Par Jean-Pierre Mbelu
« Mal nommer les choses, jugeait Camus, c’est ajouter au malheur du monde. »
Lumumba avait à peine une trentaine d’années quand il a commencé à bien nommer le système de l’assujettissement du Kongo-Kinshasa et à indiquer la voie pour s’en émanciper. A sa suite, les jeunes Kongolais mobilisés comme une seule femme -ce sont les femmes qui font un usage régulier du « kombo »- ont le devoir citoyen d’apprendre à mieux nommer le système contribuant à la descente de leur pays aux enfers. Le nommer pour mieux en comprendre les logiques, en connaître les stratégies; identifier les vassaux et les instruments institutionnels dont il se sert pour se pérenniser au coeur de l’Afrique en divisant ceux et celles qui, en principe, devraient être unis. Dans cet ordre d’idées, célébrer le 02 août, c’est rendre la mémoire collective congolaise vivante. Et une mémoire vivante est une mémoire vigilante. Les jeunes Kongolais peuvent la transmuter, à force des célébrations mémorielles, en une stratégie pour des luttes émancipatrices liées, reliées et relayées sur le temps long. Pour ce faire, la « kombolisation » peut être l’une des voies à emprunter. La ficelle du « kombo » a des leçons à leur donner.
Le kombo et sa ficelle unifiante
Pour que les tiges d’un balai, d’un kombo, puissent tenir ensemble, l’usage d’une ficelle est indispensable. Que peut bien signifier cette ficelle unifiante (des tiges) dans la dynamique de « la kombolisation »? Elle peut être nommée « sort ». L’hymne national kongolais nous guide sur cette piste. « Debout Kongolais. Unis par le sort », chantons-nous. Et ce « sort », Lumumba a pu le nommer[1]. Il avait à peine une trentaine d’années. Il l’a nommé « esclavagisme humiliant », « capitalisme honteux et dégradant ». L’esclavagisme humiliant avait réduit le Kongolais au rang d’une bête de somme anéantissant sa dignité humaine. (Des jeunes kongolais travaillant comme des forcenés dans les mines de coltan, d’or, de manganèse, etc. en sont, aujourd’hui encore, victimes.) Le capitalisme honteux et dégradant a assujetti, abâtardi, soumis, vassalisé et corrompu un nombre important de Kongolais. Il en a avilis au point d’en faire les traîtres de leurs frères et soeurs insoumis et souverainistes. Actuellement, son avatar, le néolibéralisme, est en train d’attenter à la capacité de penser de plusieurs Kongolais et Kongolaises en les menant, consciemment et/ou inconsciemment sur la voie du nihilisme, de l’hédonisme consumériste et des désirs mimétiques autodestructeurs générant la haine de soi et d’autrui, la violence et la méchanceté gratuites.
Pour que les tiges d’un balai, d’un kombo, puissent tenir ensemble, l’usage d’une ficelle est indispensable. Que peut bien signifier cette ficelle unifiante (des tiges) dans la dynamique de « la kombolisation »? Elle peut être nommée « sort ». L’hymne national kongolais nous guide sur cette piste. « Debout Kongolais. Unis par le sort », chantons-nous.
Donc, si le sort hier se nommait esclavagisme humiliant, capitalisme honteux et dégradant, il se nomme aujourd’hui néolibéralisme. Ces trois dénominations participent d’un même système, celui du « capitalisme de la finitude ». Ces paradigmes de néantisation et nihilistes ont la peau dure au coeur de l’Afrique. Hier, c’est par les révoltes, le courage résistant et la résilience que « les combattants kongolais de la liberté » ont su y faire face. Le refus de la soumission et le désir de l’indépendance et de la souveraineté ont coûté la prison et la vie aux valeureux kongolais. Ils ont compris que le salut ne pouvait venir que des luttes émancipatrices menées dans la solidarité, la justice, la dignité et la vérité. L’effort déployé ensemble pour poursuivre ces luttes est partie intégrante de cette ficelle. La ficelle unifie « dans l’effort (de lutte) pour l’indépendance » réelle. L’hymne national kongolais nous l’enseigne.
Donc, le sort, la ficelle unifiante de la « kombolisation » des valeureux Kongolais a eu recourt à ces principes (solidarité, justice, dignité et vérité) afin de les unifier davantage dans les luttes collectives et émancipatrices malgré la corruption et la trahison des leurs. Cette unification « par le sort » et « dans l’effort » est encore nécessaire aujourd’hui.
