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Les kongophones, les lingalophones, les swahilophones et les lubaphones et le « nous » politique congolais

Les kongophones, les lingalophones, les swahilophones et les lubaphones et le « nous » politique congolais

Les kongophones, les lingalophones, les swahilophones et les lubaphones et le « nous » politique congolais 1080 720 Ingeta

Par Jean-Pierre Mbelu

« A toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure, tellement supérieure aux autres en toutes les circonstances qu’on pouvait légitimement l’appeler « identité ». »
– A. MAALOUF

Les lieux de naissance des Kongolais(es) et leurs langues vernaculaires sont importants au processus de leur enracinement et de leur orientation dans la vie. Sont-ils les uniques éléments déterminants dans la constitution de leur identité locale et nationale ? Est-ils possibles que les kongophones, les lingalophones, les swahiliphones et les lubaphones constituent une communauté politique assumant dans l’unité leurs diversités locales ? Peuvent-ils devenir Kongolais sans se renier ? Que signifie, souvent, le recours à « nous » …les « phones »… ? Est-il possible d’être un souverainiste kongolais tout en restant replié sur une identité tribale ou ethnique ?

Il me semble de plus en plus nécessaire de pouvoir étudier et approfondir ces questions en vue de bâtir « un pays plus beau qu’avant » au coeur de l’Afrique en faisant un serment de liberté réelle comme y engage l’hymne national kongolais.

Le Kongo-Kinshasa est-il réellement souverain ?

Le 21 septembre 2025, plusieurs mouvements des jeunes panafricanistes ont organisé, dans plusieurs pays du monde, des conférences et des moments d’échange pour célébrer la « Journée internationale de la souveraineté africaine ». Ils ont cherché, entre autres, à répondre à la question de savoir si les pays africains sont réellement souverains.

Le tutorat et l’usurpation du pouvoir politique sont des coups fatals assenés à la souveraineté réelle du pays. La souveraineté formelle proclamée sur les toits nie quelque chose d’essentiel à la souveraineté réelle : la liberté.

A Paris, des jeunes kongolais voulaient soumettre leur pays à cet examen. Le Kongo-Kinshasa est-il réellement un pays souverain ? Des bribes de réponses à cette question constituent l’essentiel de ce texte.

D’emblée, il est important de souligner que depuis 1999, le Kongo-Kinshasa est partiellement sous la tutelle de l’ONU. Un livre explicite très bien ce tutorat. Il est intitulé « Les « faiseurs de paix ». Gestion d’une crise internationale dans un pays sous tutelle » ((Bruxelles, Grip, 2008). Ce livre est écrit par le Belge Jean-Claude Willam et il est très bien documenté.

La guerre raciste de prédation et de basse intensité menée contre ce pays par « les faiseurs de paix » et leurs proxies est au coeur de ladite crise internationale entretenue par  »les usurpateurs » du pouvoir politique que sont les trans et les multinationales épaulées par les huissiers du Capital ( le FMI et la Banque mondiale). Le tutorat et l’usurpation du pouvoir politique sont des coups fatals assenés à la souveraineté réelle du pays. La souveraineté formelle proclamée sur les toits nie quelque chose d’essentiel à la souveraineté réelle : la liberté. « Celle de faire et de décider, en son nom propre comme de manière collective, et non la simple liberté formelle. [1]»

Trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel (le Mali, le Niger et le Burkina Faso) ayant compris le piège du tutorat de l’ONU ont décidé de se débarrasser de ses agents au nom de leur souveraineté.

Le tutorat infantilise. Il est négateur de la liberté de faire et de décider en échappant au contrôle du tuteur et de ses alliés. Faire et décider dans plusieurs domaines du vivre-ensemble sans des ingérences extérieures est un principe consacré par la charte de l’ONU signée en 1945 et trahie par l’hégémonie impériale et coloniale dominante.

Faire et décider souverainement

C’est en faisant et en décidant ensemble que des individus tribaux et ethniques peuvent finir par constituer une communauté politique et devenir « un peuple ». Dans des sociétés hétérogènes, « se référer à cette notion de souveraineté, vouloir la défendre et la faire vivre, se définir comme souverainiste, implique (…) que l’unité de ces dernières se construit avant tout politiquement. Cette unité n’est pas naturelle. En fait, c’est cette hétérogénéité qui, implique de penser la souveraineté[2]»

La souveraineté exprime la complémentarité entre le légal et le légitime, entre la justice et la justesse. Elle détermine qui, en dernière analyse, a la légitimité de décider. Souvent, c’est le peuple libre en action et/ou ses délégués.

