Par Mufoncol Tshiyoyo
Il est devenu courant, dans le discours public congolais, d’invoquer ce que l’on nomme la «question tutsie», comme si elle était un corps étranger aux motivations obscures, un spectre insaisissable, omniprésent et omnipotent. Pourtant, l’analyse froide, celle qui observe la puissance plutôt que les passions, les structures plutôt que les rumeurs, impose une conclusion dérangeante : la « question tutsie » n’existe que parce que l’État congolais, lui, n’existe pas. En effet, elle n’est pas la preuve d’une force irrésistible venue d’ailleurs : elle est le symptôme de notre propre inexistence étatique.
Dans un pays normal, doté d’un État structuré : une armée cohérente, une doctrine, une mémoire stratégique, une continuité historique ; un pays qui respire comme un État, qui pense comme un État, qui réagit comme un État, la « question tutsie » ne constituerait rien d’autre qu’un point de bas de page : un incident périphérique, marginal, contenu. Or, chez nous, elle devient apocalypse. Non pas parce que Kigali serait investi d’une puissance mythologique, mais parce que nous avons laissé la place vide.
L’Etat
Nous sommes, tragiquement, le seul peuple du bassin à n’avoir pas construit l’instrument qui donne une forme politique à la terre : l’État. Dès lors, tant que nous nous contenterons d’administrer un pays au lieu de le diriger, tant que nous confondrons ministère et puissance, tant que nous ferons croire à la plèbe, toujours prête à applaudir l’illusion, qu’un accord signé à Washington peut remplacer un État, nous resterons des figurants sur une terre qui devrait trembler sous nos pas.
Dès lors, tant que nous nous contenterons d’administrer un pays au lieu de le diriger, tant que nous confondrons ministère et puissance, tant que nous ferons croire à la plèbe, toujours prête à applaudir l’illusion, qu’un accord signé à Washington peut remplacer un État, nous resterons des figurants sur une terre qui devrait trembler sous nos pas.
Je m’explique :
Retour aux fondements : ce que dit réellement la géopolitique. Pour comprendre ce qui nous arrive, il faut d’abord sortir des psychologies, des indignations et des mythologies ethno-politiques. La géopolitique , selon mon mentor en géostratégie, ne se nourrit ni des émotions ni des slogans : elle analyse la lutte pour la terre.
À ce sujet, Olivier Zajec ( dans Introduction à l’analyse géopolitique, Histoire, outils , méthodes) rappelle en citant Coutau-Bégarie : « Les disputes territoriales sont le ressort le plus puissant de l’histoire interétatique. » (Zajec, 2018 : 15) Autrement dit, cette phrase n’est pas un simple commentaire : elle énonce une loi presque mécanique de l’histoire humaine depuis cinq mille ans. Les États se constituent, se défendent et se détruisent autour d’une obsession commune : le contrôle de l’espace.
Dès lors, sous cet angle, l’ambition tutsie n’a rien d’exceptionnel. Elle n’a rien de mystérieux. Tout groupe humain structuré rêve d’expansion, de profondeur stratégique, de sécurisation territoriale. Le contraire serait une anomalie anthropologique. Et comprendre cela ne signifie ni applaudir Kigali, ni se soumettre à sa logique, ni relativiser la violence subie. Comprendre un phénomène ne revient jamais à lui donner raison : c’est seulement se doter des outils qui empêchent d’en mourir.
Congo… exception et vulnérabilité
Ainsi, la véritable question n’a jamais été : « Pourquoi les Tutsi rêvent-ils ? » mais bien : « Pourquoi sommes-nous le seul peuple de la région à ne pas disposer d’un État capable d’arrêter ce rêve ? »
Nous occupons l’espace, mais nous ne l’habitons pas politiquement. Ensuite, nous possédons la terre, mais nous ne l’organisons pas. Enfin, nous héritons du territoire, mais nous refusons de le conceptualiser. C’est précisément ce refus qui rend possible la projection de puissances voisines. La géopolitique, en effet, ne tolère jamais le vide : là où un État disparaît, un autre entre.
Ici, j’en viens à Ratzel, Mackinder et Brzezinski parce que le Congo n’a jamais accepté de penser ce que la géopolitique exige de tout État. Le scandale intellectuel du Congo est simple : nous subissons des théories que nous n’avons jamais étudiées.
1. Ratzel : l’État-organisme
Friedrich Ratzel écrivait : « L’État est l’organisme vivant rassemblant un peuple sur un sol. Le caractère de l’État se nourrit de ce peuple et de ce sol. » (Sangun, En relisant Ratzel) D’où sa conclusion implacable : un État qui ne maîtrise pas son territoire n’est plus un organisme, mais une coquille vide.
2. Mackinder (également Spykaman) la loi des espaces pivots
Halford Mackinder formule ensuite l’un des axiomes les plus cités de la stratégie mondiale : « Qui tient l’Europe orientale tient le Heartland ; qui tient le Heartland domine l’île mondiale ; qui domine l’île mondiale domine le monde. » Sa leçon essentielle est claire : un territoire n’est pas un décor, mais un instrument de puissance.
