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Bruxelles: les pions, les maîtres, quand le Congo joue sur un échiquier étranger

Bruxelles: les pions, les maîtres, quand le Congo joue sur un échiquier étranger

Bruxelles: les pions, les maîtres, quand le Congo joue sur un échiquier étranger 1200 799 Ingeta

Par Mufoncol Tshiyoyo

L’histoire n’est pas muette. On peut feindre l’amnésie, elle ne feint jamais.

D’abord, il faut nommer la scène. Bruxelles n’est pas un lieu neutre. C’est une scénographie de tutelle. Un théâtre où l’on distribue les rôles, règle les lumières, puis prête un micro aux figurants. L’Europe s’y rêve actrice centrale alors qu’elle n’est plus, bien souvent, que régisseuse d’un script rédigé ailleurs. Et pourtant, c’est là que l’on convoque l’Afrique pour “parler de paix”, c’est-à-dire pour valider un ordre déjà décidé.

Ensuite, il faut ordonner les personnages. Pour sortir du brouillard, distinguons quatre catégories conceptuelles, utiles et tranchantes :
– Les propriétaires du récit : ce sont les Maîtres-Narrateurs. Ils ne gouvernent pas seulement des territoires ; ils possèdent la trame : ce qui sera dit ; ce qui sera tu. Et ce qui sera sanctifié par la presse.
– Les metteurs en scène de tutelle : les garants diplomatiques. Ils valident ; ils encadrent ; ils “félicitent” ; ils “condamnent” à la demande ; ils transforment l’ingérence en protocole. Hier, c’étaient les chancelleries coloniales. Aujourd’hui, ce sont les mêmes réflexes en costume contemporain.
– Les opérateurs de surface : les pions-fonction. Ils s’agitent ; ils signent ; ils “appellent” ; ils “pardonnent” ou “exhortent”. Leur mission n’est pas d’agir. Mais d’occuper l’image.
– Les publics captifs : peuples, élites administrées, commentateurs pressés. Ils réagissent à la minute ; ils s’enflamment pour l’écume et souvent manquent l’architecture.

Une opération de sens

Or, si l’on regarde froidement, que s’est-il passé ? Sur scène, un pion-fonction prononce un appel gravement solennel. Hors-scène, les metteurs en scène de tutelle accourent pour bénir le geste. L’un vient d’outre-Atlantique, Mike Boulos, envoyé libano-américain lié à l’administration, agissant sous l’étiquette rassurante d’“émissaire” ; l’autre, européen, André Flahaut, ancien ministre belge de la Défense, affiche la bienveillance paternaliste du vieil arbitre. Ensemble, ils chantent la grandeur d’un “geste de paix”. CQFD : la question n’est plus ce qui a été dit, mais qui se réjouit de l’avoir entendu. Dès lors que les propriétaires du récit applaudissent, c’est que la pièce a rempli sa fonction : stabiliser l’ordre des voix ; définir le sens avant même que le peuple ne pense. Alors, le pardon se transforme en une arme douce ; la paix devient un anesthésiant et le courage supposé un costume de scène.

La question n’est plus ce qui a été dit, mais qui se réjouit de l’avoir entendu. Dès lors que les propriétaires du récit applaudissent, c’est que la pièce a rempli sa fonction : stabiliser l’ordre des voix ; définir le sens avant même que le peuple ne pense.

Car ce n’est pas un débat. C’est plutôt une opération de sens. En apparence, on parle d’“apaisement” ; en réalité, on stabilise un dispositif. On recouvre d’éthique ce qui n’est que logistique de domination : préserver le corridor d’influence, maquiller la dépendance, naturaliser la présence des maîtres sous la grammaire du “dialogue”. L’on feint d’ignorer que les “braves” invoqués ne s’affrontent jamais sur la même ligne de risque. Les uns décident. Tandis que les autres encaissent.