Le piège tendu par la théorie des « minorités menacées »
Elle peut contribuer à défier la fausse théorie des « minorités menacés » au coeur de l’Afrique. En effet, dès que la question des minorités est soustraite de leur possible instrumentalisation[2] par les fondés de pouvoir du Capital, elle devient une stratégie de l’expansion de l’hégémonie dominante servant à culpabiliser les luttes émancipatrices. Le Kongo-Kinshasa est tombé dans ce piège et il sera davantage pris en otage par « le capitalisme de la finitude » dans une partie du monde qu’il tient à confisquer[3]. A ce point nommé, les jeunes Kongolais ont intérêt à pouvoir s’armer de savoir jusqu’aux dents. Ils ne devraient pas écouter « les nouveaux riches » les incitant à la facile formation à l’employabilité au détriment des humanités. D’ailleurs, pendant que « les nouveaux riches » enseignent aux jeunes kongolais à se rendre disponibles à l’employabilité, Théophile Obenga, l’un des grands savants africains, vante les mérites de la philosophie, de l’histoire, de la linguistique et de l’Egyptologie[4]. Où se trouve l’erreur ?
Célébrer la mémoire des Kongolais génocidés est une excellente initiative collective. Savoir pourquoi ils ont été génocidés passe par une info-formation permanente.
Oui. Célébrer la mémoire des Kongolais génocidés est une excellente initiative collective. Savoir pourquoi ils ont été génocidés passe par une info-formation permanente. Comme nous l’avons souligné dans la première partie de cette article, l’oraliture usant de la musique patriotique et engagée fait partie de cette info-formation. En diversifier les sources est une excellente idée. Les livres et les médias alternatifs sont indispensables. Ils peuvent corriger l’approche que plusieurs jeunes Kongolais ont de ce génocide. Ses causes profondes ne sont pas qu’économiques. Elles sont à la fois historiques, culturelles, politiques, économiques, sociales, juridiques, géopolitiques, géoéconomiques, géostratégiques, psychiatriques, etc. L’arrogance et l’orgueil des »maîtres du monde » et de leurs vassaux, leur mépris commun du vivant, leur instinct de domination, leurs théories racialistes, leur paternalisme, le contrôle des matières premières au nom de leur »sécurité national », le refus de la contestation de leur hégémonie, le rejet du monde multipolaire naissant, le syndrome de Stockholm, le larbinisme, le pantinisme, etc. ; tout cela ne peut pas être réduit aux causes économiques. Donc, lire délivre de ce réductionnisme matérialiste et du piège tendu par « les minorités » instrumentalisée par « le capitalisme du désastre ».
Oui. Les livres délivrent. Oui. Il y a des livres qui délivrent. Les lire ensemble dans des collectifs citoyens autonomisés à la base de la société kongolaise est important pour les jeunes. Ces collectifs animés par eux-mêmes et par des intellectuels organiques capables de les inciter à produire une intelligence collective émancipatrice est important. Pourquoi ? Parce que les idées et les pensées émancipatrices issues des livres et partagées ne peuvent devenir une force matérielle que si elles s’incarnent dans ces jeunes démassifiés, dédjalélisés, déndombolisés.. Des intellectuels organiques, amis de la résilience, de la renaissance, de la résistance et de la rupture de l’acabit de Madame Ifoku ou de Mufoncol Tshiyoyo ont le devoir citoyen de s’assumer comme levain dans la pâte de cette jeunesse kongolaise attachée au travail de la mémoire. Pourquoi ? Parce que le kombo, le balai, pour être ficelé, a besoin des lieurs, des relieurs et des relayeurs avertis.
Babanya Kabudi
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[1] Lire J-P. MBELU, Lumumba & nous. Un héritage en débat et en chantier, Paris, Congo Lobi Lelo, 2025. [2] Lire P. D. SCOTT, La machine de guerre américaine. La politique profonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan,…, Paris, Demi-Lune, 2012. [3] Lire A ORAIN, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, Paris, Flammarion, 2025. [4] Le Pr Théophile Obenga décoré Grand-Croix de l’Ordre du mérite congolais – Matin Libre Congo