Par Bénédicte Kumbi Ndjoko
Comment le Mouvement Populaire de la Révolution de Mobutu a consacré le triomphe de l’usurpation sur la fidélité.
Dans les maquis d’Idiofa au Bandundu, en cette année 1967, les combattants mulelistes sont particulièrement agités. C’est qu’un nouveau combat pointe à l’horizon.
L’annonce faite à la radio par Joseph Désiré Mobutu le 22 mars 1967, alors qu’il se trouve à Mbandaka, ouvre de nouvelles perspectives pour Pierre Mulele. Depuis son retour de Chine en 1963 et le lancement de la rébellion muleliste, cela fait quatre ans qu’il est dans le maquis. Le temps commence à devenir long pour lui et ses compagnons et il sent la nécessité de transformer le combat. Car au fil des mois, la lutte s’est muée en survie : le quotidien est devenu un exercice d’endurance, où ils vivent au rythme de la forêt, de la pluie et des embuscades. Dans cette vie de privations, les femmes partagent le même sort. Celles qui ont rejoint la rébellion accouchent dans des fossés quand elles ne dorment pas à même le sol, le ventre vide, comme le rapporte Léonie Abo, sa compagne. À côté de ça, ajoute-t-elle, plus que les balles, les moustiques deviennent des armes de destruction massive. Mais il faut aussi compter avec le mécontentement grandissant de la population civile, celle-là même qui, au début de la lutte, n’avait pas hésité à donner ses enfants.
Peu à peu, les villages incendiés, les femmes violées, les exécutions sommaires et les enfants pris en otage par l’Armée nationale, appuyée par des mercenaires étrangers, font vaciller les dernières volontés de résistance. Dans ce climat de peur et de destruction, la population se replie sur elle-même. La guerre, qui se voulait populaire et révolutionnaire, devient une guerre où le peuple est pris en étaux et se sent exsangue.
Dans l’immensité verte et humide des forêts du Kwilu, où les oiseaux ont tu leurs chants pour laisser parler les bombes, Pierre Mulele sait que le temps de la défaite n’est qu’à une portée de main.
Plus au nord, à Mbandaka, celui qui s’est imposé comme l’homme fort du coup d’État du 24 novembre 1965 s’apprête à prendre la parole.
Un parti du pouvoir et un parti d’opposition
L’assassinat de Patrice Emery Lumumba, les sécessions du Katanga et du Sud-Kasaï ont laissé des cicatrices profondes. Le pays est morcelé, fracturé par des lignes de méfiance et de sang. À cette désagrégation s’ajoute la rébellion muleliste du Kwilu et son écho dans l’Est, qui débute à Uvira dès septembre 1963.
Le 22 mars 1967, dans un discours largement relayé par la radio nationale, Mobutu annonce qu’il ne saurait désormais exister plus que deux partis politiques au Congo : un parti du pouvoir et un parti d’opposition. Ce qu’il présente comme un appel à la rationalisation de la vie politique marque en réalité le début d’une lente confiscation du pluralisme. Derrière la rhétorique de la réconciliation, Mobutu pose les premières pierres d’un système à parti unique, où l’unité nationale servira bientôt de prétexte à la soumission.
Cette dernière se radicalise en 1964 : après seulement trois mois de préparation, Bukavu tombe le 15 avril, entraînant une vague de soulèvements à travers le pays. D’autres villes, comme Stanleyville (Kisangani), se révoltent à leur tour, mais sans grand succès. À Albertville (Kalemie), le mouvement est plus marqué : il provoque la fuite de l’appareil administratif et militaire, déjà affaibli par une crise gouvernementale. Néanmoins, comme le souligne Benoît Verhaegen, cette poussée s’éteint rapidement, sans doute à cause du souvenir encore vif des massacres de 1961.
C’est dans ce contexte bouleversé que Mobutu décide d’entamer une tournée de pacification nationale. Au-delà du discours officiel, cette initiative lui offre surtout l’occasion de consolider son pouvoir, encore fragile, face à la méfiance des élites civiles et militaires.