Pourtant, l’histoire n’est pas muette. On peut feindre l’amnésie, elle ne feint jamais. Ludo De Witte l’a montré avec précision : L’ascension de Mobutu : comment la Belgique et les USA ont installé une dictature (2017) n’est pas seulement le récit d’un homme ; c’est la grammaire d’une technique. Installer un pion, fabriquer sa légende, couvrir sa brutalité d’un discours d’ordre, puis interdire la mémoire concurrente. Et aujourd’hui, lorsque les garants diplomatiques, tel un ancien ministre belge de la Défense, saluent la “stature” d’un acteur de surface, ils ne font que rejouer la liturgie : sacraliser le protocole, neutraliser la souveraineté.

Fanon, comme rappel

« Notre tort à nous, Africains, est d’avoir oublié que l’ennemi ne recule jamais sincèrement. Il ne comprend jamais. Il capitule, mais ne se convertit pas. »
— Frantz Fanon

Ce rappel n’est pas un avertissement moral. C’est une loi historique. L’ennemi change de méthode. Jamais de finalité. La domination n’est pas un accident du passé. Elle est devenue un processus administratif, une routine raffinée où l’ingérence se fait protocole et où l’humiliation se maquille en accolade.

Les élites sous contrat n’ont pas disparu. Elles ont changé de décor. Elles s’expriment avec aisance dans les salons européens, ils parlent de “dialogue”, de “leadership inclusif”, mais elles fuient la seule inclusion qui compte : celle de leur peuple dans le pouvoir réel. Elles préfèrent la reconnaissance à la responsabilité, la photo à la conquête.

Fanon encore :
« Il est de fait qu’en Afrique, aujourd’hui, les traîtres existent. Il fallait les dénoncer et les combattre. Que cela soit dur après le rêve magnifique d’une Afrique ramassée sur elle-même et soumise aux mêmes exigences d’indépendances véritables ne change rien à la réalité. »

Ces mots, écrits il y a plus d’un demi-siècle, décrivent avec une précision chirurgicale notre présent. Les élites sous contrat n’ont pas disparu. Elles ont changé de décor. Elles s’expriment avec aisance dans les salons européens, ils parlent de “dialogue”, de “leadership inclusif”, mais elles fuient la seule inclusion qui compte : celle de leur peuple dans le pouvoir réel. Elles préfèrent la reconnaissance à la responsabilité, la photo à la conquête. Fanon les appelait déjà par leur nom : traîtres. C’est cette élite-passerelle que l’on retrouve dans chaque drame africain. Au Congo, comme ailleurs, des Africains ont cautionné la politique impérialiste, servi d’intermédiaires, et béni les silences de l’ONU.

« Des Africains ont cautionné la politique impérialiste au Congo, ont servi d’intermédiaires, ont cautionné les activités et les singuliers silences de l’ONU au Congo. »
— Frantz Fanon

Ces phrases que je reprends ne relèvent pas du passé. Elles décrivent le présent du pays. Les mêmes mécanismes se reproduisent, avec d’autres acteurs, sous d’autres drapeaux. Les Boulos et les Flahaut d’aujourd’hui n’inventent rien. Ils perpétuent la fabrique du Mobutisme par délégation, comme l’a démontré Ludo De Witte. Hier comme aujourd’hui, le pion africain ne monte sur l’échiquier que pour légitimer la main qui le déplace.

Sortir du champ imposé

Ainsi, la vraie question n’est pas : le discours était-il courageux ? La vraie question est : à qui a-t-il profité ? Car la souveraineté d’emprunt se reconnaît à ceci : elle produit des phrases qui ouvrent des portes ailleurs et ferment des issues ici. Elle invite au “pardon” sans justice, à la “paix” sans vérité, à la “réconciliation” sans pouvoir réel. C’est le bravisme de protocole : posture héroïque à coût politique nul, utile pour la photo, coûteuse pour le peuple.

Hier comme aujourd’hui, le pion africain ne monte sur l’échiquier que pour légitimer la main qui le déplace… La vraie question n’est pas : le discours était-il courageux ? La vraie question est : à qui a-t-il profité ? Car la souveraineté d’emprunt se reconnaît à ceci : elle produit des phrases qui ouvrent des portes ailleurs et ferment des issues ici. Elle invite au “pardon” sans justice, à la “paix” sans vérité, à la “réconciliation” sans pouvoir réel. C’est le bravisme de protocole: posture héroïque à coût politique nul, utile pour la photo, coûteuse pour le peuple.