Pourquoi ? Elle soulève cette question : « Si la société est hétérogène, comment construire une communauté politique sans faire intervenir la souveraineté ? [3]» Cela d’autant plus que « c’est cette dernière qui fait passer des individus isolés au stade du peuple rassemblé, prêt à agir. Se référer à la notion de souveraineté nécessite donc de dépasser l’idée d’un peuple constitué sur des bases ethniques ou par une communauté religieuse (…). [4]»

Elle implique le passage du « je » au « nous », de l’individuel au collectif. « Si nos décisions sont d’emblée limitées, quelle utilité à ce que nous fassions cause commune ? Ce passage de l’individuel au collectif est impératif face aux crises, tant économiques, sociales que politiques et culturelles (…).[5]»

La souveraineté exprime la complémentarité entre le légal et le légitime, entre la justice et la justesse. Elle détermine qui, en dernière analyse, a la légitimité de décider. Souvent, c’est le peuple libre en action et/ou ses délégués. Et « la liberté du peuple dans le cadre de la Nation s’appelle justement souveraineté. [6]»

L’échec de la décolonisation et la construction du  »nous »

Construire politiquement le « nous » politique suppose la défense d’une cause commune. Avant les indépendances africaines, les libérateurs et les émancipateurs panafricanistes osaient nommer cette cause : l’extirpation du colonialisme et de l’impérialisme de l’Afrique en vue de respirer l’air de la liberté, de la justice, du droit et de la paix dans une Afrique unie et fédérale. « Plus nous serons unis, mieux nous résisterons à l’oppression, à la corruption et aux manoeuvres de division auxquelles se livrent les spécialistes de la politique du « diviser pour régner », disait Lumumba.

Construire politiquement le « nous » politique suppose la défense d’une cause commune. Avant les indépendances africaines, les libérateurs et les émancipateurs panafricanistes osaient nommer cette cause : l’extirpation du colonialisme et de l’impérialisme de l’Afrique en vue de respirer l’air de la liberté, de la justice, du droit et de la paix dans une Afrique unie et fédérale.

Malheureusement, l’échec de la décolonisation favorisée, entre autres, par la corruption et le clientélisme entretenu par « le capitalisme honteux et dégradant » a fait capoter le rêve de l’unité africaine et a attisé les divisions tribales et ethniques. Au Kongo-Kinshasa, les deux sécessions du Kasaï et du Katanga en ont été des témoignages éloquents.

Depuis cet échec, construire politiquement le « nous » est constamment remis aux calendes grecques. Pourtant, ce ne sont pas les éléments pouvant y contribuer qui manquent. L’hymne national kongolais, à lui seul, pourrait suffire à mettre ceux et celles qui le chantent sur cette bonne voie. Mais, qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi le recours aux appartenances locales fragilisent-elles la construction d’un « nous » national ?

Désirs mimétiques et chantage à la République

L’une des hypothèses serait celle du poids des corrompus et des clients du « capitalisme dégradant et honteux » dans la gestion du vivre-ensemble. Ils ont réussi à infiltrer toutes les institutions et toutes les structures du pays pour les impuissanter de l’intérieur. Ils ont fabriqué un narratif facilitant, par la manipulation des masses, la propagande et la démagogie la reproduction de leur sous-système ploutocratique. Lorsqu’ils sont « aux affaires », ils sont plébiscités comme « hommes d’Etat » ou « dignitaires ». Dès qu’ils se sentent menacés dans leur sécurité ploutocratique, ils alertent « leurs communicateurs » sur « l’exclusion » des lubaphones, des lingalophones, de kongophones ou des swahiliphones. Curieusement, depuis une trentaine d’années, ce sont presque les mêmes figures qui ont mis le pays en coupes réglées et qui estiment qu’il est pour eux un simple « gâteau ».

Pourquoi le recours aux appartenances locales fragilisent-elles la construction d’un « nous » national ? L’une des hypothèses serait celle du poids des corrompus et des clients du « capitalisme dégradant et honteux » dans la gestion du vivre-ensemble. Ils ont réussi à infiltrer toutes les institutions et toutes les structures du pays pour les impuissanter de l’intérieur.

Une autre hypothèse serait celle de la réalisation de leurs désirs mémétiques. Celle-ci fait des émules au sein de la jeunesse et des masses kongolaises ignorantes et appauvries. Ils roulent en de belles voitures, habitent les quartiers chics du pays, boivent le champagne ruinart, bâtissent les maisons les unes après les autres, envoient leurs enfants dans les meilleures écoles, etc.

Au même moment que la réalisation de ces désirs mimétiques de la médiocratie leur donne de la visibilité, elle suscite de l’envie et de la convoitise, de la jalousie et de la violence diabolique et nuisible à la construction politique du « nous ». Ayant choisi cette dangereuse voie de l’hédonisme consumériste, ils se fabriquent des ennemis pouvant jeter des peaux de bananes sur leur route. A la moindre glissade, ils se victimisent et crient à la chasse aux sorcières des lubaphones, des lingalophones, des kongophones ou des swahiliphones.

Ils sont capables, en bons hédonistes consuméristes, de créer des groupes armés tout en infiltrant les institutions du pays pour orchestrer le chantage. Qui se souvient encore de cette interpellation du vieux Mboso à l’assemblée nationale : « Vous, les collègues de l’Est, quittez les groupes armés » ?