Le fleuve Congo, colonne vertébrale de cet immense pays, devient la voie royale de cette entreprise. À bord de La Djoué, le chef de l’État remonte le cours du fleuve pour aller à la rencontre des populations, des chefs coutumiers et de tout ce que le Congo compte de notables locaux. À chaque escale, Mobutu se met en scène : uniforme impeccable, ton martial, promesse d’ordre et d’unité. Cette traversée se veut le symbole d’un pouvoir qui se réapproprie le territoire, d’un État qui, après des années de chaos, prétend renouer le fil rompu de la nation.
C’est à Mbandaka que cette tournée prend une coloration particulière. Mobutu choisit de s’adresser à ceux qu’il appelle “les égarés”, ces anciens rebelles à qui il promet le pardon et la réintégration. Le 22 mars 1967, dans un discours largement relayé par la radio nationale, il annonce qu’il ne saurait désormais exister plus que deux partis politiques au Congo : un parti du pouvoir et un parti d’opposition. Ce qu’il présente comme un appel à la rationalisation de la vie politique marque en réalité le début d’une lente confiscation du pluralisme. Derrière la rhétorique de la réconciliation, Mobutu pose les premières pierres d’un système à parti unique, où l’unité nationale servira bientôt de prétexte à la soumission.
Mouvement Populaire de la Révolution
Au Kwilu, ce ne sont pas tant les “égarés” qui retiennent l’attention des maquisards, et de Pierre Mulele en particulier. L’idée de pouvoir fonctionner comme un parti d’opposition reconnu est séduisante : elle lui offre une porte de sortie, peut-être même une réhabilitation politique. Comme le raconte Théophile Bula-Bula, l’un des rares survivants du maquis, les choses étaient claires pour Mulele. Il pensait que le Congo allait désormais compter un parti de droite et un parti de gauche, et que cette décision représenterait enfin la reconnaissance politique de son mouvement. Avec l’aide de Théodore Bengila, Pierre Ngwensung, Bernadette Kimbadi, Théotime Nsolo et Théophile Bula-Bula, il se met à chercher un nom pour ce nouveau parti.
Mobutu avait fondé le Corps des Volontaires de la République (CVR), une structure présentée comme un outil de moralisation et de pacification nationale. Le CVR, placé sous la tutelle du ministère de la Justice, comptait parmi ses principaux artisans Étienne Tshisekedi wa Mulumba, alors secrétaire d’État à la Justice, qui joua un rôle central dans sa mise en place et sa justification idéologique. Officiellement, il s’agissait d’encourager le civisme, la discipline et la loyauté envers l’État. En réalité, le CVR servait déjà de socle d’embrigadement, un instrument de contrôle social et politique destiné à consolider le pouvoir personnel de Mobutu.
La seule exigence qu’il formule est simple, mais pleine de sens : les mots révolution et populaire doivent y figurer. Ses compagnons lui soumettent plusieurs propositions, mais une seule retient son attention : Mouvement Populaire de la Révolution.
Selon Bula-Bula, cette dénomination fut approuvée par tous le 23 mars 1967, au camp Nkoso/Nsimansie. Dans la foulée, une délégation est désignée pour se rendre à Léopoldville (Kinshasa) et informer les autorités de la création du nouveau parti. Trois lettres sont rédigées et déposées : l’une à la Présidence de la République, une autre à la représentation de l’ONU, et la troisième à la Cour suprême.
Pierre Mulele ne reçut jamais de réponse. Par contre, le Congo, lui, vit bientôt naître un nouveau parti-État : le MPR, Mouvement Populaire de la Révolution. Celui de Mobutu.