Dès lors, que faire de nos réactions ? Les indignations instantanées sont l’oxygène de la mise en scène. Chaque tweet outré est un applaudimètre involontaire. Pendant que nous débattons de mots, les propriétaires du récit sécurisent les flux, signent les cadres, ajustent la comptabilité. Le commentaire permanent est un consentement différé. Au sens cinématographique, il faut donc changer de plan : sortir du champ imposé ; recomposer l’angle ; réécrire la continuité.

Concrètement :
– Déclasser le spectacle : refuser la course aux “réactions” et imposer l’analyse des structures (qui finance, qui cadre, qui arbitre, qui bénéficie).
– Nommer les rapports : cesser de parler d’“alliés” quand il s’agit de propriétaires du récit ; cesser de parler de “médiateurs” quand il s’agit de metteurs en scène de tutelle. Les mots sont des frontières.
– Repolitiser l’espace : préférer la fabrique de capacités (renseignement, monnaie, droit, défense, logistique) à la liturgie des panels. Une nation n’est pas un plateau-débat.
– Refuser le bravisme : exiger des actes vérifiables et irréversibles plutôt que des gestes symboliques. La preuve prime la pose.
– Construire la paix substantielle : sécurité des frontières, justice des crimes, traçabilité des ressources, réarmement institutionnel. Tout le reste est paix décorative.

À ce stade, l’objection classique surgit : “Mais sans eux, rien n’avance.” Faux. Avec eux, tout avance dans leur sens. Le Niger, le Mali, le Burkina, sans sanctifier quiconque, constatons-le, ont déplacé la scène : ils ont mis fin, au moins en partie, à la gouvernance de tutelle. Ils paieront un prix, certes ; mais l’addition de la dépendance était déjà en cours, et plus salée.
L’important n’est pas la pureté, c’est l’axe. On apprend en marchant du moment que l’on marche hors du couloir.

Devenons auteurs

Reste l’élite congolaise. Fanon avait prévenu : l’élite sous contrat confond reconnaissance extérieure et légitimité intérieure. Elle aime les chaires, les tribunes, les bénédictions éditoriales ; elle redoute la souveraineté, parce que la souveraineté exige. Elle réclame la “paix” comme on réclame une amnistie : une déresponsabilisation générale. Or, la nation ne renaît que par la responsabilité : qui a signé ? Qui a cédé ? Qui a vendu ? Qui a couvert ? Noms, dates, actes. Sans cela, il n’y a pas de peuple, il n’y a que du public.

Le Congo ne perd pas seulement sa voix ; il perd le droit de décider du sens. Tant que les propriétaires du récit nous prêteront des micros pour mieux nous confisquer la plume, nous parlerons haut pour agir bas.

En somme, cessons d’être public. Devenons auteurs. Qu’on ne s’y trompe pas. Mufoncol Tshiyoyo ne “dénonce” pas un discours. Il désigne un dispositif. Le Congo ne perd pas seulement sa voix ; il perd le droit de décider du sens. Tant que les propriétaires du récit nous prêteront des micros pour mieux nous confisquer la plume, nous parlerons haut pour agir bas.

Alors, Bruxelles ? Oui, mais à titre de rappel : dans ce théâtre, les pions-fonction font de l’ombre, les metteurs en scène font la loi, les maîtres-narrateurs font l’Histoire. À nous de rompre la distribution. Alors, dès aujourd’hui, remplaçons la réaction par l’architecture.
Car une nation ne se libère pas en accompagnant la musique ; elle change d’instrument, de rythme et de salle. « L’Afrique ne doit pas être un écho, mais une voix », Frantz Fanon. 2028 à l’horizon au Congo.

Mufoncol Tshiyoyo, M.T., un penseur libre
Fondateur et Executive Manager du Think Tank LP (La Libération par la Perception)

INGETA.

REINVENTONS

LE CONGO

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Notre travail consiste à :
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