3. Brzezinski : la projection américaine
Zbigniew Brzezinski, disciple de Mackinder, modélise la stratégie américaine autour d’un principe : la maîtrise des espaces-clefs conditionne la domination globale. Autrement dit, l’espace est un champ de forces, jamais une surface neutre. Mais au Congo, cette vérité élémentaire n’a jamais été intégrée dans la pensée politique.
Congo… Congo… exception et vulnérabilité : l’État absent. À la lumière de ces cadres théoriques, la tragédie congolaise apparaît dans toute sa nudité. D’abord, nous occupons l’espace, mais nous ne l’habitons pas politiquement. Ensuite, nous possédons la terre, mais nous ne l’organisons pas. Enfin, nous héritons du territoire, mais nous refusons de le conceptualiser. C’est précisément ce refus qui rend possible la projection de puissances voisines. La géopolitique, en effet, ne tolère jamais le vide : là où un État disparaît, un autre entre. Pour Philippe Moreau Defarges, la geographie et l’histoire sont dans les fais inséparables […] les réalités géographiques sont toujouurs marquées par l’histoire des hommes » (Defarges, 2011 : 9-10). La disparution de Rome donne nassance à l’Éurope. Ainsi, Kigali n’avance pas parce qu’il est fort : Kigali avance parce que nous sommes absents.
Trois logiques, une seule absence
Washington, Kigali et le Congo : trois logiques, une seule absence. L’une des illusions les plus dangereuses consiste à croire que Washington pourrait restaurer l’État congolais. Mais Washington n’agit que pour Washington. Le proxy pour le proxy. Le seul acteur qui agit contre lui-même, c’est le Congo, parce que l’État congolais n’est pas encore né. À sa place, des costumes et la plèbe… Signer des accords à Washington ne fonde pas un État. Et le Rwanda ne sera jamais exclu d’un système que les États-Unis ont eux-mêmes conçu pour leurs propres intérêts. Encore une fois, Kagame n’est pas un accident : il est un outil. Il est là présent à Washington. Faut-il une carte mentale pour le saisir ? Jamais, on ne retire l’outil tant que l’ouvrage n’est pas achevé. Par conséquent, un État véritable n’empêche pas une attaque par la morale, mais par le coût de l’attaque. Or, aujourd’hui, rien n’est dissuasif dans la structure congolaise actuelle.
La “question tutsie” n’est pas un mystère : elle est une radiographie impitoyable de l’inexistence de l’État congolais. Le problème n’est donc pas dans les ambitions d’autrui : il réside dans notre incapacité à produire un instrument politique capable d’y répondre. Tant que le Congo n’existera pas comme État, toutes les questions, notamment : tutsie, rwandaise, minière, frontalière, sécuritaire, Washington, Doha, ne seront que les différentes formes d’un même vide. Et tant que ce vide perdure, d’autres continueront à le remplir.
En conclusion, la vérité finale est qu’un peuple sans État est un espace ouvert. En définitive, tant que le Congo continuera de croire que la terre n’est qu’un héritage plutôt qu’une construction permanente ; tant que nos élites refuseront de comprendre Ratzel, Mackinder, Brzezinski, Coutau-Bégarie et Zajec ; tant que nous ignorerons que la souveraineté est un acte continu et non une proclamation, nous resterons des figurants sur notre propre sol.
Car, dans le théâtre des nations, l’espace n’appartient qu’à ceux qui le défendent, et l’histoire n’épargne jamais les peuples qui confondent État et administration. C’est pourquoi un véritable État commencerait par se doter d’une doctrine territoriale : définir clairement où commence notre espace, qui le menace, comment le défendre, comment l’intégrer dans un projet national. Or, le Congo n’a jamais formulé une pensée de sa propre géographie : il vit dessus, il ne l’habite pas. De même, un État digne de ce nom établirait une dissuasion réelle, car on n’empêche pas une attaque par la morale (la paix, des accords) mais par le coût qu’on impose à l’agresseur. Aujourd’hui, rien dans notre structure étatique ne produit ce coût.
Ainsi, la “question tutsie” n’est pas un mystère : elle est une radiographie impitoyable de l’inexistence de l’État congolais. Le problème n’est donc pas dans les ambitions d’autrui : il réside dans notre incapacité à produire un instrument politique capable d’y répondre. Tant que le Congo n’existera pas comme État, toutes les questions, notamment : tutsie, rwandaise, minière, frontalière, sécuritaire, Washington, Doha, ne seront que les différentes formes d’un même vide. Et tant que ce vide perdure, d’autres continueront à le remplir.
2028, l’horizon nous tente: Likambo oyo eza likambo ya mabele
Mufoncol Tshiyoyo, M.T., Un homme libre
Fondateur et Executive manager du Think Tank Lp, La Libération par la perception. Dissidence.