Or, bien avant cette coïncidence troublante, Mobutu avait fondé le Corps des Volontaires de la République (CVR), une structure présentée comme un outil de moralisation et de pacification nationale. Le CVR, placé sous la tutelle du ministère de la Justice, comptait parmi ses principaux artisans Étienne Tshisekedi wa Mulumba, alors secrétaire d’État à la Justice, qui joua un rôle central dans sa mise en place et sa justification idéologique. Officiellement, il s’agissait d’encourager le civisme, la discipline et la loyauté envers l’État. En réalité, le CVR servait déjà de socle d’embrigadement, un instrument de contrôle social et politique destiné à consolider le pouvoir personnel de Mobutu. C’est dans ce contexte que la ressemblance entre les démarches de Mulele et de Mobutu devient troublante.
Tandis que le premier imagine, dans la solitude du maquis, un mouvement politique fondé sur la révolution populaire, le second prépare depuis Léopoldville une mystique d’unité nationale centrée sur sa personne.
Le retour de l’égaré prodigue
Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. La première est que Mobutu, informé de l’initiative muleliste, a délibérément repris le nom Mouvement Populaire de la Révolution, conscient de la charge symbolique que portaient ces mots dans l’imaginaire politique congolais. En s’en emparant, il neutralisait toute tentative de reconnaissance du mouvement muleliste tout en se parant des habits du révolutionnaire.
Convaincu par les appels à la réconciliation lancés depuis Léopoldville, Pierre Mulele accepte de sortir du maquis. La voix de Mobutu, diffusée à la radio de Mbandaka, avait éveillé en lui l’espoir d’un dialogue national, d’une reconnaissance possible de son combat. Il croit encore que la politique peut s’écrire autrement que dans le sang.
Une autre lecture, plus cynique encore, est que le pouvoir voulait effacer la trace même de la rébellion en confisquant jusqu’à son vocabulaire. Sous couvert d’unité, Mobutu absorbait le langage de ses adversaires pour en faire l’outil de sa domination. Étienne Tshisekedi, dans cette configuration, incarne le paradoxe des premières années du mobutisme : déclaré juriste, il participe à donner une légitimité administrative à une structure qui allait, peu à peu, étouffer la pluralité politique qu’elle prétendait réguler. Ce qui, dans l’esprit de Pierre Mulele, devait être la reconnaissance politique d’un combat populaire, devint le symbole même de sa négation. Le Mouvement Populaire de la Révolution, tel qu’il naîtra à Kinshasa, n’aura plus rien du maquis, sinon le nom.
Convaincu par les appels à la réconciliation lancés depuis Léopoldville, Pierre Mulele accepte de sortir du maquis. La voix de Mobutu, diffusée à la radio de Mbandaka, avait éveillé en lui l’espoir d’un dialogue national, d’une reconnaissance possible de son combat. Il croit encore que la politique peut s’écrire autrement que dans le sang. En septembre 1968, après plusieurs négociations et promesses de sécurité, il se rend à Kinshasa, accompagné d’une poignée de fidèles.
À son arrivée, il est d’abord reçu avec des égards, présenté comme un fils revenu à la patrie. C’est le retour de l’égaré prodigue. Mais ce cérémonial ne dure pas : Mulele est arrêté, accusé de trahison et livré aux services spéciaux. Selon les témoignages recueillis de Léonie Abo, Benoît Verhaegen et Ludo De Witte, il est torturé au camp Tshatshi, les yeux arrachés, les membres sectionnés, le corps découpé alors qu’il respire encore. Ses restes sont ensuite jetés dans le fleuve Congo, effaçant jusqu’à la trace de sa dépouille. Le fleuve devient le lieu du silence et de la peur, là où le pouvoir jette ceux qui ont osé rêver d’un Congo libre.
Le régime parlera d’un acte de justice nationale. En réalité, c’est la dernière voix du maquis lumumbiste que l’on a voulu faire taire. En lui, on ne tuait pas seulement un homme, mais l’idée même que le peuple pouvait encore se libérer au nom de sa propre dignité.
Quelques mois plus tard, le Mouvement Populaire de la Révolution de Mobutu deviendra parti unique, consacrant ainsi le triomphe de l’usurpation sur la fidélité.
BK Kumbi