans leur lecture de la politique du pays, de l’Afrique et du monde la question de « l’Etat profond ». Des livres existent. L’un des auteurs a étudié cette question après s’être rendu compte que le monde s’était engagé sur la voie du nouveau désordre[10].
Et des pays cherchant à éviter ce « nouveau désordre mondial » et/ou à en atténuer les effets nocifs se sont engagés sur la voie de la contestation de l’hégémonie[11] dominante en magnifiant la puissance collective de la faiblesse[12]. Ils semblent avoir compris que la réinvention d’un autre monde est en train de naître de « l’impuissance de la puissance ». Est-ce la voie sur laquelle le Kongo-Kinshasa actuel est engagé ? J’en doute …Ses gesticulations indiquent qu’il n’a pas assimilé le nouveau paradigme.
Donc, penser et repenser au changement de paradigme mondial à partir du Sud global et d’un monde multipolaire naissant est un devoir citoyen. C’est une alternative à l’énervement des compatriotes kongolais rejetant le questionnement.
Babanya Kabudi
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[1] F. LAUPIES, Sagesse du désir, Paris,Salvator, 2019, p. 171.2] Lire J.KI-ZERBO, A quand l’Afrique. Entretien avec René Hlenstein, Paris, Editions de l’aube, 2003, p. 48.
[3] A. DENEAULT, D. ABADIE et W. SACHER, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Montréal, Ecosociété, 2008,. [4] P. PEAN, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010. [5] Lire N. KLEIN, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008. [6] N. CHOMSKY, Deux heures de lucidité. Entretiens avec Denis Robert et Weronika Zarachowicz, Paris, les arènes, 2001, p.41. [7] Ibidem, p. 43. [8] S. GEORGE, Les usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Paris, Seuil, 2014. [9] V. BUGAULT, Les raisons cachées du désordre mondial. Analyses de géopolitique économique,juridique et monétaire, Paris, Sigest, 2019.10] Lire P. DALE SCOTT, La route vers le nouveau désordre mondial. 50 ans d’ambitions secrètes des Etats-Unis, Paris, Demi-Lune, 2011 et La machine de guerre américaine. La politique profonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan, …Paris, Demi-Lune, 2012.
[11] Lire B. BADIE, L’hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale, Paris, Odile Jacob, 2019. [12] Lire B. BADIE, Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, Paris, La Découverte, 2018.