Et une jeune dame, animatrice de la Télévision Balobeli ya Peuple , est revenue sur cette question en soutenant que les groupes armés semant la mort et la désolation à l’Est du pays ne sont ni lubaphones, ni kongophones, ni lingalophone. Ils sont swahiliphones. Ce sont les swahiliphones qui tuent les autres swahiliphones et font du chantage à la République.

Selon cette hypothèse, le pays est face aux hédonistes consuméristes autodestructeurs. Le font-ils en conscience ou par ignorance ? Il est possible que cela puisse être un choix conscient pour certains. Pour d’autres, un mimétisme idiot, avilissant et ensauvagé. Pour d’autres encore, l’expression d’une haine de soi et d’autrui ou d’une  »servitude volontaire » au bénéfice de l’expansion du Capital.

La question de l’ignorance ne devrait pas être négligée

Néanmoins, la question de l’ignorance ne devrait pas être négligée. « En somme, l’instruction doit permettre à l’individu de passer du statut d’homme à celui du citoyen, ce qui le rend seul digne de détenir une part de souveraineté politique, c’est à dire de continuer à faire la loi et à déterminer les orientations politiques et sociales de l’Etat. [7]» Et « l’ignorance est donc ce qu’il faut combattre grâce à l’instruction, c’est ce qui éloigne le citoyen de la vie politique. [8]»

A l’école, à l’université, dans les espaces matériels et sociaux où se produit l’intelligence collective, les individus et plus particulièrement les jeunes ont besoin d’être initiés au mimétisme de l’excellence. Ils ont besoin des modèles d’excellence à imiter.

Une participation efficace à la vie politique exige des individus qu’ils puissent être formés au débat, à l’esprit critique , à l’usage raisonnable et rationnel de leur raison publiquement. Revoir les contenus des savoirs dispensés en fonction de l’éveil citoyen à la vie politique et au débat public, à la rencontre de l’altérité, à la connaissance et à approfondissant des enjeux face auxquels le pays est placé est indispensable à la refondation de l’école, de l’université et à la création des espaces sociaux et matériels où les citoyens peuvent se rencontrer pour construire politiquement un « nous ».

A l’école, à l’université, dans les espaces matériels et sociaux où se produit l’intelligence collective, les individus et plus particulièrement les jeunes ont besoin d’être initiés au mimétisme de l’excellence. Ils ont besoin des modèles d’excellence à imiter. L’Afrique et le Kongo-Kinshasa n’en manquent pas. Les leaders des indépendances et les jeunes gouvernants de l’AES (Alliances des Etats du Sahel) peuvent inspirer…

Conclusion

L’échec de la décolonisation , la corruption et le clientélisme sont des boulets que traînent plusieurs pays africains en général et le Kongo-Kinshasa en particulier. Le mimétisme dégradant caractérisant le mode de fonctionnement de certains « oligarques ploutocrates » aux affaires , leur aura et leur poids au sein de la société kongolaise sont des épines dans les pieds de la mère-patrie.

Leur recours régulier à « nous…les phones » révèle de plus en plus ses limites. Il n’est qu’un subterfuge pour leur survie politique et la remise aux calendes grecques de la construction d’un « nous » politique.

Petites mains du Capital, ces mimétistes dégradés sont à la fois autodestructeurs et nuisibles pour le pays. Leur recours régulier à « nous…les phones » révèle de plus en plus ses limites. Il n’est qu’un subterfuge pour leur survie politique et la remise aux calendes grecques de la construction d’un « nous » politique. Cette construction est une question éminemment souverainiste. Elle prendra le temps qu’elle prendra. Mais elle peut aussi se réaliser rapidement. C’est une question de volonté politique. Et des moyens, bien sûr.

Les souverainistes de tous les bords doivent s’en saisir et se servir de la technologie, de l’école, de l’université et des collectifs citoyennes à la base de la société kongolaise pour sortir le pays du tutorat, de sa soumission aux forces du marché et lui assurer son égalité souveraine avec les autres Etats, lui inculquer les principes de la réciprocité, de la non-ingérence des autres pays dans ses affaires internes afin qu’il s’autodéterminent réellement.

Les pays de l’AES ont essayé et sont en train d’y arriver. Dans la douleur, bien sûr.

 

Babanya Kabudi

—-

[1] J.SAPIR, Souveraineté, démocratie, laïcité, Paris, Michalon, 2016, p. 9.
[2] Ibidem, p.10-11.
[3] Ibidem, p. 11.
[4] Ibidem.
[5] Ibidem, p.12.
[6] Ibidem, p.13.
[7 ] C.-E. de SAINT GERMAIN, La défaite de la raison. Essai sur la barbarie politico-morale contemporaine, Paris, Salvator, p. 43.
[8] Ibidem.

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